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[Caliban et la Sorcière | Silvia Federici]
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Posté: Ven 04 Oct 2024 22:29
MessageSujet du message: [Caliban et la Sorcière | Silvia Federici]
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« L'expropriation des travailleurs européens de leurs moyens de subsistance et l'asservissement des Amériendiens et des Africains dans les mines et les plantations du "Nouveau Monde" n'étaient pas les seuls moyens de formation "d'accumulation" d'un prolétariat mondial. Ce processus exigeait la transformation du corps en machine-outil, et la soumission des femmes à la reproduction de la force de travail. Il nécessitait par-dessus tout la destruction du pouvoir des femmes qui, en Europe et en Amérique, fut réalisée au moyen de l'extermination des "sorcières".
L'accumulation primitive n'était donc pas seulement une accumulation et une concentration de travailleurs exploitables et de capital. Elle fut aussi "une accumulation de différences et de divisions dans la classe ouvrière", au sein de laquelle les hiérarchies reposant sur le genre, tout comme la "race" et l'âge, devinrent partie prenante de la domination de classe et la formation du prolétariat moderne.
Il n'est donc pas possible d'assimiler accumulation capitaliste et libération des travailleurs, femmes ou hommes, comme nombre de marxistes (entre autres) l'ont fait, ou de comprendre l'apparition du capitalisme comme un moment de progrès historique. Au contraire, le capitalisme a généré des formes d'asservissement plus brutales et plus insidieuses, en insérant dans le corps du prolétariat des divisions qui ont servi à intensifier et à dissimuler l'exploitation. C'est en grande partie du fait de ces divisions imposées, en particulier celles entre femmes et hommes, que l'accumulation capitaliste continue à dévaster la vie dans chaque recoin de la planète. » (p. 104)

Ainsi peut-on résumer les thèses fondamentales de cet essai impressionnant. En intégrant une vision féministe à l'étude marxienne de l'accumulation primitive, acte de naissance du capitalisme, la transition entre le féodalisme et l'Âge moderne permet d'expliquer des phénomènes historiques considérés séparément jusque là : la chasse aux sorcières et les rapports d'exploitation nés avec la colonisation du Nouveau Monde. Partant de l'observation d'une conflictualité ininterrompue dans les rapports de production durant le Moyen Âge, la privatisations des terres naguère collectives provoqua des rébellions surtout féminines ; dès lors, par réaction convergente du pouvoir étatique et ecclésiastique, s'ensuivit une longue vague de misogynie et un asservissement systématique des femmes, notamment suite à la crise démographique du XIVe siècle dérivant de la peste noire qui avait décimé une grande partie de la population européenne. Le paroxysme de cette misogynie se manifesta à travers la chasse aux sorcières, qui fut d'abord une assignation des femmes au rôle de la reproduction en parallèle avec leur dépossession du contrôle de leur propre fertilité, dans la logique plus générale de la répression qui préside à la fondation du capitalisme. Une telle répression, contemporaine et isomorphe avec la traite des esclaves et l'étouffement des révoltes anticoloniales (elles aussi surtout féminines), fut conduite principalement par la dévalorisation, la discipline, la punition des corps : corps féminins, corps d'esclaves, corps de prolétaires soupçonnés d'oisiveté et d'acédie... Si le génocide constitué par la chasse aux sorcières se reflète dans celui des peuples andins-américains, la conclusion que l'essai esquisse est encore plus générale et terrifiante : chaque nouvelle étape de l'accumulation capitaliste, qui est encore en cours, provoque deux corollaires abominables : de nouvelles formes d'esclavage et un renouveau d'avilissement et de persécution des femmes, d'autant que ce sont elles qui résistent le plus efficacement contre cette accumulation.
À l'instar des analyses de philosophie politique de Michel Foucault – qui est pris comme repère mais contesté, cet essai impressionne par la richesse, la finesse et la précision de la démonstration historique. Une telle démarche historique est fondamentalement matérialiste, et elle hérite de Marx outre le concept d'accumulation capitaliste, l'attention constante aux rapports de production et à la dialectique entre classes, races et genres aux intérêts opposés. L'appareil paratextuel, notes, bibliographie, ainsi que les sources iconographiques est absolument remarquable. Les incitations à la réflexion, innombrables.



Table [avec appel des cit.]

