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[L'Arcane de la reproduction | Leopoldina Fortunati]
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Posté: Jeu 10 Oct 2024 18:23
MessageSujet du message: [L'Arcane de la reproduction | Leopoldina Fortunati]
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J'ignorais que le mouvement féministe italien d'inspiration marxiste du début des années 1970 avait été aussi développé dans sa théorisation de la valeur du travail domestique. Leopoldina Fortunati était de ces théoriciennes qui, en utilisant les notions posées par Marx dans les _Grundrisse_, les _Manuscrits de 1857-1858_, avaient pour dessein de promouvoir l'émancipation des femmes non pas par l'accession au salariat - « l'objectif léniniste » -, mais par la rémunération du travail domestique de la femme au foyer (alias : « l'ouvrière de la maison ») ainsi que du travail du sexe de la prostituée. Les concepts de Marx convoqués sont assez connus : la distinction entre 'production de marchandises' vs. 'reproduction de la force de travail', et d'autre part entre 'valeur d'usage' et 'valeur d'échange'. Or Marx ne voyait pas dans la 'reproduction' la création d'une valeur d'échange (et peut-être pas même d'une valeur tout court), ce qui fut contesté par plusieurs féministes matérialistes, à l'instar de Christine Delphy en France, à peu près à cette même époque. Leur argument est assez intuitif : considérons l'alimentation qui est un élément emblématique de la 'reproduction' : l'ouvrier a théoriquement le choix entre avoir recours à un.e employé.e de maison pour lui préparer ses repas, se nourrir à la cantine, ou se valoir de la cuisine de son épouse dans son domicile. Pourquoi les deux premières options seraient-elles porteuses d'une valeur économique quantifiable et non la troisième ? Ou bien aurait-elle seulement une valeur d'usage mais non une valeur d'échange ?
Posant d'emblée que la 'reproduction' possède aussi une valeur économique et qu'elle permet également de dégager une plus-value pour le capital, l'analyse de Fortunati contenue dans cet ouvrage est beaucoup plus complexe que cela, les éléments de complexité venant de la circonstance que dans sa théorie l'ouvrier n'est pas uniquement l'intermédiaire entre le capital (bénéficiaire in fine de la reproduction) et la femme au foyer (fournissant un travail dépossédé de sa valeur), mais que des relations entrent également en jeu entre cette dernière et « l'ouvrier » son époux, sous forme de l'organisation juridique et sociologique de la famille (notamment en matière de divorce), de la sexualité (hétéronormativité ou non), de la procréation (contraception, avortement, etc.). De plus, Fortunati a l'ambition, qui paraît plus difficilement défendable du point de vue de sa logique et considérant l'évolution des mœurs, de procéder à une analogie entre la valeur économique du travail domestique et celle du travail sexuel.
Nous connaissons tous les évolutions qui se sont produites en Occident au cours de ces cinq dernières décennies et demi, et Fortunati, dans sa réédition récente de son ouvrage qui date à l'origine de 1981, n'en est pas dupe : « l'objectif léniniste » a largement triomphé, qui au passage a redoublé l'appropriation capitaliste de la plus-value produite par les femmes (occupées dans la reproduction et désormais aussi dans la production de marchandises), l'organisation de la famille est devenue extrêmement « élastique » et la reproduction de la force de travail elle-même comporte à présent des tâches qui ne sont plus identiques ni n'ont la même immuable répartition genrée qu'à l'époque de Marx : certaines se sont mécanisées, d'autres ont été externalisées (nourriture industrielle, etc.)