Pays de malheur ! Un jeune de cité écrit à un sociologue, suivi de Des lecteurs nous ont écrit / Amrani Younes, Beaud Stéphane. – 256 p. – 2e édition – Paris : Editions La Découverte, 2005. – Coll. La Découverte/Poche, n° 211. – ISBN 2-7071-4677-3
Après la parution de son livre 80% au bac, et après... ? Stéphane Beaud est contacté par courriel par quelques étudiants ou anciens étudiants surpris « de voir à quel point leurs propres histoires individuelles ressemblaient à celles qui sont racontées dans le livre […] C'est seulement avec l'un d'entre eux, appelé ici Younes Amrani, que le premier courriel va déboucher sur une longue correspondance » qui constitue l'essentiel de Pays de malheur !
Younes y évoque longuement l'enfermement dans le quartier, l'espèce d'infirmité sociale développée par les jeunes de cité, enfants d'ouvriers, de parents immigrés, qui leur rend presque impossible de nouer des relations de confiance et de proximité avec des « Français », le sentiment d'infériorité qu'ils ressentent trop souvent, et qui s'exprime par exemple dans la phrase « C'est pas fait pour nous ». « Le problème [dit-il], c'est la séparation grandissante qui se fait avec le monde des " Français ". […] A l'armée, je détestais les Français, et franchement, je n'ai jamais ressenti aucun amour pour ce pays et pour ses habitants. […] On nous parle d'intégration, de Nation, de République, de citoyenneté... Prouvez-moi alors que tout ceci a un sens... »
A la lecture de ce livre, un véritable déclic s'est produit dans mon esprit, me faisant réaliser que, pendant la plus grande partie de ma vie, j'avais vécu moi aussi avec un sentiment de non-affiliation à la France, à la République (d'ailleurs, j'ai souvent voté Lutte ouvrière au premier tour et blanc au second, comme Younes, ou je n'ai pas voté).
Par moments, Younes développe une explication ethnique du problème. « Pour moi, les choses étaient claires : en tant qu'Arabe, la vie est dure, les gens ne nous aiment pas, tous les Français sont des bourgeois. » Mais il entrevoit un autre type d'explication : « Pour moi, et je vous l'ai déjà dit, c'est une ville raciste ; quand j'étais plus jeune, j'avais tellement intériorisé ça que les rares fois où j'allais en ville, j'avais la rage (souvent pour rien). Avec le recul je me dis que j'avais les nerfs surtout parce que j'avais pas de thunes et que, par conséquent, beaucoup de portes étaient fermées. »
C'est en effet là tout l'intérêt des observations et des analyses de ces deux livres : rappeler à ceux qui l'auraient oublié, faire prendre conscience à ceux qui l'auraient ignoré que les immigrés et leurs descendants, exactement comme les indigènes de vieille souche, s'inscrivent nécessairement dans un statut socio-économique qui est très majoritairement, en ce qui les concerne, celui d'ouvriers ou d'employés peu qualifiés (on ose à peine, aujourd'hui, parler encore de « classe ouvrière »). Or dans la dernière partie du livre, qui est consacrée aux propos de lecteurs, l'un d'eux souligne : « Il y avait des problèmes dans les banlieues, dans les années 1970, qui n'étaient pas le fait de l'immigration, mais de la pauvreté, de la condition ouvrière face aux années de crise et de chômage. »
La condition sociale n'est pas absolument seule en cause, l'aspect ethnique existe : « L'immigration vous a mis, vous les enfants […] dans une situation impossible, psychologiquement. Tout autour de vous, vous voyez autre chose (des mariages dits d'amour, la drague adolescente, etc.) et vous payez plein pot ces décalages de temps et de culture (au sens anthropologique) » écrit Stéphane Beaud, et c'est vrai en ce qui concerne les relations entre les garçons et les filles, par exemple. Par contre, en ce qui concerne l'école, le décalage passe bien plutôt entre les couches populaires et les couches lettrées qu'entre les ethnies : « J'ai pensé à cette histoire de culture […] on veut faire des choses qui nous servent concrètement, immédiatement », écrit Younes, ce qui est bien un trait caractéristique des valeurs populaires, indépendant de l'appartenance ethnique.
Autrefois, « les milieux populaires étaient plus structurés... et ça changeait beaucoup la donne... », écrit Stéphane Beaud ; ou encore : « Mais les générations antérieures avaient des moyens de lutte, des outils collectifs, matériels et symboliques, des mots et un mouvement social pour expliquer et traduire dans les luttes sociales leur " rage " et leur colère […] tandis que votre génération n'a plus tout ça derrière elle ».
Et c'est bien là que le bât blesse, me semble-t-il. Rien ne se profile, dans notre pays ni dans les pays semblables, qui permettrait aux couches populaires de se construire une identité à travers la défense des intérêts liés à leur condition sociale, au-delà de la différence entre Européens d'origine et non-Européens d'origine. Tout pousse au contraire ces deux fractions à se penser comme victimes l'une de l'autre, et cela ne me réjouit pas.
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