[Qu'est-ce que le genre ? | Laurie Laufer, Florence Rochefort (dir.)]
Ce recueil d'essais a pour principal mérite, à mon avis, de ne pas aborder le genre selon l'unique prisme des sexualités, et en particulier de ne pas se faire le porte-voix de ces quelques théoriciennes états-uniniennes pour lesquelles les études de genres consistent d'abord dans la négation du caractère binaire des sexes. Au contraire, on peut affirmer que ce qui met en commun les articles des nombreuses autrices (et un auteur) – ou plutôt sans doute la thèse des directrices de l'ouvrage en les rassemblant – c'était, en réponse à la grande polémique nationale française autour du « mariage pour tous », de montrer l'amplitude des disciplines en sciences humaines qui ont fait usage de la notion de genre à l'intérieur du paradigme féministe, afin de dénoncer les inégalités entre les sexes et, plus récemment, entre les orientations sexuelles. Le résultat du travail, c'est d'offrir, en parfaite adéquation avec son titre, un manuel sur l'envergure disciplinaire ainsi que sur les problématiques d'actualité, sans faire fi de la pluralité des opinions contrastantes qui dialoguent à l'intérieur de ces disciplines, et en permettant l'approfondissement par un appareil bibliographique (notes de fin de volume et synthèse des références) plutôt impressionnant.
Naturellement, certains articles ont éveillé mon intérêt plus que d'autres, et il serait trop facile de déclarer les lacunes que j'ai repérées dans l'un ou dans l'autre (par ex. celle qui, dans le ch. Ier, dérive du fait d'avoir analysé le genre grammatical seulement en français, anglais, arabe et finnois et d'en avoir déduit des conclusions vaguement culturalistes et assez stéréotypées qui pourraient être facilement falsifiées par l'exemple d'autres langues)... Mais il faut être lucide : une si grande amplitude de domaines – tous importants, tous comportant des aspects d'actualité – implique, pour garder des dimensions raisonnables, des articles qui ne fassent pas plus d'une trentaines de pages chacun et donc un niveau d'approfondissement correspondant. Je pense en particulier au chap. signé par Laurie Laufer elle-même sur le genre et la psychanalyse, thème auquel l'autrice a consacré une monographie entière... À l'opposé, la structure qui anime le chap. II consacré à l'anthropologie du genre m'a paru particulièrement inspirante – et qui devrait être gardé en tête à la lecture de la suite du livre : distinguer les cas où c'est le sexe qui impose le genre (ce qui paraît évident) des cas où cela peut être le contraire. On n'a jamais fini de dissiper les malentendus/la confusion sur la différence entre sexe et genre (et sexualités et identités de genre – et non de sexe) !
Table
Avant-propos. Qu'est-ce que le genre ?
Chap. Ier. Ce que le genre doit à la grammaire (Y. Chevalier, C. Planté)
- Ce que la notion de genre doit à la grammaire
- Ce que la norme grammaticale fait au genre (en français)
Chap. II. L'anthropologie sociale du genre (M. E. Handman)
- Le sexe impose le genre
- Quand le genre prime le sexe
Chap. III. Le sexe par défaut (E. Peyre, G. Wiels)
- De l'Antiquité au XVIe siècle : le sexe unique
- Au XVIIe siècle, les prémices de la spécificité féminine
- Au XVIIIe siècle, les sexes incommensurables
- De 1759 à 1859 : des images pour une féminité naturelle
- Le différentialisme égalitaire : le « sexe fort » et le « beau sexe »
- Naissance de l'Anthropologie : des nombres accablants pour les femmes
- La détermination du sexe par la génétique au XXe siècle [cit. 1]
Chap. IV. La soi-disant « théorie du genre » à l'épreuve des neurosciences (C. Vidal)
- Le genre, cible des conservateurs
- Qu'est-ce que la « théorie du genre » ?