... À moins que... Et si nous considérions le terme « reproduction » dans son sens le plus littéral, en y incluant notamment la charge parentale dans la procréation et l'éducation des enfants, en vue de les préparer à constituer la « nouvelle force de travail » de demain ? N'aurions-nous pas – nous et surtout les politiques publiques – intégré dans une certaine mesure la notion de valeur économique de la reproduction, déclinée dans les politiques démographiques mais aussi du soutien au care de l'enfance, y compris l'instruction ? Et ne l'aurions-nous pas plus ou moins largement socialisée (allocations familiales, maternités, crèches et écoles publiques, aménagement du temps de travail pour les parents, protection de l'enfance, etc.) ? Et dans ce cas, serait-ce la fin de l'histoire : la victoire de l'émancipation féminine et le recul correspondant du capital ? Ou bien au contraire de là précisément partent les luttes féministes les plus actuelles, à savoir celles qui consistent dans la dénonciation de la double journée, des écarts de carrière et de rémunération à travail égal (discrimination salariale), du caractère fortement genré et insuffisamment valorisé des métiers du care ?
C'est dans cette acception quelque peu détournée (ou modernisée) du concept de 'reproduction de la force de travail' que j'ai lu cet ouvrage, pensant que peut-être dans ce cas-là, une analyse si touffue, si complexe, si difficile aussi des concepts marxiens puisse encore être d'actualité et compenser la hardiesse de la lecture. Et quid du travail du sexe dans cette démonstration ? Il est évidemment moins aisé de la faire entrer dans mon acception de la « reproduction » ! Encore que... si l'on faisait l'hypothèse – désormais assez largement admise – que le capitalisme néolibéral fonctionne à présent au moins autant grâce à la consommation, et particulièrement celle de services et de biens de « loisir » et de « bien-être », que grâce à la production, on pourrait envisager le travail du sexe, et l'appropriation capitaliste de la plus-value afférente, non pas du point de vue de la 'reproduction de la force de travail', mais comme un secteur économique, très florissant au demeurant, de production de services de consommation, sub specie de services de « bien-être », dont l'intermédiaire (si intermédiaire il y a, cette fois-ci), serait directement et majoritairement une industrie informelle voire illicite (réseaux de traite et de proxénétisme).
Mais revenons à ce qui se trouve dans le livre, puisque mon extension du sens de « reproduction » n'est envisagé par l'autrice que dans le seul chap. 11 consacré à la famille. L'ouvrage dans sa totalité est une démonstration des spécificités de la valeur de la 'reproduction de la force de travail' (et un petit peu de celles du travail du sexe) par rapport à l'édifice marxien. Comme cela arrive parfois dans les traités de ce genre, l'on a vite l'impression désagréable de la démesure entre l'effort analytique déployé et l'évidence de la thèse défendue. Je pense spécifiquement aux équations servant pour le calcul des taux de plus-value, pp. 193-196, taux de capitalisation composée à huit variables, qui requièrent des compétences mathématiques qui ont mis à rude épreuve ma patience... Les arguments sont d'une minutie et requièrent un niveau de concentration exorbitants, alors que le corpus est complètement dépassé historiquement, ne serait-ce que pour la raréfaction de la figure de la « pure » femme au foyer qui dépend du salaire de son mari pour subvenir à ses besoins et à ceux de leurs enfants. Néanmoins, si l'on voulait un jour retrouver voire réactiver les arguments propres à défendre la rémunération du travail domestique, sur la base d'un argumentaire purement marxiste d'exploitation capitaliste de celles (encore très majoritairement des femmes) qui exercent ce travail, si l'on souhaite les moderniser notamment dans le sens que j'ai indiqué, les mérites du livre demeurent intactes. Le bonus de l'opération, c'est de comprendre pourquoi le capitalisme est encore si friand de politiques natalistes et de pseudo-soutiens à la parentalité : il ne s'agit pas, bien entendu, de philanthropie...