Introduction

I – Il faut à tout ce monde un grand coup de fouet – Mouvements sociaux et crise politique dans l'Europe médiévale

- Introduction
- Le servage comme rapport de classes
- La lutte sur les communaux
- Liberté et division sociale [cit. 1]
- Les mouvements millénaristes et hérétiques
- La politisation de la sexualité
- Les femmes et l'hérésie [cit. 2]
- Luttes urbaines
- La peste noire et la crise du travail
- La politique sexuelle, le développement de l’État et la contre-révolution [cit. 3]


II – Accumuler le travail et avilir les femmes – Construire la "différence" dans la "transition au capitalisme"

- Introduction
- Accumulation capitaliste et accumulation du travail en Europe
- Privatisation de la terre en Europe, création de la pénurie et séparation entre reproduction et production
- Révolution des prix et paupérisation de la classe ouvrière européenne
- L'intervention de l’État et la reproduction du travail : le secours aux pauvres et la criminalisation de la classe ouvrière [cit. 4]
- Déclin démographique, crise économique et sujétion des femmes [cit. 5]
- Les femmes, nouveaux communaux et substitut aux terres perdues
- Le patriarcat salarié
- L'apprivoisement des femmes, la redéfinition de la féminité et de la masculinité : les femmes, sauvages de l'Europe [cit. 6]
- La colonisation, la mondialisation et les femmes
- Sexe, race et classe dans les colonies
- Capitalisme et division sexuelle du travail


III – Le Grand Caliban

- La lutte contre le corps rebelle [cit. 7]


IV – La grande chasse aux sorcières en Europe – Une bête imparfaicte, sans foy, sans crainte, sans constance

- Introduction [cit. 8]
- L'époque des bûchers de sorcières et l'initiative d’État
- Croyances diaboliques et changements dans le mode de production
- Chasse aux sorcières et révolte de classe
- Chasse aux sorcières, chasse aux femmes et accumulation du travail [cit. 9]
- Chasse aux sorcières et suprématie masculine : le dressage des femmes
- Chasse aux sorcières et rationalisation capitaliste de la sexualité
- Chasse aux sorcières et Nouveau Monde
- La sorcière, la guérisseuse et la naissance de la science moderne


V – Colonisation et christianisation – Caliban et les sorcières du Nouveau Monde

- Introduction
- Naissance des cannibales
- Exploitation, résistance et diabolisation
- Femmes et sorcières en Amérique [cit. 10]
- Sorcières européennes et "Indios"
- Chasse aux sorcières et mondialisation



Cit. :


1. « Les femmes aussi, de toutes classes, furent touchées de façon extrêmement négative par la marchandisation croissante de la vie, car celle-ci devait par la suite réduire leur accès à la propriété et au revenu. […] Dans les zones rurales, elles furent par la suite exclues de la possession de la terre, particulièrement quand elles étaient célibataires ou veuves. En conséquence, à partir du XIIIe siècle, elles furent à la tête du mouvement d'exode rural, étant les plus nombreuses parmi les ruraux immigrant vers les villes. À partir du XVe siècle, les femmes constituaient un pourcentage élevé de la population des villes. La plupart d'entre elles y vivaient dans des conditions difficiles, occupant des emplois mal payés de servantes, colporteuses, marchandes au détail (souvent punies d'amendes pour défaut de patente), fileuses, membres des corporations inférieures et prostituées. Mais la vie dans les centres urbains, au sein de la partie la plus combative de la population médiévale, leur donnait une nouvelle autonomie sociale.
[…]
À mesure que les femmes acquéraient plus d'autonomie, leur présence dans la vie sociale commença à être enregistrée plus fréquemment : dans les sermons des prêtres qui vilipendaient leur indiscipline ; dans les comptes rendus des tribunaux devant lesquels elles dénonçaient ceux qui les avaient maltraitées ; dans les ordonnances des villes réglementant la prostitution ; parmi les milliers de non-combattants qui suivaient les armées ; et par-dessus tout, dans les nouveaux mouvements populaires, en particulier ceux des hérétiques.
Nous verrons plus loin le rôle que les femmes jouèrent dans les mouvements hérétiques. Il suffira de dire ici qu'en réaction à l'indépendance nouvelle des femmes, on assiste à une réaction misogyne, particulièrement manifeste dans les satires des fabliaux, où l'on trouve les premières traces de ce que les historiens ont qualifié de "lutte pour savoir qui porte la culotte". » (pp. 53-54, 55)

