Raoul Vaneigem, philosophe et historien belge, auteur prolifique et illustre cofondateur de l'Internationale situationniste, a publié en 2005 ce premier roman, en s'essayant ainsi au genre exigeant de l'utopie. Le narrateur est admis à explorer, avec sa compagne nommée Euryménée, le pays d'Oaristys, « où il n'y a ni temple, ni église, ni synagogue, ni mosquée, ni prêtre, ni pasteur, ni gourou, ni rabbin, ni banquier [ni argent], ni marchand, ni flic, ni militaire ». La visite a lieu dans un futur proche – vers 2010 – tandis que la contrée imaginaire avait été fondée environ 90 ans auparavant. N'y accèdent du « vieux monde », et sur présentation d'une requête écrite, que les « amoureux de la vie », pour une durée courte et inconnue à l'avance. Comme dans toute utopie, s'alternent des descriptions des lieux, des habitants et de leurs mœurs, de leurs institutions, en regard avec les éléments du monde réel que l'auteur souhaite critiquer, avec les composantes proprement narratives concernant le protagoniste, ses péripéties, ses réflexions, ses interactions avec les autochtones, et ici également avec le personnage féminin qui représente la voix de la raison, du sang-froid, du sens critique, du savoir...
Dans cette cité utopique, dont un plan est détaillé en fin d'ouvrage parmi les nombreuses et belles illustrations en bichromie par Giampiero Caiti, presque rien ne déroge à l'admiration du narrateur, aucune mésaventure ni malentendu n'est à déplorer et l'intrigue se déroule donc dans la simple découverte de cette société harmonieuse et parfaite, par le couple de voyageurs parfois accompagnés de guides un peu trop prévenants voire envahissants...
En vérité, plutôt qu'une « vraie » utopie, j'ai eu le sentiment de lire le récit d'un rêve de société, selon les prédilections et les préférences de l'auteur : architecturales, littéraires, culturelles, musicales, gastronomiques et naturellement sociétales. Mais le propre du rêve, c'est son incomplétude. Ici, tous les aspects conflictuels, relevant du pouvoir, de la violence, de l'irrationnel, de la frustration sont totalement escamotés. Le politique, champ de la discorde, se réduit à une demi-page concernant la démocratie directe, par le suffrage en assemblée plénière, exprimé en traversant un pont, comme si ce mode de prise de décision conduisait magiquement au consensus. La sanction est inexistante et la paix sociale unanime, l'apprentissage ne requiert aucun effort, l'information est spontanément fiable, les connaissances consensuelles et le travail, limité à trois heures hebdomadaires, ressemble fort à la conception fourierienne des plaisirs du Phalanstère. La maladie est réduite à un manque d'amour (de la vie), la mort n'est jamais tragique, pas plus que le deuil, la solitude, la souffrance morale et physique ne sont contemplés. Pourtant, le soupçon apparaît qu'il existe une surveillance continuelle et généralisée, au moins visant les visiteurs, auxquels la restitution de leur valise signifie la fin du séjour autorisé... La production de l'information, elle aussi, ressemble à s'y méprendre à notre Internet, dépourvu qu'il est de hiérarchisation des contenus, et enfin il apparaît dans les dernières pages que le dernier fondateur de la cité, Leonardo Legnano, « un homme alerte dont l'intelligence n'a rien perdu de sa vivacité », « bien qu'il ait atteint, d'après nos calculs, quelque cent trente ans », s'est octroyé quelques privilèges...
Si l'ouvrage n'est donc pas totalement convainquant comme utopie, il bénéficie cependant d'un style merveilleusement baroque et de la plaisante érudition qui caractérise les essais d'un auteur important, que je lis toujours avec délectation.
Table [avec appel des cit.]
Chaque matin naît une ville des désirs
Les chemins du cœur sont secrets et sans détours
Le palais du farniente est notre demeure originelle
Ce qui est en haut est en bas, ce qui est en bas est en haut, inséparablement
La reconversion des ordures est-elle applicable aux dirigeants du vieux monde ?
Savoir ce que l'on veut, vouloir ce que l'on sait
On ne voyage jamais que dans son corps
Un peu d'imagination, messieurs les professeurs ! [cit. 1]
L'âge est le dernier apartheid
Existe-t-il une vallée de larmes ?
Comment le péril ne serait-il pas en nous, qui sommes une jungle ! [cit. 2, 3]
Comment aborderas-tu les rivages du Styx ?
