[L'individu qui vient ... après le libéralisme | Dany-Robert Dufour]
Me voici enfin comblé par un traité général et systématique de la critique philosophique du libéralisme par D-R. Dufour, laquelle est admirablement bâtie à partir d'un postulat apparemment paradoxal : « l'individu n'a encore jamais existé » en Occident, et le philosophe l'appelle de ses vœux. En effet « l'égoïsme grégaire » caractérisant le « totalitarisme antiautoritaire » qui constitue le nouvel esprit du capitalisme empêche l'individu de se former : alors que cette formation passe par le contrôle de ses passions, le libéralisme débridé attise les pulsions nécessaires à la prolétarisation du sujet consumériste et à la désinhibition du pléonexe, « le grand avide, celui qui veut toujours plus, au risque même de tout détruire autour de lui » (p. 95)...
La démonstration débute par la critique de la philosophie postmoderne. Là, d'emblée, l'auteur s'expose à l'accusation de néoconservatisme, car cette pensée qui, à partir de Jean-François Lyotard annonce la sortie des grands récits théologico-politiques prémodernes ainsi que de ceux, modernes, de l'émancipation individuelle et sociétale (tels le marxisme), est considérée généralement « de gauche ». Il s'octroie à la fois le droit de choisir tantôt la « révolution » tantôt la « conservation », et d'autre part il envisage une évolution beaucoup plus longue de la « guerre des religions » entre les deux grands récits occidentaux (le monothéisme chrétien et le Logos grec) et la « religion du Marché » : une guerre qui, loin de la scansion foucaldienne en trois « épistémê » (suivi de la quatrième de Lyotard), remonte aux origines mêmes du libéralisme, ou plutôt à la victoire des Lumières anglaises sur le transcendantalisme allemand.
Le libéralisme actuel résulte du renversement à la fois du grand récit monothéiste, notamment par l'inversion de la dyade augustinienne « Amor Dei vs. amor sui » (autrement dit « amor socialis vs. amor privatus »), et de celui du Logos grec, par l'inversion de la primauté de deux des trois composantes de l'âme platonicienne (« noûs » vs. « épithumia ») ainsi que par l'abolition de l'horreur philosophique de la « pléonexie ». Ce premier chapitre se clôt sur un inventaire assez tragique des dégâts que la postmodernité, avec la suprématie de la religion du Marché, a provoqués sur l'ensemble des « économies humaines » (cf. cit. 1).
La deuxième partie de la démonstration précise les objections que le philosophe pose à la fois au « divin Marché » et aux grands récits du passé. Ces derniers comportent en effet des formes de répression - « soustraction de jouissance », certaines desquels lui paraissent nécessaires, mais aussi des « surrépressions » à prescrire. Typiquement, la surrépression a pénalisé les femmes, par la « colonisation », la « con-fiscation » de leur utérus par les hommes, sous forme de Patriarcat qui est aussi appelé : « le onzième commandement ». Mais une autre surrépression a trait à la nécessité de réduire une partie conséquente de la population en esclavage afin que les hommes libres de l'Antiquité se consacrent au Logos et puissent devenir citoyens. La survivance de l'esclavage est le mécanisme ayant permis la prolétarisation de l'ouvrier, puis celle du consommateur.
Le chapitre trois s'attelle à déconstruire l'homme postmoderne, prétendument libéré, et en particulier l'homme postidentitaire. Dans cette partie, il est beaucoup question de la critique de la « théorie du genre », surtout en ce qu'elle conçoit la possibilité (et le droit) de changer de sexe. Bien que je comprenne très bien la fonction de la logique de Dufour quand à l'hubris de la revendication du choix du genre, j'ai trouvé certains de ses arguments assez contestables, et quelques-unes de ses conclusions carrément spécieuses (en particulier sur l'homoparentalité et les droits afférents), finalement assez proches des sophismes que l'auteur a raison de dénoncer chez ses opposants la plupart du temps. Il est certes stimulant de confronter (dans la pensée) son argumentaire avec celui d'un tel interlocuteur, mais j'ai eu hâte de passer outre cette partie et d'apprendre des choses sur le « prolétaire postmoderne » qui, métamorphosé de « sujet-qui-pense » en « corps-qui-veut », est soumis au triple syndrome de l'addiction (à la marchandise), à la dépression (retrait du désir) et à la perversion (instrumentalisation de l'autre dans un délire de toute-puissance « faite en réalité de toute-impuissance » (p. 279)). Le « pléonexe postmoderne » revient en grande partie sur la crise de 2008.
Dans le quatrième chap., il est question de quatre « axiomes de survie » : la création de conservatoires dans tous les domaines détruits par le Marché, la refondation de l'école comme lieu de maîtrise des pulsions, l'invention d'un individualisme « sympathique », le renforcement et la démocratisation de l’État. La partie sur l'école est particulièrement intéressante. Celle sur l'individu prend comme point de départ un Marx assez inconnu (celui des œuvres de sa jeunesse), et établit enfin une morale kantienne, laïque bien qu'acceptable par la plupart des grandes traditions religieuses, et fondée sur la théorie des jeux et le dilemme des prisonniers...
Enfin, on notera les vingt-cinq pages très serrées de l'annexe contenant « 30 mesures d'urgence... », provenant non du philosophe mais du citoyen informé, mais qui s'avèrent tout aussi documentées, pertinentes, immédiatement opératoires pour une réforme profonde du système politique actuel, à l'instar et de la même nature que la charte du Conseil national de la Résistance, adoptée clandestinement en France en mars 1944.