2. « […] Nous savons que les femmes cherchaient effectivement à contrôler leur fonction reproductive, car on trouve dans les pénitentiels de nombreuses références à l'avortement et à l'usage de contraceptifs par les femmes. Lorsque l'on pense à la future criminalisation de telles pratiques dans la période de la chasse aux sorcières, il est frappant de constater que les contraceptifs étaient appelés "potions de stérilité" ou 'maléfices' et il allait de soi que les utilisateurs en étaient les femmes.
Au début du Moyen Âge, l’Église considérait encore ces pratiques avec une certaine indulgence, admettant que les femmes pouvaient vouloir limiter leurs grossesses pour des motifs économiques. […]
Les choses changèrent cependant du tout au tout dès que le contrôle des femmes sur la reproduction sembla menacer la stabilité économique et sociale, comme de fut le cas après la catastrophe démographique, conséquence de la peste noire qui, entre 1347 et 1352, détruisit plus du tiers de la population européenne. » (pp. 75-76)

3. « L'institutionnalisation de la prostitution, à travers l'ouverture de bordels municipaux qui bientôt proliférèrent à travers toute l'Europe, représenta un autre aspect de cette politique sexuelle, source de division, que menaient les princes et les autorités municipales pour tempérer la contestation des travailleurs. Autorisée par le régime de hauts salaires de l'époque, la prostitution gérée par l’État était considérée comme un remède efficace contre l'agitation des jeunes prolétaires […]. Le bordel municipal était aussi considéré comme un remède contre l'homosexualité, qui dans plusieurs villes d'Europe […] était largement et publiquement pratiquée mais qui, au lendemain de la peste noire, commençait à être perçue comme une possible cause de dépopulation.
Ainsi, entre 1350 et 1450, des bordels gérés par la collectivité, financés par l'impôt, furent ouverts dans chaque ville ou village en Italie et en France, en nombres bien supérieurs à ceux atteints au XIXe siècle. » (pp. 93-94)

4. « Ce qui était en jeu était la désocialisation et la décollectivisation de la reproduction de la force de travail. Il s'agissait aussi de contraindre à un emploi plus productif des temps de loisir. Ce processus atteignit son paroxysme en Angleterre avec l'arrivée au pouvoir des Puritains, à la suite de la Première Révolution anglaise (1642-1649), lorsque la crainte d'agitation sociale conduisit à interdire tout rassemblement et divertissement prolétariens. Mais la "réforme morale" fut aussi intense dans les zones non-protestantes où, à la même période, des processions religieuses remplaçaient les danses et les chants qui avaient lieu dans et hors des églises. Même le rapport individuel à Dieu fut privatisé : dans les zones protestantes, par l'institution d'une relation directe entre l'individu et le divin ; dans les zones catholiques, avec l'introduction de la confession individuelle. L'église elle-même, en tant que centre communautaire, cessa d'accueillir toute autre activité sociale en dehors du culte. En conséquence, l'enclosure physique qu'opérait la privatisation de la terre et la clôture des communaux fut redoublée par un processus d'enclosure sociale, la reproduction des travailleurs passant de l'openfield au foyer, de la communauté à la famille, de l'espace public (les communaux, l’Église) au privé. » (p. 149)

5. « Mais la principale initiative que prit l’État pour retrouver le niveau démographique désiré fut de livrer une véritable guerre aux femmes visant clairement à briser leur contrôle sur les corps et la reproduction. Comme nous le verrons plus loin, cette guerre fut menée principalement par la chasse aux sorcières qui diabolisa littéralement toute forme de contrôle des naissances et de sexualité non-procréative, tout en accusant les femmes de sacrifier des enfants au diable. Ainsi, dès le milieu du XVIe siècle, alors que les navires portugais s'en revenaient d'Afrique avec leurs premières cargaisons, tous les gouvernements européens commencèrent à établir les peines les plus dures contre la contraception, l'avortement et l'infanticide.
Cette dernière pratique avait été traitée avec un certain laxisme au Moyen Âge, du moins dans le cas des femmes pauvres, mais elle fut alors transformée en crime capital et punie plus durement que la majorité des crimes masculins. » (p. 159)

