Cette plaquette, issue d'une exposition présentée au Centre Georges Pompidou en 1996, se compose de :
Quatre photographies en noir et blanc, par Jean Le Gac, regroupées sous le titre « Suite paresseuse, 1996 » ; un article de réflexion philosophique (16 p.) par Raoul Vaneigem intitulé « Éloge de la paresse affinée » ; un interlude humoristique (3 p.) de Christian Bernard, conservateur au Mamco de Genève, intitulé « Palourdes » ; une nouvelle (35 p.) de Jacques Serena intitulée « Musaraignes » ; enfin la liste des œuvres exposées.
L'écrit de Vaneigem résume et synthétise une thèse longuement élaborée depuis le célèbre _Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations_ : la paresse est devenue hélas l'autre face dénaturée du travail, notamment à cause de la culpabilité inculquée par la fallacieuse éthique laborieuse spécifiquement issue des religions. Elle ne peut être fructueuse, sous forme d'oisiveté, que régie par le désir, qui est d'abord désir de vivre. En faisant fi de la conscience pour resurgir à une sorte d'état de nature nonchalant, elle permet aussi « d'aller vers soi sans encombre ». En deçà de cette émancipation, « le chômeur, le plus souvent, ne s'appartient pas, il continue d'appartenir au travail. Ce qui l'a détruit dans l'aliénation de l'usine et du bureau persiste à le ronger au dehors, comme la douleur d'un membre fantôme. Pas plus que l'exploiteur, l'exploité n'a guère la chance de se vouer sans réserve aux délices de la paresse » (p. 15).
Se profilent ainsi le fil rouge qui se développera dans les autres écrits du livre : d'une part que la paresse est un phénomène double : dépourvue de désir, violée par le travail, mêlée à la sujétion, aux interdits, aux refoulements, elle est fondamentalement déprimante voire mortifère ; émancipée, rejoignant le naturel, elle est émancipatrice et même salvatrice de la civilisation.
Cette distinction est reprise dans le court texte de Christian Bernard, qui, en faisant semblant d'avoir trop la flemme pour s'acquitter de la requête d'écrire une présentation (!), la pose in fine en termes de paresse, passive, versus farniente actif et volontariste (cf. cit. 3).
Quant à la nouvelle « Musaraignes », il s'agit d'un magnifique monologue intérieur d'un homme visiblement atteint par la forme la plus dévastatrice de la paresse maladive. « S'incrustant » au domicile – dans le lit – de femmes dont la présence même l'insupporte, sans parler des formes les plus élémentaires des relations humaines sinon de la sexualité de circonstance, qu'il reconnaît à peine, qui ne sont plus qu'à un pas de l'expulser à la rue, il finit par s'aliéner jusque de soi-même, reclus au lit avec ses boîtes de thon, ses cannettes de bière, ses photos et (surtout) ses cachetons.
Autant Vaneigem laisse apercevoir la possibilité fondamentalement optimiste d'une nature humaine vitaliste et hédoniste, autant le personnage de Serena plonge dans un désespoir et un nihilisme abyssaux. En quelques dizaines de pages magiquement écrites, la problématique est posée dans toute sa complexité, grâce à la complémentarité complice entre philosophie et littérature.
Cit. :
1. Incipit de Vaneigem : « Dans l'opinion qui s'est forgée à son propos, la paresse a beaucoup gagné au discrédit croissant dont s'est grevé le travail. Longtemps érigé en vertu par la bourgeoisie, qui en tirait profit, et par les bureaucraties syndicales, auxquelles il assurait leur plus-value de pouvoir, l'abrutissement du labeur quotidien a fini par se faire reconnaître pour ce qu'il est : une alchimie involutive transformant en un avoir de plomb l'or de la richesse existentielle.
Cependant, l'estime dont se prévaut la paresse n'en continue par moins à souffrir de la relation de couple qui, dans la sotte assimilation des bêtes à ce que les humains ont de plus méprisable, persiste à accoler la cigale et la fourmi. Qu'on le veuille ou non, la paresse demeure prise au piège du travail qu'elle rejette en chantant. » (p. 13)
2. Argument conclusif (y compris l'excipit) de Vaneigem : « La paresse à l'état brut est comme une noix que l'on mangerait sans l'écaler. L'a-t-on choisie sauve des ordinaires corruptions du travail, de la culpabilité, du défoulement et de la servitude qu'il faut encore la déguster pour son plus grand plaisir. La rendre au mouvement naturel qui la fera devenir ce qu'elle est, un moment de la jouissance de soi, une création, en somme.
L'accoutumance aux bonheurs laborieux, ombrés plus que soulignés par l'éphémère, et dérobés à la sauvette nous a dépouillés de l'expérience de l'effort et de la grâce. Les plaisirs dans ce qu'ils ont d'authentique ne sont ni le fruit d'un caprice du hasard ou des dieux, ni la récompense d'un travail dont ils ne seraient alors que la respiration haletante. Ils se donnent tels que nous les prenons. La joie dont ils nous comblent est celle avec laquelle nous les abordons.
Peut-être est-ce là le Grand Œuvre dont l'alchimiste entreprenait chaque jour la quête patiente et passionnée : une obstination du désir à se dépouiller de ce qui le corrompt, à s'affiner sans cesse jusqu'à cette grâce qui transmute en or vivifiant le plomb de la misère, de la mort et de l'ennui.
