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[Les territoires de l'intime | Robert Neuburger]
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Posté: Sam 25 Nov 2023 6:17
MessageSujet du message: [Les territoires de l'intime | Robert Neuburger]
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La constitution d'un territoire d'intimité, entendu comme un espace dont le sujet décide d'y inclure ou d'y exclure autrui, représente ici le fondement de la construction de soi. Dans cet essai, il se décline de façon doublement ternaire : chronologiquement, il concerne successivement l'individu – c'est-à-dire l'émancipation de l'adolescent de sa famille d'origine –, le couple – la négociation de l'espace d'intimité commun constitué par l'abandon d'une part de l'intime des deux sujets qui le composent –, la famille – la modification de ce territoire lorsque les enfants paraissent ; et de par les trois composants qui le forment : l'espace physique (corporel et habitat), l'espace psychique, et le domaine de compétence, « autrement dit, l'être, la pensée et l'agir ».
L'idée fondamentale est que la constitution de ce territoire tripartite repose sur des étapes qui se répètent de façon analogue dans chaque cas : il s'agit d'abord de mettre en question le rapport aux normes – normes parentales, normes de chacun des conjoints (par dons et renoncements), normes culturelles et sociales des deux familles d'origine et du modèle de famille dominant – puis d'un processus que l'auteur appelle « l'automythification », c'est-à-dire l'invention de sa propre norme par la différence : ce processus comporte deux mythes, dits de la « prédestination » et des « ordalies » ; enfin ces mythes doivent être mis à l'épreuve de la réalité, ce que l'auteur appelle « la normalisation ».
Naturellement, chaque étape comporte des difficultés de construction, voire des ratés : en tant que psychothérapeute familial, l'auteur présente dans chaque partie des études de cas cliniques, dont des interprétations sont fournies des déficiences dans le processus de constitution de l'intime, ainsi que des questionnaires qu'il soumet sans doute à ses patients, tels celui-ci, intitulé « La conquête de votre "intime physique" » :
« - Aviez-vous votre chambre ?
- Aviez-vous une armoire ou un tiroir qui vous étaient réservé ?
- Étiez-vous "gérant" de votre espace, étiez-vous chargé de l'entretenir ?
- L'état de votre chambre était-il contrôlé ?
- Aviez-vous le droit de fermer la porte de votre chambre ?
- Aviez-vous la possibilité de fermer cette porte par un verrou ou à l'aide d'une clé ?
- Aviez-vous la possibilité de choisir vos vêtements ?
- Pouviez-vous disposer d'un lieu fermé pour votre toilette ?
- Votre hygiène corporelle était-elle contrôlée ?
- Pouviez-vous consulter seul(e) un médecin ?
- Votre correspondance ou vos appels téléphoniques étaient-ils surveillés ?
- Pouviez-vous accéder à la chambre de vos parents librement ? À celle de vos frères et sœurs ? Et réciproquement ?
- Pouviez-vous circuler en tenue légère ? Et vos parents, frères et sœurs ?
- Pouviez-vous recevoir des ami(e)s ? » (p. 46)

Après les trois chap. chronologiquement présentés dans les temps de l'intimité individuelle, du couple et de la famille, suit un quatrième chapitre : « La mort de l'intimité ». La perte de l'autonomie et le décès modifient naturellement le territoire de l'intimité ; deux cas sont traités spécifiquement : le « deuil aggravé », qui est celui où la perte d'une personne, membre pivot de la famille, provoque l'effondrement de cette dernière (par ex. la mort de l'enfant) ; ainsi que la catastrophe intime dont un seul membre de la famille survit ; trois cas sont présentés : celui d'une jeune Tutsie rescapée des massacres du Rwanda, celui de Jorge Semprun, rescapé d'un camp de concentration nazi, celui d'Anny Duperey, comédienne et écrivaine, ayant perdu ses parents à l'âge de huit ans par une intoxication au gaz provoquée par la défectuosité d'une chaudière. Il s'avère que le parcours de reconstitution de l'intime des survivants est analogue aux autres processus, et qu'il requiert trois générations.

