Sous le pseudonyme – promptement démasqué – de Démosthène, le fustigeur athénien de l'hubris, Dany-Robert Dufour nous livre ici non pas un pamphlet anti-macronien, même si parfois son style pourrait y faire songer, mais une analyse et un décodage du parcours biographique et intellectuel ainsi que des présupposés philosophiques de la pensée de l'actuel président de la République.
Rédigé fin 2018 et imprimé en janvier 2019, donc avant la pandémie et le gouvernement Castex, ce petit livre est aussi richement documenté (visiblement écrit depuis les coulisses de la macronie) qu'agréable à lire : de plus, il offre un aperçu d'une stratégie de pouvoir qui n'est pas toujours transparente pour les citoyens qui ne font que s'informer de l'actualité et qui se méprennent donc notamment au sujet du rôle de l'État préconisé par Macron et de son prétendu keynésianisme.
L'ouvrage se divise en quatre chapitres, mais plus opportunément en deux parties, dont la seconde utilise la fiction de la première personne, d' « un personnage fictif qui s'appellera "moi, Président" et qui parlera comme s'il pouvait tout dire. Ce ne sera donc pas lui, mais en même temps, ce sera comme lui. », selon une « problématique ricœurienne qu'il affectionne » (p. 93) :
I. « Jupiter jeune » – qui retrace certains aspects méconnus de sa vie avant la magistrature suprême ;
II. « De la République française au groupe France » - qui précise le sens de son action politique ;
III. « Précis de philosophie politique jupitérienne » - qui établit de façon très claire et structurée les six penseurs qui constituent son cadre de référence, ainsi que celui du capitalisme tel qu'il le promeut : Hobbes, Descartes, Machiavel, Mandeville, Hegel et Ricœur ;
IV. « Le capitalisme, ses crises salvatrices et la réinvention permanente du monde » - qui prend comme jalons les trois crises du capitalisme au XXe siècle pour montrer leur capacité de métamorphoser le système, sans jamais perdre de vue notre actualité présente ; il se décline ainsi : a) « 1929 : la reconfiguration du capitalisme » - où toute son importance est accordée à Edward Bernays (neveu de Freud, auteur d'un essai intitulé : Propaganda), l'inventeur de la consommation de masse ; b) « 1968 : désinstitutionnalisation et mondialisation ou comment transformer des hippies en yuppies ? » - où est expliquée la récupération de Mai 68 point par point et ensuite la financiarisation de l'économie suite à la révocation des accords de Bretton-Woods en 1971 ; c) « 2008, vers la fin du monde. Et après ? » - où apparaît une nouvelle forme de multipolarité nationaliste (caractérisée en particulier par l'opposition radicale entre les stratégies de Donald Trump et de Xi Jinping), où les migrations internationales auront un rôle fondamental et croissant, et enfin où les problématiques environnementales sont envisagées comme des opportunités de développement de nouveaux marchés d'envergure extra-planétaire et sur-humaine...
Cit. :
1. « Ce credo dit "ordo libéral" est mal connu en France, souvent confondu avec celui de l'autre courant du libéralisme actuel, l'ultra-libéralisme qui, lui, au contraire, veut "moins d'État". Cette confusion, faite par 99% des intellectuels médiatiques […] fait bien rire les Jupitériens […]. Pendant donc que lesdits "intellectuels" pérorent contre l'ultra-libéralisme thatchérien ou reaganien, eux s'emploient tranquillement à reconstruire autrement l'État. Un État où les nouveaux corps intermédiaires seront, au premier chef, constitués des grands décideurs économiques et politiques – passés par Bilderberg, les Young Leaders et autres think tanks. Ils veulent donc leur donner une place centrale dans le gouvernement de la nation. C'est en somme une sorte de "direction opérationnelle" du groupe France, à l'instar de ce qui existe dans les grandes entreprises performantes, qu'ils veulent créer. » (pp. 63-64)
2. « Pour faire en sorte que le souverain reste souverain alors même que le règne de l'abondance arrive, ce souverain n'aura qu'une solution : faire croire au plus grand nombre que la rareté perdure en dépit de l'accroissement de la richesse. C'est là un tour beaucoup plus simple à mettre en œuvre qu'il n'y paraît : il suffit de ne pas redistribuer les dividendes générés par le passage au règne de l'abondance. En d'autres termes, il faut maintenir une certaine précarité, ce qui suffit à diffuser l'idée d'une précarité certaine, laquelle pousse alors chacun à rechercher la protection du maître. » (pp. 101-102)
3. « Les contestataires [de Mai 68] voulaient la fin de l'autorité, c'est-à-dire l'affaiblissement des lois et des règles, nous leur donnons donc, sous forme de déréglementation, de la désinstitutionnalisation, de la mise en réseaux, du nomadisme et du devenir soi de chacun.
Les contestataires voulaient sortir des rôles assignés à chacun : homme, femme, père, mère, enfant, hétérosexuel, homosexuel, noir, blanc... Aujourd'hui, chacun peut choisir son destin et peut même choisir son sexe. Il suffit d'intérioriser la loi du marché qui exige de chacun, quel qu'il soit, qu'il se prenne en charge, qu'il s'auto-évalue pour bien estimer sa valeur afin qu'il la défende au mieux dans la société. Il peut alors se lancer comme start-up défendant son capital personnel (son capital séduction, son capital mental, son capital efficacité, son capital sexuel, etc.).
[...] » (pp. 156-157)
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