Table [avec appel des cit.] :

- Préface de Silvia Federici
- Ma trajectoire entre opéraisme et féminisme
- Introduction

Première partie

1. Production et reproduction : l'apparente antithèse du mode de production capitaliste [cit. 1]
2. Le « règne de la nature » ou la reproduction des individus comme force de travail [cit. 2]
3. La forme capitaliste du rapport homme/femme
4. Femmes au foyer, prostituées et ouvriers : leurs échanges [cit. 3]
5. Dans la sphère de la circulation... [cit. 4]
6. Le laboratoire secret. Le processus de travail domestique comme processus de valorisation
7. Sur le taux de plus-value, ou la carte revue et corrigée de l'exploitation [cit. 5]

Seconde partie

8. Le travail de reproduction est productif
9. Le 'Doppelcharakter' du travail de reproduction [cit. 6]
10. Cette étrange forme de plus-value absolue...
11. La famille comme forme de développement du capital [cit. 7, 8, 9]
12. Accumulation capitaliste et population
13. Pour une histoire ouvrière de la reproduction.



Cit. :


1. « En ce qui concerne les sujets, alors que cet échange semble avoir lieu entre l'ouvrier et la femme, il a en réalité lieu entre le capital et la femme, par l'intermédiaire de l'ouvrier. En ce qui concerne les objets, alors qu'ils apparaissent comme le travail de reproduction d'un côté et le salaire de l'autre, ils sont en réalité la force de travail et l'argent qui fonctionne comme capital.
Cette extrême complexité de l'organisation de la reproduction, qui s'accompagne d'une orchestration idéologique bien plus articulée et vaste que celle de la production, a grandement contribué à affaiblir les possibilités de lutte dans ce secteur. Et pas seulement ça. Mais tandis que dans la production les luttes ouvrières ont rapidement démystifié le plan formel, c'est-à-dire celui de la prétendue égalité de l'échange entre les ouvriers et le capital, et ont ainsi rendu particulièrement évident le plan réel de l'exploitation, sur le terrain de la reproduction, les luttes des femmes ont davantage de difficultés à dévoiler les mécanismes de l'exploitation, précisément à cause de cette complexité spécifique du rapport des femmes avec le capital.
[…]
[…] Le mode de production capitaliste se caractérise, formellement, par un double caractère – production/valeur, reproduction/non-valeur – mais sur le plan réel, il fonctionne tout au long du cycle de production (reproduction comprise) comme création de valeur. Autrement dit, le capitalisme fonctionne de façon double sur le plan formel : avec certaines lois dans le cycle de la production et avec d'autres dans celui de la reproduction, bien qu'il n'ait qu'un seul caractère sur le plan réel. […] C'est la condition qui lui permet d'utiliser à la fois la production et la reproduction comme deux versants du processus de valorisation, d'exploiter l'ouvrier et la femme pour créer de la valeur. » (pp. 54-55)

2. « Ce noyau de rapports de production représente la famille capitaliste qui est définie comme unité de production et reproduction de la force de travail précisément parce qu'elle est composée d'une pluralité de rapports de production. […] Autrement dit, le capitalisme tend à privilégier les relations familiales. […] Il faut dire, cependant, que le prolétariat a toujours lutté farouchement contre son enfermement dans la famille comme unique terrain de ses relations (il suffit de penser à la façon dont l'histoire du mariage a toujours été ponctuée d'innombrables "adultères" masculins et féminins). Il faut aussi noter qu'en tout état de cause, la limitation de la force de travail à la structure familiale est de moins en moins fonctionnelle. Et cela, avant tout, parce que la structure même de la famille s'est grandement modifiée surtout grâce aux luttes des femmes. Aujourd'hui, de nombreuses familles sont composées uniquement de femmes avec des enfants, beaucoup sont composées de lesbiennes et d'homosexuels avec ou sans enfants, et d'autres sont des "communautés" mixtes où plusieurs hommes et femmes vivent ensemble. Ensuite, le prolétariat est de moins en moins disposé à se replier sur la famille, à s'isoler du monde extérieur. L'appropriation croissante des relations extra-familiales est un comportement tellement perturbateur qu'il a complètement redessiné le noyau familial lui-même qui est désormais bien plus élastique dans le temps, bien plus mobile sur le territoire, bien plus vaste et de moins en moins parental.
À l'inverse, le capital tente toujours de faire fonctionner la famille, dans ses différentes versions plus ou moins émancipées, comme le noyau des rapports individuels suffisant à la reproduction. […] Mais, puisque les relations familiales sont en réalité des rapports de production non directement salariés entre ces différents sujets de travail et le capital, les rôles ne sont que la représentation de la façon dont ces différents sujets établissent un rapport réciproque, apparemment en tant qu'individus unis par un lien familial, mais en réalité en tant que sujets de différents rapports de production.
[…]
La reproduction est présentée comme une "affaire privée" du prolétariat, comme un rapport qui ne nécessite pas d'interroger l'exploitation de la femme, étant donné que le capital ne semble même pas l'effleurer. Pour le capital, toute cette sphère de la production est un processus naturel, les forces en présence sont des forces naturelles, les rapports, des rapports naturels. En réalité, ce n'est qu'un caractère de la reproduction. L'autre est celui de la valeur, du capital. C'est un caractère caché, mais c'est le caractère réel, dominant. » (pp. 71-73)

