[Sorcières, sages-femmes & infirmières | Barbara Ehrenreich, Deirdre English]
Ce pamphlet date du début des années 1970, décennie où l'on voit le féminisme américain de la « deuxième vague » s'approprier l'histoire, la mythologie et même le symbolisme de la sorcière comme emblème de l'exclusion des femmes d'une société et d'une économie en mutation, expulsion perpétrée par des massacres de proportions inouïes. Cette réappropriation concerne souvent un aspect spécifique d'une telle exclusion, ainsi qu'un côté particulier de l'oppression qui de toute évidence ne recouvre pas la réalité historique de la chasse aux sorcières, qui s'est étendue sur plus de quatre siècles (du XIVe au XVIIe) et sur un territoire très vaste. Silvia Federici, par ex. (dès 1984), dans sa lecture du mythe de la sorcière, se penchera sur l'expulsion de la paysannerie des terres communales dans l'optique de la relégation de la femme dans l'économie du travail domestique non rémunéré.
Par contre ici, malgré un petit aveux d'incomplétude, les autrices s'intéressent à l'expulsion des femmes du système de la santé – administration des soins et obstétrique – par leur accusation de sorcellerie dans l'Europe de la Renaissance, et, avec une répétition tout à fait analogue, par leur interdiction d'exercer la médecine aux États-Unis à partir des années 1830-1840. Naturellement ce rapprochement analogique a tous les défauts de l'anachronisme mais il possède aussi tout le charme de l'analyse diachronique. La situation de départ, à la veille de la « guerre » patriarcale, semble être une très considérable prévalence en nombre des femmes guérisseuses sur les hommes médecins, et surtout leur appartenance à et leur exercice au sein des classes dominées – paysannerie médiévale et classe populaire préindustrielle – contrairement à eux ; le déroulement des conflits présente aussi des analogies : de s'inscrire dans le cadre d'une métamorphose économique plus vaste – urbanisation/réaménagement des espaces productifs tard-médiévaux, industrialisation naissante – ainsi que dans une « convergence des luttes » de plus grande envergure que l'on pourrait définir de « féministe » autant que de « lutte des classes » par simplicité mais sans caricature. Enfin, l'analogie la plus intéressante est sans doute l'appareil idéologique mobilisé dans le déroulement de l'éviction des femmes pourvoyeuses de soins : respectivement la religion et le positivisme « scientifique », qui s'opposent dans les deux cas à un savoir empirique et à une transmission non maîtrisée de celui-ci. L'issue est différente : le massacre des sorcières et l'enfermement déclassant des soignantes dans le statut subordonné voire servile d'infirmières qui, à l'époque de Florence Nightingale, relevait totalement de la domesticité et ne supposait aucune compétence.
Il faut ajouter que l'histoire du Mouvement populaire pour la santé, emblème de la résistance des femmes soignantes américaines du XIXe siècle, « qui fut un mouvement massif aux États-Unis » comme le rappelle la traductrice en note (p. 70), est totalement ignorée en France ; la situation sanitaire européenne étant par ailleurs très différente à l'époque. Ainsi, les manques de l'exposé sur les chasses aux sorcières historiques sont palliés par ce pan-là de l'Histoire.
