[La couleur des sentiments | Kathryn Stockett, Pierre Girard (Traducteur)]
1955. L'épisode "Rosa Parks" incite l'Amérique à entamer un processus de remise en question de son fonctionnement ségrégationniste.
1962. Martin Luther King fait un rêve, les premiers étudiants noirs sont admis à l'université, et les manifestations liées au mouvement des droits civiques commencent peu à peu à fleurir. Il y en effet encore beaucoup à faire...
... les mariages mixtes sont proscrits...
... les noirs ont interdiction de fréquenter les mêmes salles de cinéma ou les mêmes bibliothèques que les blancs, d'utiliser les mêmes toilettes publiques...
... les noirs n'ont pas le droit de vote, ni celui de faire soigner, ou même coiffer, par un blanc... et bien entendu, cette liste n'est pas exhaustive.
Les héroïnes de "La couleur des sentiments" ne participent pas aux mouvements pour les droits civiques, ne songent pas un instant à revendiquer le droit de vote. A la demande de Skeeter, jeune fille blanche de bonne famille qui rêve de devenir écrivain, et après avoir longuement hésité, elles se contentent d'apporter leurs témoignages, et ainsi, leur contribution, à l'élaboration d'un livre sur "les bonnes".
Seulement, raconter à voix haute, publiquement, son quotidien de bonne noire au service de riches femmes blanches, c'est déjà dépasser les limites, risquer la mort (le Klan est partout), ou tout simplement le renvoi. Tout simplement ?... Être renvoyée par une patronne blanche à qui on a eu le malheur de déplaire, c'est savoir qu'on ne retrouvera plus de travail dans la même ville, c'est apprendre que l'on a été expulsé de son logement par des propriétaires subitement à cheval sur une dette de loyer, c'est s'exposer à l'emprisonnement pour une simple contravention... Car au sein des petites communautés, telle celle de Jackson, Mississippi, tout le monde se connaît, et les femmes qui composent l'élite de ces communautés ont le bras long...
Parmi les courageuses qui acceptent malgré tout de prendre ce risque, nous faisons la connaissance de la douce Aibileen, qui ne se remet pas de la mort de son fils, survenue deux ans plus tôt, et de son amie Minny, mère de famille dont le caractère bien trempé ne l'empêche pas d'être régulièrement battue comme plâtre par son ivrogne de mari.
Leurs voix alternent avec celle de Skeeter pour former un récit polyphonique, où les événements du quotidien, avec ses vicissitudes et ses petits bonheurs, se mêlent à la relation des obstacles rencontrés par les apprenties écrivains pour réaliser un projet qui leur tient de plus en plus à cœur au fur et à mesure de son élaboration.
C'est en effet la première fois que ces femmes modestes, endurantes, peuvent exprimer les humiliations subies, les longues journées de labeur sans reconnaissance en retour, la soumission qu'elles doivent opposer aux brimades, aux reproches souvent injustifiés... C'est aussi la première fois qu'elles osent évoquer l'attachement aux enfants dont elles s'occupent, les liens qui parfois se tissent créent, à l'occasion d'un malheur, avec leur patronne, faits de gratitude, voire d'affection.
"La couleur des sentiments" est de ces romans par lesquels on se laisse prendre sans difficulté. Malgré quelques longueurs en début de récit, l'écriture fluide et vivante de l'auteur, qui adapte son langage selon la narratrice qui s'exprime sans tomber dans le piège de la caricature, rend la lecture plaisante et facile.
Traiter du thème de la ségrégation en donnant la parole à celles qui, loin de toute velléité de rébellion, aspirent simplement à être considérées avec respect et impartialité, permet de doter le texte d'une humanité touchante.
On rit, on pleure, on suit avec intérêt l'évolution d'une intrigue qui mêle habilement contexte historique, social, et destins individuels... et je ne vous ai pas parlé de la myriade de personnages secondaires qui contribuent à densifier le récit, ni de la drôlerie de certains épisodes mémorables, ni de...
...bref, si cela n'est pas encore fait, lisez "La couleur des sentiments" !
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