3. « On peut dire que dans les années 1960, les femmes utilisent le salaire [du mari] surtout en fonction des enfants et non directement pour elles-mêmes. L'une des rares conquêtes féminines de cette époque sur la consommation est peut-être le coiffeur hebdomadaire.
Mais avec les années 1970, la consommation familiale prend une autre tournure : a) les femmes commencent à consommer également pour elles-mêmes ; b) la famille consomme plus qu'elle ne gagne. C'est certainement la conquête d'un salaire de masse de la part des femmes qui a contribué à les faire devenir des agents à part entière de leur propre consommation et à jouer un rôle plus décisif dans la gestion du budget familial. Si les années 1960 ont mis fin à la politique de l'abstinence, de l'épargne et du sacrifice comme critères de gestion du budget familial, les années 1970 marquent le début d'une nouvelle phase où la gestion des revenus prolétaires se caractérise par un endettement de masse. […] Dans cette nouvelle phase également, les femmes sont le bélier qui opère la percée. » (pp. 102-103)

4. « À la lumière de ce que nous avons dit jusqu'ici, les termes de "sous-emploi" et de "chômage" doivent également être redéfinis. Une femme est sous-employée si, dans une certaine limite d'âge, elle ne se pose pas comme épouse et mère, si, pour une raison ou pour une autre, elle ne devient donc pas membre à part entière de la force de travail domestique. Autrement dit, une femme est sous-employée si elle réalise le travail domestique de façon plus limitée que ce qu'elle pourrait faire par rapport à ses capacités de travail potentielles. Les femmes sous-employées sont donc : la mère célibataire, puisqu'elle ne reproduit pas le mari ; la femme mariée sans enfants, puisqu'elle ne reproduit pas la force de travail de ses enfants en plus de celle de son mari ; la femme veuve, séparée, divorcée non remariée, puisqu'elle ne reproduit plus de mari. En échange, une femme est non-employée si, dans une certaine limite d'âge, elle reste "célibataire", c'est-à-dire qu'elle ne reproduit pas de mari, ni ne produit et reproduit d'enfants. Nous n'utilisons pas ici le terme de "chômeuse" puisque, dans le monde capitaliste, la femme qui ne vit pas d'un revenu reproduit toujours, dans tous les cas, la force de travail, la sienne en premier lieu.
[…]
D'un côté, en effet, étant donné les caractéristiques spécifiques de l'échange entre l'ouvrier et l'ouvrière de la maison, une fois que la femme est employée, elle ne prend pas sa retraite. Non seulement parce que, il faut le préciser, elle doit continuer à reproduire l'ouvrier également lorsqu'il est à la retraite, mais parce qu'elle doit toujours continuer à être mère. Non seulement de ses enfants, mais aussi, dans le cas où ils produisent leurs propres familles, de ses petits-enfants.
De l'autre, le plein emploi signifie aussi que la période d'apprentissage doit se terminer avant le début du rapport de travail et doit être aussi "à temps plein". […] En effet, depuis l'enfance, la femme doit commencer à apprendre ce travail et le réaliser en partie auprès de sa mère. […]
Mais parler d'un tel continuum de travail signifie que les femmes réalisent un travail infantile et sénile au sein de la famille et à une échelle massive. Il s'agit même d'une condition de l'existence du marché du travail domestique, alors qu'il n'en va pas de même pour le marché du travail salarié où ni le travail des enfants, qui existe en dépit de toutes les réglementations légales, ni a fortiori le travail sénile ne constituent ses conditions d'existence.
D'après ce qui a été dit jusqu'à présent sur le marché du travail féminin, il est clair que les luttes sur le terrain du mariage, du divorce, du non-mariage, de l'illégitimité des enfants, de la non-maternité, etc., doivent être réinterprétées comme des luttes qui sapent le mécanisme même de l'accumulation capitaliste. Il faut insister sur cet aspect. Ceux qui continuent, comme si de rien n'était, à parler de "transformation des mœurs" ou d'autres banalités du même genre ne saisissent en rien le véritable caractère de ces comportements. Ils doivent être lus et interprétés dans le cadre du processus de la lutte des classes comme des formes de lutte qui sapent directement la production de la plus-value. » (pp. 139-141)