L'être humain a droit au savoir en toute gratuité
Où l'imagination est source de connaissance [cit. 4]
La seule vraie démocratie est au service de l'humain [cit. 5]
De la vertu thérapeutique des caresses
Où il est question de savoir si la vie trouve dans son intensité les moyens de son autodéfense [cit. 6]
Nous voulons des mystères qui ne recèlent pas d'horreurs [cit. 7]
Créer le monde à la ressemblance d'Oaristys
Cit. :
1. « Euryménée demeurait silencieuse. Je l'interrogeai du regard.
- Bien sûr, dit-elle, il y a de quoi s'émerveiller. Mais ne trouves-tu pas horripilant, toi, que tout le monde ici s'efforce de prévenir nos désirs comme si nous n'étions pas capables de les découvrir seuls ? Voulez-vous boire ? Avez-vous faim ? C'est du paternalisme, non ?
Je la pressai contre moi, caressai sa joue, son cou. Elle s'alanguit puis, se reprenant :
- Encore heureux qu'ils ne te demandent pas : "Avez-vous envie de faire l'amour ?" On croit être seul et ils sont partout.Tu nous vois nous allonger, là, derrière les taillis ? Il y aurait quinze personnes pour nous proposer un lit confortable. Imagine ! Peut-être que les visiteurs servent de pâture aux voyeurs. Peut-être faisons-nous partie d'un matériel expérimental. Et si Oaristys n'était qu'un laboratoire conçu par les salauds du vieux monde pour nous prendre au piège, nous observer et nous fourguer de la marchandise bien attrayante une fois que nous aurons réintégré nos petites existences sous contrôle ? » (p. 66)
2. « C'est la jungle. Ses 500 hectares forment un ensemble de biotopes où règne un microclimat tropical, obtenu par un bouclier climatique mis au point et contrôlé par la phalange météorologique de la Maison des sciences. C'est une zone expérimentale parsemée de postes d'observation, véritable arche de Noé où vivent en liberté les espèces animales les plus diverses.
Le débat, ici aussi, fait rage. Fallait-il se résoudre à une gestion humaine du parc animalier ou convenait-il, une fois recréé un milieu de type amazonien et africain, se garder de toute intervention ? Le déséquilibre entre proies et prédateurs a posé des problèmes dès le départ. Les premiers lions n'ont fait qu'une bouchée des quelques antilopes installées dans une savane. On est parvenu en diversifiant les biotopes à sédentariser les espèces, en sorte que refuges pour les uns, terrains de chasse pour les autres garantissent la nourriture quotidienne en prévenant les hécatombes. » (pp. 91-92)
3. « Nous avions passé les premiers jours à Oaristys dans une curiosité un peu tendue, cherchant à débusquer les pièges, les faux-semblants, les mensonges. On ne se défait pas aisément de la prudence, de la pusillanimité, de la méfiance, de la cautèle que le vieux monde nous enseigne comme vertus premières.
Une fois accoutumés aux ascenseurs et aux escaliers roulants qui permettent de passer d'un niveau à l'autre, nous eûmes l'impression d'un grand jeu, d'un labyrinthe où chacun apprend à se mouvoir dans le chaos de ses désirs et de ses aversions. Si libertaires qu'Euryménée et moi fussions par nature, nous ne nous lassions pas de découvrir ce qu'une liberté démesurée offre à cette imagination créatrice sans laquelle le génie humain demeure lettre morte.
Nous consultions les bornes du savoir qui hérissent aux carrefours leur drôle de tête en forme d'écran et diffusent, à la demande, les connaissances les plus diverses, et entre autres le récit des événements mondiaux, captés à chaque instant par la Station centrale de réception et d'émission d'Oaristys.
Il nous arrivait de passer une heure ou deux dans les cabinets de lecture. Il s'en trouve partout, même dans les lieux d'aisance. La somme de ce qui s'écrit à Oaristys est incroyable. "Certes, nous confiait un usager, avec qui nous eûmes l'heur de partager des toilettes collectives, vous estimez sans doute que nous publions le meilleur et le pire. Toutefois, la gloire littéraire n'étant pas recherchée ici comme chez vous, eh bien, il s'édite, en dépit d'une abondante production, moins de livres écrits, passez-moi l'expression, à la chie comme je te pousse." » (pp. 94-96)
4. « Le principe en usage veut qu'aucune connaissance, si futile, si erronée, si disparate, si fantastique, si aberrante soit-elle, n'est inutile. Elle attend seulement celui qui, contre toute vraisemblance, y découvrira une source d'inspiration, en tirera une application pratique, puisera en elle les éléments d'un bonheur convoité.