Table :
1. « Le Marché comme récit dominant de l'époque postmoderne » :
« La postmodernité : une nouvelle guerre de religions »
« Une époque postmoderne... qui vient de loin »
« Le renversement du grand récit monothéiste : quelques repères »
« Le renversement du Logos en Occident : quelques repères »
« Le Marché et la destruction des grandes économies humaines ».
2. « Ni divin Marché, ni grands récits ! » :
« Droit de retrait vis-à-vis du marché »
« Droit d'inventaire vis-à-vis des grands récits »
« Les grands récits : répression et surrépression »
« Les grands récits devant la femme »
« Le Logos, les hommes libres et les autres ».
3. « La postmodernité : autopsie d'une libération en trompe l’œil » :
« L'homme postmoderne : l'ancien roi des cons saisi par le devenir-femme »
« Le programme postidentitaire »
« Le prolétaire postmoderne »
« Le pléonexe postmoderne ».
4. « Que faire ? » :
« Ne pas être conservateur, mais créer des conservatoires »
« Reconstruire l'école »
« Pour un individualisme enfin sympathique »
« Plus d’État dans les affaires et moins d'affaires dans les États ! »
Épilogue
Annexe : « Trente mesures d'urgence pour créer le milieu offrant à chacun quelques chances de se réaliser comme individu ».
Cit. :
1. « Nous croyons ainsi avoir montré que des changements dans l'économie marchande (la dérégulation en vue de libérer le fonctionnement pléonexique) entraînaient des effets dans l'économie politique (l'obsolescence du gouvernement et l'apparition, à sa place, de la gouvernance). Ce qui, à son tour, provoquait des mutations dans l'économie symbolique (la disparition de l'autorité du pacte et l'apparition de groupes égo-grégaires) et des transformations profondes dans l'économie sémiotique (des transformations dans la grammaire, base de la logique, et des altérations sémantiques de type sophistique). Cette réaction en chaîne pouvait enfin produire des effets considérables dans une économie a priori à l'abri parce que bien enfouie en chacun de nous, l'économie psychique. Ces deux derniers aspects permettent de supposer que le surgissement de la postmodernité a entraîné une certaine obsolescence du sujet moderne, caractérisé par la double dimension critique (apte à penser par lui-même) et névrotique (sujet à culpabilité). Si cette obsolescence du sujet névrotique est avérée, alors il faut déduire que le sujet mis à jour par Freud, le sujet névrotique, est progressivement remplacé par un sujet naviguant dans une autre région psychique qu'on peut représenter par un triangle dont les trois pointes seraient constituées de la perversion, de l'addiction et de la dépression. » (pp. 114-115)
2. « […] Il faut être révolutionnaire pour se débarrasser des commandements qui assujettissent encore l'autre et il faut être conservateur parce qu'il est urgent de conserver, voire de restaurer les commandements de prohibition de la pléonexie qui détruisent aujourd'hui la culture. Autrement dit, il n'est pas question pour nous ni d'accepter comme les vrais néoréactionnaires toutes les répressions (la répression nécessaire, plus les surrépressions additionnelles), ni de les rejeter toutes à l'instar des nouveaux "actionnaires", comme cela fut le programme, dès ses prémices, de la philosophie de la période postmoderne. Nous revendiquons donc de pouvoir faire le tri, de façon à nous débarrasser des répressions additionnelles indues tout en consentant à la répression nécessaire. C'est cela être résistant. » (p. 196)
3. « Ajoutons pour conclure sur ce point que ce nouveau sujet postidentitaire est parfaitement libéralo-compatible. Mieux, il est le sujet philosophique idéal de l'ultralibéralisme qui a besoin, pour fonctionner, de sujets précaires, flexibles, minoritaires, ou nomades, ni homme ni femme, ni homme ni animal, bref des êtres sujets à des investissements versatiles multiples de façon à pouvoir se couler dans tous les flux économiques. Des êtres dont tous les fantasmes doivent être soutenus par la technologie, exaucés par le Marché et entérinés par le droit. » (pp. 268-269)
4. « Or l'école actuelle, si pauvre en enseignements artistiques (poétiques, littéraires, musicaux, graphiques, plastiques, chorégraphiques...), ne permet pas ce "s'avoir" qui s'acquiert par la discipline du corps et de l'esprit. De sorte que, quand le moment d'accéder aux savoirs plus abstraits se présente, cela, loin de se manifester comme une possibilité d'accès à l'Universel ou au Logos, déprime la plupart (de préférence, les fils de pauvres), qui préfèrent rester dans l'enfance, ou alors fonctionne (le plus souvent, pour les fils de riches) comme un jeu sophistiqué qui permet à des "enfants prolongés" de continuer leur compétition sans avoir rien réprimé de leur supposée toute-puissance.
[…] Nous obtenons une école clivée entre le ludique et l'utile. […] Les savoirs arrivent donc toujours trop tôt, c'est-à-dire avant même que les élèves n'aient disposé du temps nécessaire à la maîtrise de leurs passions-pulsions, ce qui revient à déconnecter ces savoirs des pulsions épistémophiliques présentes chez l'enfant. […] En laissant le "s'avoir", confondu avec le simple jeu, en déshérence et en passant dès que possible aux savoirs réduits à leur aspect utilitaire, l'école actuelle installe donc très tôt les élèves dans l'ambiance de la performance et de la compétitivité, comme si le marché du travail et le mode entrepreneurial avaient imposé leur loi (celle du negotium) chez les petits, c'est-à-dire dans le lieu de l'otium, le loisir actif destiné à la maîtrise des passions. » (pp. 321-322)
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