5. « Dans ce cadre du processus de reproduction, qui est un cadre d'exploitation capitaliste, la durée et l'intensité du travail domestique deviennent deux éléments très importants, car ils ne sont pas seulement liés à l'ouvrier, et à son besoin d'extraire de la femme une masse de produits utiles à sa reproduction, mais à la production de la plus-value elle-même. La plus-value produite ici, on l'a dit, est incorporée dans la force de travail de l'ouvrier, "en la valorisant" en termes de valeurs (d'usage). Alors que la plus-value produite dans le processus de production est utilisée comme capital, c'est-à-dire qu'elle se transforme à nouveau en capital, la plus-value produite ici ne peut être transformée directement en capital, elle ne peut pas directement donner lieu à l'accumulation du capital. Elle peut seulement être utilisée pour créer de la plus-value dans le processus de production. Autrement dit, elle est transmise comme plus-value dans le processus de production et elle se retransforme là-bas en plus-value. La production de plus-value dans le processus de production et reproduction de la force de travail se pose même comme condition d'existence de la production de plus-value dans le processus de production des marchandises. […] Cette invisibilisation est essentielle pour le capital, puisque tandis que dans le processus de production la plus-value est produite pour être ensuite 'vendue par le capitaliste' comme partie de la masse totale de la valeur d'échange produite, la plus-value domestique est produite pour pouvoir être 'consommée par le capitaliste', sans être achetée en termes de valeur d'échange. Cette inversion du rôle du capitaliste, le fait qu'au lieu d'être vendeur, il se configure ici comme acheteur, implique une inversion également en termes de valorisation de la marchandise produite – la force de travail. Cette inversion est nécessaire, car autrement le capitaliste comme acheteur devrait payer la force de travail à une valeur d'échange supérieure, à son détriment total, mais à l'avantage de l'ouvrier. » (pp. 192-193)

6. « […] Plus le travail de production est abstrait, socialisé et simplifié, déshumanisant l'ouvrier, plus le travail domestique doit apparaître comme "humanisant", donnant à l'ouvrier l'illusion d'être un individu en plus d'être une marchandise force de travail et même de redevenir, en dehors de l'usine, un individu, lui-même, dans son caractère concret, son individualité et sa complexité, monsieur Untel avec toutes ses particularités et ses caractéristiques, à commencer par sa personnalité.
[…]
L'individualité, la non socialité et la complexité de l'ouvrière de la maison doivent même se concrétiser le plus possible, car non seulement l'individu/force de travail ne peut pas se représenter comme étant reproduit par un individu indistinct, par un individu moyen et simplifié – puisque ce serait la négation même de son individualité – mais il doit aussi lui sembler qu'il ne peut se faire reproduire comme force de travail que par cette femme, unique et inimitable dans sa complexe individualité, exclusivement par celle-ci et uniquement de manière privée et individualisée. Cela clarifie comment le sentiment capitaliste de l'amour est également lié à la façon dont se pose le travail domestique, à ce mouvement particulier de son caractère abstrait/caractère concret, socialité/non-socialité, simplicité/complexité.
[…]
En revanche, dans le processus de reproduction sexuelle de la force de travail masculine [alias : le travail du sexe] ce n'est pas le contraire, mais presque. Ici, il est évident, également sur le plan de la représentation formelle, que le travail du sexe n'a pas comme objet un individu concret mais un individu quelconque. (Le client, autrement dit, peut être n'importe qui. [Et la travailleuse du sexe ? Ici, il me semble qu'il y a une erreur logique dans la comparaison].) Et qu'ainsi, ce travail semble s'exprimer de telle sorte qu'il ne "satisfait" pas les besoins sexuels de cet individu, ni dans leur spécificité et leur caractère concret, ni dans leur complexité particulière. Le travail de la prostituée vise manifestement à "satisfaire" les besoins sexuels généraux, sociaux de l'individu masculin, et en tant que tels, simplifiés, désindividualisés, dépersonnalisés. » (pp. 215-217)