Chap. V. Le cinéma au prisme du genre (G. Sellier)
- La naissance des études de genre sur le cinéma
- Approches genrées du cinéma français par les chercheur-e-s anglophones
- Les étapes de l'appropriation française
- Les résistances françaises aux études de genre sur le cinéma
- La place des femmes cinéastes : une spécificité française
Chap. VI. Qu'est-ce qu'une « vraie » femme pour le monde du sport ? (C. Louveau)
- Ce n'est « pas féminin » de porter des coups
- Une vraie femme = XX ? [cit. 2]
- La sous-représentation des sportives dans les médias
Chap. VII. Les filles ne réussissent-elles qu'à l'école ? (N. Mosconi)
- Quelle réussite scolaire pour les filles ?
- Perspectives de genre sur les orientations scolaires et professionnelles
- Perspectives de genre sur la socialisation sexuée à l'école [cit. 3]
- Perspectives de genre sur les savoirs disciplinaires
Chap. VIII. Pourquoi le travail des femmes vaut-il moins ? (J. Laufer, S. Lemière, R. Silvera)
- Travail domestique et travail professionnel : la division sexuelle du travail [cit. 4]
- Le sexe de la qualification
- Un salaire égal pour un travail de valeur égale
- Des expériences étrangères
- Réviser les classifications professionnelles [cit. 5]
Chap. IX. Genre, travail et sexualité (P. Molinier)
- Deux théories disjointes de l'oppression des femmes
- Les guerres du sexe
- Travail ordinaire et sublimation
- Le sexe à l'usine
- Le sexuel dans le travail du care [cit. 6]
- Le continuum entre le travail de care et le travail sexuel
- Pour une ethnographie des sexualités et du travail
Chap. X. Pourquoi sexualité et égalité ne font pas si bon ménage (M. Bozon)
- Sexualité et égalité : rappel historique
- Vers l'égalité formelle
- Des contrôles externes aux disciplines internes [cit. 7]
- Transformation des comportements
- Une asymétrie durable ? [cit. 8]
- Les racines de l'hétéronormativité
Chap. XI. Ce que le genre fait à la psychanalyse (L. Laufer)
- La psychanalyse a toujours eu affaire avec la notion de genre
- Quand les « minorités » sexuelles s'émancipent des discours savants
- Un nouvel élan érotique pour la psychanalyse [cit. 9]
Chap. XII. « Mariage pour tous » : genre, religion et sécularisation (F. Rochefort)
- Une réaction catholique précoce
- Convergences des oppositions religieuses
- Polémiques sur la « théorie du genre »
- Approches religieuses et problématique du genre
Chap. XIII. Le contrat social à l'épreuve de l'offensive contre ladite « théorie du genre » (R. Sénac)
- Légitimité de la complémentarité contre légalité de l'égalité
- Marqueur et brouillages politiques
- Persistance d'un contrat social fraternel
- Expression contemporaine de la hantise de l'indifférenciation des sexes et des sexualités [cit. 10]
Cit. :
1. « L'histoire du corps féminin que nous venons brièvement de retracer, de sa "mise en nature" au "déficit" de son génome, montre clairement que l'image d'un corps dévalué des femmes perdure malgré les arguments scientifiques qui, au fil des siècles, prouvent le contraire. Que la biologie change de paradigme ? Qu'elle s'intéresse aux os ou bien aux gènes ? Les présupposés défavorables réapparaissent de manière récurrente dans la nouvelle discipline scientifique ! […] Gageons donc malheureusement que, malgré les récentes découvertes sur la complexité de la différenciation sexuelle, les femmes resteront pour nombre d'années encore le sexe "par défaut" de l'espèce humaine, dont le destin "biologique" est d'élever les enfants. » (p. 67)
2. « Le cas de Caster Semenya, lors des Mondiaux d'athlétisme 2009, a mis en lumière cette catégorisation problématique dans le monde sportif. Soupçonnée par ses rivales de ne pas être "une vraie femme", voire d'être un homme, elle devra se soumettre au contrôle de féminité, événement abondamment médiatisé. Partant de quels indices visuels le doute est-il formulé ? […] Trois ans plus tard, alors qu'elle suit un traitement médical, Caster Semenya est perçue comme n'étant plus virile (butch), mais "féminine" : "Elle porte un polo turquoise serré sur ses formes, un corps féminin. Détendue, posée et, il faut le dire, jolie, la jeune femme qui a un irrésistible sourire est presque méconnaissable par rapport aux photographies prises au plus fort de la controverse. En effet, son visage s'est arrondi, ses cheveux sont plus longs et bouclés." » (p. 112)
