Dans cet univers parallèle, l'Allemagne nazie et le Japon ont gagné la seconde Guerre Mondiale et se sont partagés le monde. De même, l4amérique est partagée, l'Est sous domination nazie et la côte Pacifique sous domination nippone.
Quelques personnages vivant à San Francisco nous font vivre leur quotidien. Certains, jeunes, n'ont déjà connu que cette occupation feutrée mais implacable où le Yi King, et ses oracles, est devenu le guide spirituel de toute la population. D'autres, plus âgés, se souviennent de l'avant-guerre et en gardent une certaine nostalgie.
A l'Est, l'occupation est plus brutale (camps de concentration, accès à la culture limité...) mais un livre interdit, "le Poids de la Sauterelle", circule sous le couvert du manteau. Sa lecture punie de la peine de mort raconte l'histoire d'un monde imaginaire où les Alliés ont remporté la victoire.
Un roman très bien construit où l'on s'immerge dans ce quotidien étrange via les réflexions internes des divers personnages. L'intrigue générale propose aussi un suspens crescendo.
Et si l'Allemagne et le Japon avaient gagné la seconde guerre mondiale ?
Telle est l'hypothèse qui sert de point de départ à l'intrigue du "maître du Haut Château", roman de l'écrivain Philip K. Dick.
La ville de San Francisco, où se déroule la majeure partie du récit, en ce début des années soixante, fait partie des territoires sous domination japonaise, qui englobent la zone Pacifique, alors que l'Allemagne contrôle la quasi-totalité de l'Europe et de l'Afrique, ainsi que l'Est des États-Unis.
Le régime nazi, victorieux mais divisé, peut néanmoins donner libre cours à sa barbarie. Les camps de concentration continuent d'accueillir juifs et opposants politiques, les peuples d'Afrique sont exterminés. Ceci dit, les prouesses technologiques (notamment en matière de conquête spatiale) réalisées par les allemands font l'admiration du reste du monde.
Les Japonais, quant à eux, sont davantage tournés vers le passé et les traditions. Il se passionnent pour les témoignages matériels de l'histoire des populations occupées, se fient aux prophéties livrées par la consultation de l'Oracle, ouvrage chinois et ancestral, qu'ont également adopté de nombreux autochtones.
Nous suivons en alternance l'histoire de plusieurs personnages qui n'ont pas toujours de rapport les unes avec les autres.
L'auteur a une façon particulière de nous familiariser avec chacun d'eux en émaillant constamment la narration des réflexions qui les habitent, des analyses que leur inspirent le comportement d'autrui ou même leurs propres réactions face aux événements qu'ils vivent ou subissent. Le lecteur a ainsi le sentiment d'une immersion dans l'esprit des différentes protagonistes.
Ces digressions, à caractère parfois philosophiques, voire métaphysiques, nourrissent le récit, le complexifient, mais elles sont aussi à certains moments assez obscures pour le rendre confus.
Elles permettent également d'enrichir la psychologie des personnages, notamment ceux qui se trouvent du côté des vaincus, souvent agités de sentiments ambivalents vis-à-vis de l'occupant, partagés entre admiration, haine et complexe, acceptant les compromissions qu'exige la situation avec plus ou moins de bonne volonté. Les relations entre les individus sont également analysées avec finesse, notamment en ce qui concerne les incompréhensions liées aux différences culturelles et à la nature même de ces relations (dominant/dominé).
Vous l'aurez compris, il ne faut pas s'attendre à trouver dans "Le maître du Haut Château" des scènes d'action spectaculaires ou des super héros. Il n'y a même pas, d'ailleurs, de personnage principal : l'histoire de chacun pourrait presque faire l'objet d'un récit à part entière.
Philip K. Dick préfère nous lancer sur de multiples pistes de réflexions, en utilisant son monde "inversé" pour les étayer. Son uchronie est entre autres un prétexte à démontrer la relativité de notre perception du monde. En imaginant l'existence d'un livre clandestin, écrit par le mystérieux "maître du Haut Château", dont l'intrigue est basée sur l'hypothèse d'une victoire des Alliés, il construit une mise en abyme qui bouscule les repères du lecteur et de ses personnages. Quelle est la réalité du monde dans lequel nous vivons ? A quel point notre représentation de ce monde est-elle influencée par les informations que nous transmet notre environnement, et jusqu'à quel point sommes-nous capables d'analyser ces informations en toute objectivité ?