Malgré quelques vagabondages, je n'ai pas épuisé mon filon d'approfondissement de l'anthropologie de la parentalité (en particulier de la paternité), dans lequel j'inscris cette lecture. En réalité, je doute que son auteur, psychanalyste et psychothérapeute, se reconnaîtrait dans mon intention, peut-être même la contesterait-il. Mais le fait est là qui rappelle le fameux dilemme de la primauté respective de l’œuf ou de la poule : en établissant une chronologie fondée sur l'individu et non sur la famille, bien qu'il représente graphiquement trois cercles disposés en triangle et reliés par une double flèche, dans lesquels il place un individu, un couple et une famille avec enfant, l'auteur choisit implicitement une forme culturelle, celle du modèle sociologique individualiste. Ce choix s'inscrit clairement dans notre modèle anthropologique contemporain occidental dans lequel s'opère son activité thérapeutique et de recherche. D'ailleurs, un simple aperçu des questionnaires (dont celui que j'ai délibérément cité in extenso) ainsi que des cas cliniques étudiés nous situent dans notre propre contexte social présent. Les dysfonctionnements de l'intime, et la pertinence même de cette notion sont culturellement connotés ; d'ailleurs à aucun endroit l'auteur n'a la prétention d'affirmer une quelconque universalité du processus qu'il expose. Il fait même l'inverse, lorsqu'il parle de « mythes » et de « normes » : deux termes usuels de l'anthropologie. La perspective de l'individu qui s'émancipe de ses parents, qui négocie les conditions de constitution de son entrée en couple et enfin sa propre norme de constitution d'une intimité familiale à partir du couple n'est dans le fond pas contradictoire avec une perspective réciproque de la parentalité qui serait plus figée et dépositaire des normes, et qui poserait les conditions, les limites et les règles d'éventuels écarts individuels dans des territoires où l'intimité serait plutôt l'exception que la règle et les mythes ne seraient pas l'apanage d'un individu appelé à les (re-)créer à chaque génération...



Cit. :


1. « Ce droit [à l'intimité] évolue actuellement de façon importante en liaison avec des normes sociales qui rendent plus suspects certains types familiaux, certains couples, certains individus, qui verront donc plus souvent leurs espaces d'intimité contrôlés, menacés ou envahis.
Il est ainsi plus difficile pour une femme seule de défendre l'intimité de sa famille que pour une famille père-mère-enfant classique. L'expérience montre que les travailleurs sociaux et autres intervenants sont plus intrusifs dans ces situations. Il en est de même dans d'autres formes "atypiques" comme les familles adoptantes, migrantes, recomposées, homoparentales, ou en grandes difficultés économiques. Les signalements par les enseignants ou les opérateurs sociaux sont significativement plus nombreux. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles les violences et autres abus peuvent perdurer plus longtemps dans des milieux socialement favorisés, qui préservent une apparence de normalité quant à leur composition. » (pp. 11-12)

2. [Attitudes "ordaliques" dans la phase de "l'automythification" de la conquête de l'intimité individuelle] : « Il se peut que la traversée de ces dangers donne aujourd'hui à l'adolescent une certitude de son droit à être et à revendiquer une place familiale et sociale. Il nous semble que la prise de risque est d'autant plus grande que la certitude manque à l'adolescent de son droit à occuper la place qu'il a obtenue.
Il est important de distinguer dans les conduites de l'adolescent ce qui relève de l'ordalie et ce qui correspond à une volonté suicidaire. Dans le cas de l'ordalie, le défi est : "Si la mort ne veut pas de moi, alors vivons", dans le cas du suicide : "Je suis plus fort que la mort !"
Les conduites de prostitution d'une fillette de douze ans en sont un exemple impressionnant. Son destin semblait pourtant favorable puisque, née dans une famille miséreuse, elle avait été adoptée par un couple aisé et très affectueux. Notre hypothèse est qu'elle ne pouvait vivre son destin que comme une injustice par rapport à sa famille d'origine, d'où la violence de ses conduites ordaliques, ce besoin de se faire exister par le destin, bien différent du suicide et de son cortège de désespérance. » (pp. 38-39)

3. « Le résultat est un compromis qui fait de l'adolescent un sujet "normal", donc un névrosé moyen, quelqu'un qui remet en question de temps en temps la gestion de son territoire d'intimité en relation avec les territoires du passé et ceux qu'il souhaite créer. Ce compromis correspond aux normes de chacun, à ce qu'il est convenu de devoir garder, quelles que soient les circonstances, et à ce qu'il peut ou doit donner de lui, de son intime, s'il veut ou désire investir un travail, une amitié, un couple ou, simplement, garder de bonnes relations avec sa famille d'origine. Ces normes intimes impliquent des frontières à ne pas franchir pour soi et pour les autres : cela s'appelle aussi la dignité et est à la base du sentiment de sécurité. La dignité, le respect de soi passent par la notion de frontières de l'intime. » (pp. 53-54)