6. « Dans l'Europe du siècle de la Raison, les femmes accusées d'être des mégères étaient muselées comme des chiens pour être promenées dans les rues ; les prostituées étaient flagellées ou mises en cage et soumises à des simulacres de noyade, alors que la peine de mort était instaurée pour les femmes coupables d'adultère.
Il n'est pas exagéré de dire que les femmes étaient traitées avec la même hostilité et la même aversion manifestée envers les "sauvages indiens" dans la littérature qui s'écrivit à ce propos après la conquête. Le parallèle n'est pas anodin. Dans les deux cas, le dénigrement littéraire et culturel était au service d'un projet d'expropriation. Comme nous le verrons, la diabolisation des peuples indigènes américains servait à justifier leur asservissement et le pillage de leurs ressources. En Europe, l'attaque menée contre les femmes justifia l'appropriation de leur travail par les hommes et la criminalisation de leur emprise sur la reproduction. À chaque fois, le prix de la résistance était l'extermination. Aucune des tactiques déployées contre les femmes européennes et les sujets coloniaux n'aurait fonctionné, si elles n'avaient été appuyées par une campagne de terreur. Dans le cas des femmes européennes, ce fut la chasse aux sorcières qui joua le rôle principal dans la construction de leur nouvelle fonction sociale, et dans la dépréciation de leur identité sociale.
Leur définition comme êtres démoniaques et les pratiques atroces et humiliantes auxquelles tant d'entre elles furent soumises laissèrent des traces indélébiles sur la psyché collective féminine et sur la perception que les femmes pouvaient avoir de leurs capacités. À tous points de vue, socialement, économiquement, culturellement, politiquement, la chasse aux sorcières constitua un tournant dans l'existence des femmes : ce fut l'équivalent de la défaite historique à laquelle Engels fait allusion dans _L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État_ (1884) [...] » (p. 182)

7. « Mais la définition d'une nouvelle relation au corps ne demeura pas à un niveau purement idéologique. De nombreuses pratiques commencèrent à se manifester dans la vie quotidienne signalant la profonde transformation survenant dans ce domaine : l'utilisation des couverts, le développement du sentiment de honte à l'égard de la nudité, l'avènement de "manières" tentant de réguler comment l'on rit, marche, éternue, comment se tenir à table, et jusqu'où peut-on chanter, plaisanter, jouer. Alors que l'individu était dissocié de façon croissante du corps, ce dernier devint un objet d'observation constante, comme s'il s'agissait d'un ennemi. Le corps commença d'inspirer peur et répugnance. "Le corps de l'homme est rempli d'impureté", déclarait Jonathan Edwards, dont l'attitude est emblématique de l'expérience puritaine, où la subjugation du corps est une pratique quotidienne.
[…]
Dans cette tentative obsessionnelle de conquérir le corps jusque dans ses plus intimes recoins, nous voyons se refléter la même passion avec laquelle, durant ces mêmes années, la bourgeoisie essaya de conquérir (nous pourrions dire "coloniser") cet être étranger, dangereux, improductif qu'était à ses yeux le prolétariat. Parce que le prolétariat était le grand Caliban de cette époque. Le prolétaire était ce "matériau par lui-même brut et non-digestible" que Petty recommandait de placer entre les mains de l’État, qui, dans sa prudence, "devait l'améliorer, le gérer, et le mouler à son avantage".
À l'instar de Caliban, le prolétariat incarnait les "humeurs maladives" qui se cachaient dans le corps social, à commencer par les monstres répugnants de l'oisiveté et de l'ivresse. Aux yeux de ses maîtres, sa vie était pure inertie et dans le même temps, passion incontrôlée et fantaisie débridée, toujours prête à exploser dans des agitations émeutières. Plus que tout, il était l'indiscipline, le manque de productivité, la débauche, la soif pour la satisfaction physique immédiate. Son utopie n'était pas une vie de labeur, mais une terre de Cocagne, où les maisons seraient faites de sucre, les rivières de lait, où l'on pourrait non seulement obtenir ce que l'on souhaite sans effort, mais où l'on serait payé pour manger et boire [...] » (pp. 248, 249-250)