7. « Il est incontestable que la famille capitaliste est historiquement présentée à partir de l'hypothèse de cinq types d'échanges différents, et qu'elle comporte le même nombre de rapports de production non directement salariés. Il s'agit de : l'échange entre l'ouvrière de la maison et le capital, médié par l'ouvrier et vice-versa ; l'échange entre l'ouvrier et l'ouvrière de la maison, en tant que parents et le capital, médié par les nouvelles forces de travail en tant qu'enfants et vice-versa ; l'échange entre la nouvelle force de travail, en tant que frère/sœur et le capital, médié par l'autre nouvelle force de travail en tant que frère/sœur et vice-versa. Il s'agit d'un assemblage extrêmement complexe d'échanges et de rapports de production qui reproduisent presque parfaitement les caractéristiques du rapport entre l'ouvrière de la maison et le capital médié par l'ouvrier, que nous avons déjà analysé. Pour comprendre leur fonctionnement, il suffit d'étendre ce que nous avons dit à propos de cet échange et de ce rapport de production à ces autres rapports, en mettant en évidence ce qui les distingue.
Tout d'abord, contrairement à l'échange entre l'ouvrier et l'ouvrière de la maison qui est posé comme un échange libre, l'échange entre les parents et les enfants, et celui entre frères et sœurs se présentent comme des échanges obligatoires, puisque, comme on l'a dit, les sujets sont nécessairement tenus d'échanger entre eux. Et étant donné qu'ils sont obligatoires, ce sont des échanges "tacites". De plus, contrairement aux autres échanges que la famille présuppose, l'échange entre les parents et les enfants a aussi pour caractéristique d'être en partie immédiat, en partie différé dans le temps, étant donné que la "réciprocité" des enfants est d'une certaine façon reportée de plusieurs années, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'ils deviennent des forces de travail actives.
[…] Mari, femme, père, mère, enfants et frère/sœur : chacun d'entre eux produit non seulement directement de la plus-value au sein de la famille, mais il est aussi le levier, l'instrument par lequel le capital oblige les autres membres de la famille à produire de la plus-value, à travailler de manière reproductive. Chacun d'entre eux est donc également un médiateur du rapport de production entre le capital et les autres. » (pp. 244-245)

8. « […] Depuis la formation de la famille ouvrière et au cours de ses différentes restructurations, non seulement la proportion de ce qui est donné et reçu change de plus en plus au détriment des parents, mais le contenu lui-même, l'objet de l'échange change également. On assiste en effet non seulement à une augmentation progressive du volume des valeurs d'usage échangées entre les parents et les enfants, mais également à l'augmentation du volume des valeurs d'usage immatérielles. Cependant, cette augmentation, qui procède de façon inégale pour les parents, ne réduit pas l'inéquivalence de l'échange, mais l'accentue. Autrement dit, c'est la qualité de cet échange et de ce rapport qui change. En définitive, de plus en plus de travail est réalisé et, par conséquent, la sphère immatérielle que ce rapport recouvre est elle aussi bien plus large et qualitativement différente. Évidemment, le fait que ce travail soit un travail producteur de marchandises pèse dans ce rapport et le configure de manière capitaliste. Donc en termes de malheur, de haine et de mort. » (p. 257)

9. « Cette division du travail à l'intérieur de la famille correspond évidemment à une 'stratification du pouvoir' entre ses différents membres. Autrement dit, sur la base de la division du travail de reproduction, non seulement fournie, mais aussi consommée et incorporée, une échelle hiérarchique […] se développe : fondée sur les différences d'âge et de sexe, elle fonctionne comme une force productive immanente à l'organisation capitaliste du travail domestique. Et cela s'applique tant à la matérialité du processus productif qu'à la réduction des possibilités de lutte pour tous, comme conséquence du gel de cette stratification de pouvoir.
[…] Dans ce contexte, on comprend facilement pourquoi la famille est un "nid de vipères", un gouffre de haine, une usine de folie. Elle représente, en effet, un enchevêtrement de patrons et d'ouvriers, une trame d'exploités et d'exploiteurs, un réseau de chantages affectifs, de frustrations et de dépendances. La famille est capital et la haine de classe, la révolte, le sabotage ne peuvent que se déchaîner contre elle. Les parents sont les "ennemis" les plus immédiats de leurs enfants, les premiers patrons et, vice-versa, les enfants par rapport à leurs parents, l'époux par rapport à son épouse, et ainsi de suite. Mais leur véritable ennemi, celui qui est le véritable responsable de leur malheur, c'est le capital.
D'autre part, on comprend tout aussi facilement pourquoi la famille est également une énorme source potentielle d'amour, d'affection, de solidarité, etc. Dans cette perspective, la famille est aussi une importante conquête ouvrière – avant tout féminine. Mais c'est seulement en approfondissant l'organisation de la lutte contre le capital qu'il sera possible de transformer cette potentialité en réalité, d'"humaniser" les rapports entre parents et enfants, etc., de faire émerger tout ce potentiel d'amour qu'ils renferment, et que la lutte contre leur essence capitaliste nous permet déjà d'entrevoir. Bien qu'il soit difficile de lutter contre le capital quand on est enfants, parents, époux, épouse, frères et sœurs, c'est la seule échappatoire. Et nous devons en être de plus en plus conscients. » (pp. 272-273)

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