Cit. :
1. « L'ampleur de ces chasses aux sorcières laisse supposer qu'elles représentent un phénomène de société profondément enraciné qui dépasse largement l'histoire de la médecine. Les chasses aux sorcières les plus virulentes coïncident localement et dans le temps avec des périodes de grande agitation sociale faisant trembler le féodalisme sur ses bases – des conspirations et des soulèvements paysans de masse, les débuts du capitalisme, l'émergence du protestantisme. Il existe des preuves fragmentaires – que les féministes devraient explorer – qui laissent supposer que, dans certains endroits, la sorcellerie représentait une rébellion paysanne menée par les femmes. » (p. 39)
2. « Dans les histoires conventionnelles de la médecine, le Mouvement populaire pour la santé des années 1830-1840 est en général rapidement écarté comme étant le sommet de la vague du charlatanisme et du sectarisme médical. En réalité, ce fut le front médical d'un soulèvement social généralisé attisé par le mouvement féministe et le mouvement ouvrier. Les femmes étaient la colonne vertébrale du Mouvement populaire pour la santé. On vit fleurir partout des Sociétés de physiologie de dames […] qui enseignaient à des auditoires captivés des notions simples d'anatomie et d'hygiène personnelle. L'accent était mis sur les soins préventifs, en opposition aux "remèdes" meurtriers appliqués par les docteurs "réguliers". Le Mouvement recommandait de prendre des bains fréquents (ce que de nombreux docteurs "réguliers" considéraient à l'époque comme un vice), de porter des vêtements féminins amples, de consommer des céréales complètes, de ne pas boire d'alcool, et il soulevait tout un ensemble d'autres questions qui concernaient les femmes. » (pp. 70-71)
3. « Aussi nous paraît-il étrange et surtout très triste que ce que nous pourrions appeler le "mouvement pour la santé des femmes" commence, à la fin du XIXe siècle, à se dissocier de son passé au Mouvement populaire pour la santé et à aspirer à la respectabilité. […] Tout ceci à une époque où les "réguliers" ne possédaient que peu voire aucun avantage "scientifique" sur les docteur.e.s des diverses sectes ou sur les soignant.e.s empiriques.
L'explication tient, nous semble-t-il, à l'appartenance à la classe moyenne des femmes intéressées à cette époque par une formation médicale académique. Il leur a sans doute été plus facile de s'identifier aux docteurs "réguliers" de la classe moyenne qu'à des femmes soignantes de la classe populaire ou aux sectes médicales (qui avaient été identifiées quelques temps plus tôt aux mouvements radicaux). Ce changement d'allégeance fut probablement facilité par le fait que, dans les villes, les praticien.ne.s empiriques étaient de plus en plus souvent des immigrant.e.s. (Au même moment s'évanouirent les possibilités d'un mouvement féministe interclassiste sur 'n'importe quelle' question, alors que les femmes de la classe ouvrière entraient dans les usines et que les femmes de la classe moyenne s'installaient dans la "condition de femme victorienne".) Quelle qu'en soit l'explication exacte, le résultat fut que les femmes de la classe moyenne abandonnèrent le combat contre la médecine masculine et acceptèrent les conditions imposées par la profession médicale masculine naissante. » (pp. 80-81)
4. « La médecine était devenue une activité pour les hommes blancs de la classe moyenne. Mais c'était plus qu'une activité. C'était devenu, enfin, une profession. Plus précisément, un groupe particulier de soignants, les docteurs "réguliers", constituaient désormais 'la' profession médicale. Leur victoire ne reposait pas sur une quelconque compétence de leur part : le docteur "régulier" moyen n'avait pas acquis soudainement une connaissance de la science médicale avec la publication du rapport Flexner. Mais il avait acquis la "mystique" de la science. » (pp. 86-87)
5. [Anna Colin in : « Postface »] : « Nommer sorcière celle qui revendique l'accès aux ressources naturelles, celle dont la survie ne dépend pas d'un mari, d'un père ou d'un frère, celle qui ne se reproduit pas, celle qui soigne, celle qui sait ce que les autres ne savent pas, ou encore celle qui s'instruit, pense, vit et agit autrement, c'est vouloir activement éliminer les différences, tout signe d'insoumission et tout potentiel de révolte. C'est protéger coûte que coûte les relations patriarcales brutalement établies lors du passage du féodalisme au capitalisme.
"Comment, de notre position ancienne de prééminence, en sommes-nous arrivées à notre position actuelle de soumission ?", demandent Barbara Ehrenreich et Deirdre English dans leur texte fondateur de 1973. » (p. 116)
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