Quand la paresse ne nourrira plus que le désir de se satisfaire, nous entrerons dans une civilisation où l'homme n'est plus le produit d'un travail qui produit l'inhumain. » (pp. 28-29)
3. Ex Christian Bernard : « Je n'ai rien contre le farniente, notion que je préfère à celle de paresse et qui implique une intention, une volonté, un faire, même s'il s'agit d'un faire-rien et j'y vois comme une émancipation du temps libre, un ascétisme de l'oisiveté, un athlétisme du non-agir... » (p. 33)
4. Ex Jacques Serena : « Plus ça va et plus bien sûr je dois me dire que j'ai vu cette fille sans le foulard, sans le tailleur, sans rien. C'est plus que probable vu la façon dont en me fixant ses yeux s'embuent, cherchent à me refiler leur problème. Me faire partager leur émotion. Me persuader d'une imputabilité. Me mouiller dans l'affaire. Cent façons de le dire. Ça ne change rien au fait que si on les a laissées ôter en notre présence leur tailleur elles se croient autorisées à venir, quand bon leur semble, s'asseoir au pied de notre lit secouer nos mollets. Mais c'est maintenant visible, elle commence à sentir que c'est inutile avec moi désormais. Qu'elle me fixe en vain, empire son regard pour rien, perd son temps. Ne m'aura pas, ou plus, si elle m'avait eu, ou m'avait laissé l'avoir, c'est pareil, pareil, disons si on s'était réciproquement eus, comme probablement. Elle doit se rendre compte qu'on ne m'aura plus. Et peut-être se dire déjà aussi qu'on ne perdra pas grand-chose. Que de toute façon je suis tout à fait capable de rester là comme ça tout le temps qu'il faudra à la regarder me regarder. Capable de dépérir ici tranquillement immobile, en silence. Devenir un squelette couché face à son squelette assis. Enfin, à un moment elle finit pas hocher la tête. Se lève. Et sort de mon champ visuel. Et certainement de ma chambre. » (p. 36)
5. Ex Jacques Serena : « Évidemment seul ça aurait été l'idéal, sauf que ça aurait été à la rue, s'il faut parler bien franc. Alors descendre, remonter, c'était attirant, c'est le mot, malgré tout. Malgré tout ce que ça impliquait de bruits de robinets, de conversations à soutenir, les premiers mois au moins, d'épiderme à titiller, ou malmener, les premières semaines au moins. Ces efforts ineptes, qu'on sait ineptes, et qu'on fait, que tout en les faisant on sait ineptes, et qu'on continue de faire, obligé, pratiquement. En se demandant parfois, histoire de se demander, combien nous étions, d'entre tous ceux couchés chez les unes ou les autres, qui aurions pu être de beaux esprits, et n'en serions rien, parce que nous n'avions pas pu nous passer d'un lit, ou de ragoûts de mouton, ou même pour certains d'épiderme d'autrui, et tout ce qui s'ensuivait. Ou combien qui certains soirs aurions pu nous en passer mais n'en avons pas été assez sûrs. » (p. 45)
6. Ex Jacques Serena : « La chambre s'obscurcit. Dans la rue, en bas, des pas. Retardataires, bruissement monotone des pas, la rue doit être encore mouillés, la nuit doit descendre. Chambre obscure. Vieille. Délabrée. Vivement que moi aussi. Que je sois vieux, trop. Crevé, avant qu'elles en aient trop marre de moi, ou s'en trouvent un plus vivace. Parce que elles, pas de danger, elles sont pour ainsi dire increvables, longtemps qu'on s'en doutait, maintenant ça se sait. Vivement que donc moi je crève, que personne ne me pleure, que personne ne se souvienne de rien, ni sur le coup ni à retardement. Si au moins. Mais bon. Il n'y a pas que la mort dans la vie. De toute façon j'en ai déjà trop fait, trop dit, difficile de toujours s'empêcher, surtout les premiers temps. J'ai chaud, je fonds. Chambre étouffante. Rien qui bouge. À part les musaraignes. Et encore. Ça s'estompe. Tout s'estompe. À commencer par moi, ou à finir. Sauf bien sûr le bruit des robinets, mais ça. Ça il faut bien faire avec. De toute façon maintenant, à force, c'est dans ma tête. J'entends ça, voilà. Et je fonds, et je crève de chaud. Et d'entendre ça. » (pp. 60-61)
7. Excipit Jacques Serena : « Contente-toi de ce que tu as, ce qui est, que tu es, ton épreuve en cette vie. Toutes ces âneries. Si seulement les bruits d'eau pouvaient cesser. Ou alors carrément un orage. Un ciel léger ne vaut rien, fait s'ouvrir les choses. Qui voudrait encore s'ouvrir.
Mais ça, tout ça. Je ne le quitterai pas, je le sens bien. C'est ça qui me quittera, quand ça voudra. Ce sera sans lutte. Ça m'a du reste déjà pas mal quitté. Me voilà dans le reflet de la vitre, cheveux en vrac. Quelque chose par contre dans ce visage. Non. Rien à faire pour m'y croire encore. Fini, mes tentatives de tentations. Tentations de tentatives. Ça ne prend plus à présent. À présent. Vu sa semelle avant qu'il lève le pied, dixit qui, déjà. Où, à quelle occasion. L'évocation des choses plus forte que les choses. Le passé revu et corrigé pour tenir encore un peu au présent, et se traîner jusqu'à un futur moins moche. Ce que je disais. Faisais même. Mais quand plus d'avenir, le passé pourquoi et comment le présent. »
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]