4. « Mais comprendre le couple, c'est aussi reconnaître la relation que chacun engage, non pas avec l'autre, mais avec le couple lui-même, les rapports entre l'intime de chacun et l'intime du couple ou de "la maison-couple".
[…]
Comme dans le processus d'acquisition du territoire d'intimité par l'adolescent, la naissance du territoire d'intimité du couple se passe en trois temps : le rapport aux normes personnelles, familiales et sociales de chacun, l'automythification qui comporte le volet de prédestination et celui des épreuves ordaliques, enfin la confrontation à la réalité. » (pp. 74-75)

5. [Étude de cas clinique relatif à la difficulté de construction de l'intime de couple] : « […] après avoir choisi deux tableaux, un qui lui plaisait et l'autre qui plaisait à son mari, il s'est agi de les accrocher. Sa proposition a immédiatement été rejetée et, de guerre lasse, elle a fini par accepter le choix d'accrochage de son mari. Celui-ci s'en explique ainsi : "Tu donnais ton goût, mais pas d'arguments !" S'il lui refusait toute prise de décision, voire toute participation, au sujet des enfants, de la maison ou des vacances, c'est parce qu'elle l'inquiétait : il avait l'impression qu'elle n'avait pas d'opinion propre, qu'elle était "comme un bateau sans gouvernail, sans moteur et sans voile, qui s'oriente en fonction du courant, et s'aligne sur l'opinion des autres". Il continue : "On n'a pas réussi à définir ensemble notre espace de liberté : jusqu'où peut aller la liberté, un jardin secret ? Je ne sais pas." De toute façon, son opinion est que l'on ne peut pas avoir de liberté quand on a une famille... » (pp. 94-95)

6. « Ce rapport entre le famille et le monde extérieur a des répercussions sur les rapports internes à la famille : une famille qui refuse les intrusions du monde extérieur va, de façon concomitante, interdire la constitution d'un intime individuel chez ses membres. Ainsi, les familles mafieuses exigent une transparence de la part de leurs membres qui ne sauraient disposer d'une intimité personnelle, puisqu'ils sont soumis à la loi du groupe.
Si le groupe familial d'origine maintient des liens trop ouverts avec le contexte, comme les familles d'origine des parents, chacun peut se murer dans sa tour d'ivoire, sans contrôle par le groupe, ou dans l'indifférence du groupe, puisqu'il n'a pas d'attentes quant à la constitution d'une intimité familiale ; au contraire même, puisqu'une intimité familiale constituée serait gênante dans ce contexte où chacun des parents est resté "marié" à sa famille d'origine. Cela advient dans certaines familles qualifiées de psychotiques. » (pp. 147-148)

7. [La "mort de l'intimité" chez les victimes de catastrophes : les cas de Jorge Semprun, rescapé de Buchenwald et d'Anny Duperey, survivante à la mort accidentelle de ses parents dans son enfance] : « Jorge Semprun ou Anny Duperey se reprochent d'être vivants : "Pourquoi ai-je survécu et par les autres ?" À cette question – mais aucun des deux auteurs ne semble faire le lien – une même réponse est apportée : l'épreuve ordalique. Ils ont chacun un "accident", mais cet accident ne semble pas fortuit. Il subsiste une ambiguïté, on ne sait pas s'il s'agit d'une tentative de suicide ou d'un accident. Jorge Semprun a-t-il sauté du train ? Anny Duperey s'est-elle jetée sous une voiture ? Des témoins le pensent. Cette ambiguïté donne lieu chez les deux auteurs à des commentaires surprenants, qui mettent l'accent sur le passage entre vivre et exister réalisé par l'épreuve ordalique. » (pp. 168-169)

8. « Les catastrophes qui ont détruit tous les territoires d'intimité nécessitent, pour leur restauration, la participation d'au moins trois générations. La première, nous l'avons vu, permet de restaurer l'intimité personnelle. La deuxième est chargée de constituer les premiers stades d'un intime de couple et d'une intimité familiale. Cette génération, nous l'appelons la génération du silence : ceux qui ont appris à ne pas poser de question. […] Dans un passage très saisissant, Anny Duperey raconte que son fils qui a huit ans, son âge à la mort de ses parents, la voit travailler sur son livre et, alors qu'elle lui parle de son contenu, il a cette réplique : "Il faudrait arrêter d'y penser, maintenant." Il s'agit d'une parole fondatrice qui s'adresse plus à lui-même qu'à sa mère : le mythe d'une famille, c'est la transmission de l'oubli, ou, du moins, la transmission de ce qu'il faut oublier pour la faire exister. […] Cette catastrophe ne peut en aucun cas fonctionner comme mythe constitutif d'une intimité familiale. » (pp. 172-173)

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