[Les enfants de la société liquide | Zygmunt Bauman, Thomas Leoncini]
Le grand sociologue et critique du capitalisme, inventeur de la notion de « société liquide » déclinée dans plusieurs titres de ses travaux, avait entrepris, au crépuscule de sa vie, de se pencher sur les nouvelles générations. Cet ouvrage posthume est constitué d'un dialogue entre Zygmunt Bauman et un journaliste italien, Thomas Leoncini, de soixante ans son cadet, lequel, malheureusement, est clairement inachevé. Trois thèmes très intéressants sont effleurés dans le texte qui reste, à mon sens, une esquisse ou plutôt une étape préliminaire d'une étude importante sur l'identité des jeunes :
Chap. 1 : « Transformations à la surface de la peau : tatouages, chirurgie plastique, hipsters... »
Chap. 2 : « Transformations de l'agressivité : le harcèlement »
Chap. 3 : « Transformations sexuelles et amoureuses : déclin des tabous à l'ère de l'amour en ligne ».
Suit une postface qui réfute la « lutte générationnelle ».
Il faut préciser que, malgré la différence d'âge et le statut de journaliste de Leoncini, il s'agit là d'un véritable dialogue et non d'une série de questions et réponses : celui-ci apporte en effet des données et des points de vue, parfois sollicités par le vieux professeur, qui envisageait à l'évidence cette ultime publication comme un livre écrit à quatre mains. Mais il est aussi évident qu'il était conscient que le temps lui était compté : ses références sont très rares, ses argumentations à peine des indications de balises pour ne pas sortir du chemin... Il est assez coquasse d'apercevoir par moments que, bien que Bauman fût un penseur plutôt pessimiste, le plus passéiste des deux auteurs, c'est le jeune !
Cit. :
1. « Les nouveaux et puissants modes mimétiques de manipulation de l'apparence publique du corps […] trouvent leur origine dans la redéfinition moderne et par trop humaine de l'identité sociale, passée de l'état de 'donné' à celui de 'tâche'. Cette tâche est aujourd'hui nécessaire et attendue [...] » (Z. B., p. 19)
2. « Mais que représente vraiment le Web, pour nous et pour notre identité ? Est-ce un monde à part ou bien un complément dorénavant indispensable à cette dernière ?
[…]
Souvent, nous imaginons les commentaires sur les réseaux sociaux comme des fleuves composés des mêmes gouttes d'eau. Mais tout cela ressemble davantage à un lac, couvert d'innombrables gouttes d'huile : au lieu de se fondre dans l'eau, elles parviennent seulement à montrer qu'elles existent individuellement, sans qu'elles aient réellement un poids. Elles se ressemblent entre elles, c'est vrai, mais pas assez. (T. L., pp. 69-70)
[…]
[Réponse:] Or il y a maintenant deux mondes [hors ligne et en ligne], extrêmement distincts l'un de l'autre […]. Ces deux mondes supposent des principes et des règles de comportement différents, des lignes différemment tracées entre "ce que nous devrions faire" et "ce que nous devrions nous abstenir de faire", différents langages et codes comportementaux recommandés, utilisés, enseignés et appris. Et pourtant, nous sommes tenus d'habiter dans les deux : de diviser nos heures, nos jours (nos vies?) entre deux univers, deux codes comportementaux, deux modes de cohabitation et d'interaction distincts. (Z. B., p. 76) »
3. [Sur les implications de l'incertitude des liens interhumains, en particulier dans les relations amoureuses]
« Mélange d' "ignorance" (au sens d'incapacité à prévoir ce que l'autre partenaire du lien pourrait faire en réaction à mes manœuvres, ou de quel truc, de quelle ruse, de quelle manœuvre il ou elle pourrait faire usage, mais aussi où et quand) et d' "impuissance" (au sens où, quand et si je ne suis ni prévenu ni préparé, quand et si je suis à chaque fois surpris, déconcerté ou même perdu, le risque est pour moi permanent de réagir inconséquemment à la situation probablement appelée à survenir), le tout couronné par le coup dur infligé à mon amour-propre par l' "humiliation" de ne pas être à la hauteur, l'expérience de l'état d'incertitude tend à rebondir en désir d'échapper à la faiblesse, à la fragilité, à la fissiparité, autrement dit à l'infirmité et à l'instabilité des liens. » (Z. B., pp. 90-91)
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