Au départ, un proverbe italien (que je cite tel que je l'ai toujours connu - pas exactement comme Montanari, mais de manière métriquement plus percutante) :
"
Al villan non far sapere / com'è buon il formaggio con le pere". ("Ne dis pas au paysan à quel point le fromage est bon avec les poires") [trad. M.G.]
Ou bien sa première référence textuelle française (XIIIe s.) : "
Oncques Deus ne fist tel mariage / Comme de poire et de fromage".
Et d'abord un double mystère concernant le proverbe : Quel est le locuteur, comment peut-il exclure le paysan si le proverbe est issu de la culture populaire ? Et pourquoi un injonction au silence, d'autant que le paysan devrait être, intuitivement, le dépositaire dudit secret ?
Le célèbre médiéviste italien spécialiste (avec J-L. Flandrin) de l'histoire de l'alimentation, se lance dans une enquête entièrement et purement textuelle, sur les quatre siècles environ (XIIIe-XVIIe) qui ont vu se consolider une évolution des mœurs alimentaires, de leurs représentations et connotations sociologiques (jusqu'à l'émergence d'une véritable représentation textuelle de la lutte des classes) qui, seule, peut donner du sens au proverbe, voire, sans doute, un sens qui s'est progressivement métamorphosé (jusqu'à son envers).
Voyons comment, comme dans les grimoires d'antan qui résumaient si bien leurs contenus :
"Ch I -
Un proverbe à déchiffrer : L'histoire racontée dans ce livre a pour point de départ un proverbe énigmatique, dont on tentera de pénétrer la signification.
Ch II -
Un mariage annoncé : Quelle est l'origine de l'association du fromage avec les poires ? Les documents nous reportent au bas Moyen Âge, quand la cohabitation occasionnelle des deux produits lors du dernier service finit par se transformer en un mariage solide et durable.
Ch III -
Un aliment propre au monde paysan : Quelle que soit la manière dont on l'interprète, notre proverbe a une signification sociale évidente : par conséquent, il semble important de définir, au-delà de la valeur gastronomique, le statut des aliments concernés. On commencera par le fromage que l'on trouve associé au monde pastoral et paysan.
Ch IV -
Quand l'aliment rustique devient à la mode : Au cours du Moyen Âge, le fromage, aliment humble, voit son identité discutée, et il est jugé digne d'accéder à la table des seigneurs.
Ch V -
Un ennoblissement difficile : Des débats enflammés et d'interminables polémiques accompagnent l'ascension sociale du fromage. Les bien-pensants résistent, mais il s'agit déjà d'un combat d'arrière-garde.
Ch VI -
Idéologie de la différence et stratégies d'appropriation : Puisque les hommes sont différents, ils doivent manger de manière différente : c'est sur cet axiome indiscutable que se fondent les comportements et les préceptes alimentaires de la société médiévale et de l'Ancien Régime. L'accueil d'aliments humbles sur la table des classes dominantes s'accompagne donc de stratégies particulières qui en modifient l'image et la rendent "socialement correcte".
Ch VII -
Un fruit de haut lignage : Le statut social de la poire, élevé et prestigieux, s'oppose à celui du fromage de manière presque symétrique. Cela conduit à penser que son association avec le fromage a peut-être un sens "ennoblissant".
Ch VIII -
Quand le désir entre en conflit avec la santé : La médecine nourrissait une grande méfiance à l'égard des fruits qui suscitaient tant de passion parmi les classes supérieures. Diverses stratégies furent donc mises au point pour en rendre la consommation moins risquée. [...]
Ch IX -
Vilains et chevaliers : La culture de la différence se reflète dans les proverbes se rapportant au thème de l'alimentation, qui exposent cependant des situations ambiguës, apparemment contradictoires.
Ch X -
Saveur/Savoir, Goût/Bon-Goût : La conception médiévale du goût comme forme instinctive de connaissance [...] est peu à peu dépassée par la notion de "bon-goût", un savoir cultivé qui s'apprend et s'enseigne. Ainsi [...] apparaît l'idée de nier le savoir à qui n'en est pas socialement digne.
Ch XI -
Comment naît un proverbe : L'origine de notre proverbe s'insère dans un contexte économique et culturel d'aversion pour le monde paysan auquel les classes dominantes [...] nient toute prétention au progrès social.
Ch XII -
"Ne partage pas les poires avec ton maître", le proverbe comme lieu d'expression de la lutte des classes : Le proverbe est un texte ouvert, dont la forme et le sens varient selon le point de vue et les intérêts de celui qui le prononce. Les savoirs qu'il exprime ne sont pas universels, ils sont liés au contraire à une connotation de classe bien précise. "
Malgré l'abondance des sources anciennes et des auteurs pas toujours connus (cf. quelque 40 pages de bibliographie raisonnée), la légèreté de la prose et l'apparente frivolité du sujet s'allient pour rendre la lecture extrêmement fluide (je n'ai pas pu m'en détacher depuis hier).
Si je savais activer la fonction "spoiler", je pourrais me dispenser de révéler l'excipit du livre, à savoir la version "rallongée" et sans doute moderne du proverbe, "revendicatrice et libératrice, attestée de nos jours dans la campagne siennoise [on sait bien que les maudits toscans...] :
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