De plus, il remet en question la stabilité des valeurs qui régissent nos sociétés. En effet, dans l'univers dépeint par l'auteur, les exactions nazies ne suscitent pas vraiment de révolte ni même d'indignation. Par une sorte de processus d’adaptation de la part des nations vaincues, elles sont simplement considérées comme un corolaire de la mégalomanie allemande. Il pointe ainsi du doigt la trop grande facilité avec laquelle l'être humain ferme les yeux, par peur ou -pire- simplement par commodité, sur les injustices et la cruauté qui ne le touchent pas directement.
On peut finalement dire que le monde fictif élaboré par Philip K. Dick n'est pas si éloigné du nôtre...
A croire que toute société, à partir du moment où elle est peuplée d'hommes, doit pâtir de leur propension au mal et de leur résignation face à ce mal ?
[Le maître du Haut Château | Philip-K Dick]
Auteur
Message
rivax
Sexe: Inscrit le: 08 Avr 2009 Messages: 781 Localisation: Au pays des grenades
Posté: Ven 19 Aoû 2011 13:25
Sujet du message: [Le maître du Haut Château | Philip-K Dick]
"Après leur écrasante victoire de 1947, les puissances de l'Axe se sont partagé le monde. L'Europe, l'Afrique et l'est de l'Amérique jusqu'aux montagnes Rocheuses reviennent au Reich. Le chancelier Martin Bormann y poursuit la politique de son prédécesseur, transformant un appréciable pourcentage de la population en savonnettes et le continent africain en...on ne sait pas quoi, et on préfère éviter d'y penser. Sur l'Asie, le Pacifique et l'ouest de l'Amérique le Japon fait peser un joug plus humain. Pas de camps de concentration, moins de terreur policière. Les américains ont parfaitement intériorisé le code social de l'occupant : comme lui, ils ne craignent rien tant que d'enfreindre l''étiquette et de perdre la face ; comme lui, ils ne prennent aucune décision sans l'avis du Yi-King. A tout moment, le Californien moyen jette les pièces et observe, fasciné, la formation de l'hexagramme qui, produit par le hasard, n'en plonge pas moins ses racines dans la texture du monde. L'alternance des traits pleins et brisés donne à chacun, pour comprendre l'état présent des choses, une clé à la fois singulière et universelle : s'il y a sa place assignée, c'est en relation avec celle de tout être vivant ou ayant vécu, avec le cosmos tout entier." Extrait de Je suis vivant et vous êtes morts / Philip K.Dick 1928-1982 - Emmanuel Carrère
Le maitre du haut château ne se contente pas de parler du Yi-King : Dick a utilisé le Yi-King pour construire sa trame. A chaque nœud de l'histoire, il posait à l'oracle une question et rédigeait la suite en fonction de la réponse obtenue. C'est ce qui donne son côté un peu étrange à certaines parties de l'histoire.
Spoiler:
La fin peut décevoir, mais en décidant de ne pas s'expliquer, l'auteur laisse au lecteur le soin de comprendre tout seul : l'auteur donne une lecture du monde qui peut remettre en question tout ce qui a été dit avant, ou pas. C'est une éventualité, il ne l'explique pas parce que son personnage n'a pas d'explications à donner vu qu'il a écrit 'la sauterelle pèse lourd' en se laissant guider par l'Oracle.
Là encore, je laisse la parole à Carrère qui analyse finement la situation : "évidemment, l'hypothèse aurait été plus plausible en sens inverse : il n'y a pas tellement de raisons pour qu'une démocratie, même grangrenée par la chasse aux sorcières, entretienne les gens dans l'idée qu'ils vivent sous un régime totalitaire ; au contraire, si l'Allemagne ou le Japon avaient gagné la guerre, on pourrait tout à fait imaginer qu'ils fassent croire le contraire aux Américains pour les dominer plus sûrement. Ceux-ci continueraient de mener leur paisible petite vie banlieusarde et de vanter leur Constitution sans se savoir les sujets totalement aliénés du Reich. Année après année, des millions de leurs concitoyens disparaitraient sans laisser de trace et personnel n'y ferait attention, ne poserait de questions, tant est puissant chez l'homme, pour peu qu'on l'encourage, l'instinct d'ignorer. Mais dans ce cas, ce serait à Phil Dick, l'habitant de l'Amérique prétendue libre, et non à Hawtorn Abensen, son double, de concevoir des soupçons et d'en tirer la trame d'un roman. Or c'est précisément ce qu'il venait de faire."
Donc, lu au premier degré, le roman et sa fin élusive laissent un goût d'inachevé. Mais une clé de lecture c'est de retourner la situation en considérant que ce que raconte Dick dans son livre, c'est la réalité...par effet miroir, en retournant les suppositions du livre, le lecteur s'identifie au personnage mais dans une situation inversée où "le maitre du haut château" serait la version IRL de "la sauterelle pèse lourd"!