8. « Le fait que les victimes, en Europe, aient principalement été des paysannes explique probablement l'indifférence des historiens à ce génocide. Une indifférence qui a frôlé la complicité, l'effacement des sorcières des pages de l'histoire ayant contribué à banaliser leur élimination physique sur le bûcher, laissant penser qu'il s'agissait d'un phénomène mineur, voire une affaire de folklore.
Ceux qui se sont penchés sur la chasse aux sorcières (par le passé presque exclusivement des hommes) se montraient souvent les dignes héritiers des démonologues du XVIe siècle. Tout en déplorant leur extermination, beaucoup ont tenu à les représenter comme de malheureuses folles, frappées d'hallucinations, de sorte que leur persécution prenait un sens de "thérapie sociale", servant à renforcer la cohésion sociale. On a décrit cette persécution en termes médicaux, une "panique", une "folie", une "épidémie", caractérisations qui toutes disculpent les chasseurs de sorcières et dépolitisent leurs crimes.
Le genre de misogynie qui a inspiré les approches universitaires sur la chasse aux sorcières abonde. Comme Mary Daly l'a signalé dès 1978, la plupart de la littérature à ce sujet a été écrite "du point de vue du bourreau", discréditant les victimes de la persécution, les représentant comme des ratées (des femmes "déshonorées" ou frustrées en amour) ou même comme des perverses prenant plaisir à taquiner leurs inquisiteurs mâles avec leurs fantasmes sexuels.
[…]
Les féministes comprirent rapidement que des centaines de milliers de femmes n'avaient pas pu être massacrées et soumises aux plus cruelles tortures sans avoir menacé la structure du pouvoir. Elles réalisèrent aussi qu'une telle guerre contre les femmes, menée sur une période de plus de deux siècles, était un tournant dans l'histoire des femmes en Europe, le "péché originel" du processus d'avilissement social subi par les femmes avec l'avènement du capitalisme. Il fallait revisiter ce phénomène si l'on voulait comprendre la misogynie qui imprègne toujours les pratiques institutionnelles et les relations hommes-femmes.
Les historiens marxistes, en revanche, même lorsqu’ils étudient la "transition vers le capitalisme", ont tous, à de très rares exceptions, relégué la chasse aux sorcières aux oubliettes, comme si cela n'avait pas de rapport réel avec l'histoire de la lutte des classes. Cependant, l'ampleur du massacre aurait dû éveiller quelques soupçons, des centaines de milliers de femmes ayant été brûlées, pendues et torturées en moins de deux siècles. La chasse aux sorcières a eu lieu en même temps que la colonisation et l'extermination des populations du Nouveau Monde, les enclosures anglaises, le début de la traite des esclaves, la promulgation des "Bloody Laws" contre les vagabonds et les mendiants et elle a culminé dans l'interrègne entre la fin du féodalisme et "l'essor" du capitalisme, au moment où la paysannerie d'Europe atteint le sommet de son pouvoir mais, à terme, a aussi consommé sa défaite historique – on aurait pu trouver un sens à tout cela. Cependant, cet aspect de l'accumulation primitive est jusqu'à présent véritablement demeuré un secret. » (p. 257, 259-260)

9. « Mais interpréter le déclin social de la sage-femme simplement comme un cas de déprofessionnalisation féminine, c'est passer à côté de sa signification. On constate de fait que les sages-femmes étaient marginalisées parce qu'on ne leur faisait pas confiance et parce qu'ainsi on sapait le contrôle des femmes sur la reproduction.
Tout comme les enclosures expropriaient la paysannerie des terres communales, le chasse aux sorcières expropriait les femmes de leurs corps, qui étaient ainsi "libérés" de toute entrave les empêchant de fonctionner comme des machines pour la production du travail. C'est ainsi que la menace du bûcher dressa des barrières autour du corps des femmes plus redoutables que ne le furent celles dressées lors de l'enclosure des communaux.
On peut ainsi imaginer quel effet put avoir sur les femmes la vue de voisines, d'amies, de femmes de leur famille, brûlées sur le bûcher. On comprend que toute initiative contraceptive de leur part pouvait être interprétée comme le produit d'une perversion démoniaque. » (pp. 294-295)

10. « La persécution des femmes au titre de sorcières permit ainsi aux Espagnols de s'attaquer à la fois aux anciennes religions et aux instigatrices de la révolte anticoloniale, tout en redéfinissant "les sphères d'activité auxquelles les femmes pouvaient participer". Comme Silverblatt le souligne, le concept de sorcellerie était étranger à la société andine. Concept absent également au Pérou où, comme dans toute société préindustrielle, les femmes étaient des "spécialistes du savoir médical", maîtrisant la connaissance des propriétés des herbes et des plantes et la divination. La notion chrétienne de diable leur était inconnue. Cela n'empêcha pas qu'au XVIIe siècle, sous le coup de la torture, des intenses persécutions et des "acculturations forcées", les femmes andines qui furent arrêtées, vieilles et pauvres pour la plupart, furent accusées des mêmes crimes que dans les procès de sorcières européennes. On les accusa de pactiser et copuler avec le diable, de prescrire des remèdes aux herbes, d'user d'onguents, de voler dans les airs et de façonner des idoles de cire. Elles confessèrent aussi vouer un culte aux pierres, aux montagnes et aux sources et alimenter les "huacas". Pire que tout, elles confessèrent avoir ensorcelé les autorités et des hommes de pouvoir pour causer leur mort.
De même qu'en Europe, la torture et la terreur furent employées pour forcer les accusées à désigner d'autres personnes afin que les cercles de persécutions s'élargissent. Mais l'un des objectifs de la chasse aux sorcières, à savoir l'isolation des sorcières du reste de la communauté, ne fut pas atteint. » (p. 357)

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