Les spéculations abstruses, les systèmes délirants, les vastes étendues de l'imaginaire, les géométries de l'impossible, l'infini des représentations virtuelles, il n'est rien qui ne puisse féconder le champ illimité de nos désirs.
Voilà l'univers des rêveurs. Notre monde mesquin, dénaturé, dépoétisé, aseptisé par la toute-puissante raison économique les taxerait de folie, ignorant qu'il n'est lui-même qu'un tissu d'absurdités. Oarystis leur offre le loisir d'exposer coram populo leurs projets, leurs inventions, leurs théories. Les données sont collationnées et dûment enregistrées, quelque insensées qu'elles paraissent. Les constructions jugées irréalisables ou périlleuses font l'objet d'une expérimentation virtuelle dont les conditions, les résultats, les maquettes sont emmagasinés dans le département des Archives du futur. » (pp. 109-110)
5. « Nous demeurâmes sous le charme d'une étrangeté familière tandis que les conversations et les débats allaient bon train autour de nous. Le pont du Nouveau-Monde était presque désert, les votants ayant rejoint l'une ou l'autre rive du Grand-Canal afin d'exprimer leur approbation ou leur opposition. Une dizaine de personnes s'éternisaient en discussions animées au-dessus de l'arche centrale sous laquelle les barques et les vedettes solaires avaient repris leur navigation. C'étaient les indécis, le parti des perplexes.
- J'ai voté pour la construction d'une aciérie, nous confia Masaniello. Je partage l'opinion du groupe Spartacus, qui défend la politique d'autarcie du pays. Nous ne manquons ni de pierre ni de bois – pour un arbre abattu deux sont aussitôt replantés – mais l'acier doit être acheté.
- Acheté ? Mais je croyais que l'argent avait disparu...
- Il n'y a pas de transaction financière entre nous mais nous disposons d'une banque et d'une réserve d'or pour traiter avec le vieux monde, bien que notre besoin d'importer décroisse sans cesse. Les fondateurs ont acheté l'or à vil prix en raison de l'absurde inflation de la monnaie virtuelle chez vous. Aujourd’hui, les régions condamnées à la pauvreté et au surendettement par ces organismes parasitaires, dont vous tolérez la mainmise, ne veulent pas d'autre monnaie d'échange, si ce n'est un équipement en technologies de pointe que nous leur assurons. Nous ne traitons qu'avec des coopératives ouvrières et paysannes autonomes.
L'assemblée s'était prononcée massivement pour la construction d'une aciérie dotée d'un four solaire à quelques kilomètres au nord du champ des morts, en un lieu aride non loin du lac Montaigne, qui, avec ses stations d'épuration, constitue les reins de la cité, comme la place des Assemblées en est le cœur, et le réseau des rues et des canaux, le système nerveux. » (pp. 125-126)
6. « - N'avez-vous donc ni haine ni mépris ?
- Entre nous, sûrement pas puisque tout enfant, nous apprenons à nous aimer et à nous estimer. Ne voyez donc nulle condescendance de ma part si je vous dis que la plupart des visiteurs posent cette question-là. Et savez-vous ce que nous leur répondons ? La haine et le mépris dont vous accablez ceux qui vous prétendent gouverner n'est que le revers de la haine et du mépris qu'éprouvent eux-mêmes les résignés qui se laissent gouverner. Donnez-vous la peine d'observer les pauvres riches, infatués par l'argent et le pouvoir imbécile qu'ils s'échinent à exercer. Les uns se font si gros que la vanité les crève, les autres si grands qu'à s'étirer sans fin leur vacuité en devient transparente. Bref, ils ne sont rien, mais cette nullité, vous supportez qu'ils la propagent, et pourtant vous n'auriez qu'à vous donner le plaisir 'd'être' pour consacrer leur néant. » (p. 157)
7. « Le travail fourni par chaque Oaristyen selon son gré s'étend sur une durée assez brève – trois heures [hebdomadaires] – mais le temps, m'a-t-on affirmé, se mesure essentiellement au fléchissement de l'attention et de l'opiniâtreté. Le paradoxe, pour nous, si étrangers aux mœurs d'Oaristys, c'est que le travail, honni pour son effet abrutissant dans nos civilisations inhumaines, suscite ici un intérêt et une passion qui nous paraissent comiques. Un des employés de la Ruche souhaite-t-il quitter son poste ? Dix candidats se disputent aussitôt la faveur de le remplacer. » (p. 169)
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