3. « À l'école, on n'apprend pas seulement les savoirs qui sont au programme, on apprend aussi tout un ensemble de savoirs, de compétences, de représentations, de rôles, de valeurs, qui ne figurent pas dans les programmes officiels et qui font partie des finalités recherchées. C'est ce que les sociologues appellent le "curriculum caché". La socialisation sexuée fait partie de ce curriculum caché. » (p. 129)
4. « Parallèlement se développaient de nombreux travaux anthropologiques imposant le constat de la dimension universelle, symbolique et/ou sociale de la "division par sexe", du caractère quasi universel de la domination masculine, et mettant l'accent sur l'articulation entre division sexuelle du travail, domination masculine et dévalorisation du féminin. Inscrire la division sexuelle du travail au cœur des rapports sociaux entre les sexes renvoie, d'une part, au fait que dans toutes les sociétés hommes et femmes ne se voient pas affecter le même travail (domestique et professionnel), les mêmes métiers, les mêmes emplois, les mêmes carrières, et, d'autre part, au fait que cette division sexuelle du travail s'inscrit dans un rapport de hiérarchie et de domination qui exprime la dévalorisation quasi universelle du féminin au regard du masculin. Ainsi, la domination des hommes et du masculin, la division sexuelle du travail et la dévalorisation du féminin au regard du masculin s'articulent dans un triptyque inextricable. » (p. 139)
5. « Développer une approche genrée de l'évaluation et de la classification des emplois, et donc revaloriser les emplois à prédominance féminine, modifie la hiérarchie des emplois. Et les conséquences dépassent bien largement l'enjeu de l'égalité salariale entre les femmes et les hommes. Il s'agit concrètement de permettre la comparaison d'emplois très différents, d'augmenter les salaires des emplois à prédominance féminine, de reconnaître comme compétences professionnelles des qualités associées aux femmes ; plus largement, il s'agit de remettre en cause le compromis social issu de la négociation collective et les fondements de la division sexuée du travail. » (p. 154)
6. « Aujourd'hui, la figure incarnant le prolétariat s'est transformée. Ce n'est plus celle des ouvrières à la chaîne, mais d'une femme à la peau foncée, une migrante qui s'occupe des enfants, des malades ou des vieillards. Si l'on constate depuis peu un renouvellement de l'intérêt pour le travail dans le champ des études de genre, c'est principalement autour de la perspective du care centrée sur ce type d'activités féminines. Or, dans le paradigme bien-pensant du travail, cela change tout. Le sexuel, en effet, est au centre du travail de care. En gériatrie notamment, celui-ci implique un rapport répété au corps, de la toilette aux différents changes, en passant pas l'aide à l'alimentation et au coucher. Je ne parle pas ici de sexualité génitale, mais de la sollicitation des pulsions partielles dans le contact peau à peau, de l'excitation ou du sadisme que sollicite la manipulation des corps et des déjections, du dégoût ou de l'irruption encombrante de fantasmes. En outre, les désinhibitions sont fréquentes dans la maladie d'Alzheimer, où le refoulement ne jouant plus ses fonctions de censure, la désorganisation des fonctions cognitives s'accompagne de processus de régression (voracité, analité) et d'une mise à vif du pulsionnel comme force vitale d'emprise et d'aspiration (ils nous vampirisent, disent les soignantes). » (pp. 166-167)
7. « De nouvelles sources d'informations et de normes diffuses en matière de sexualité se sont mises à occuper le terrain : médias, Internet, psychologie vulgarisée, médecine, école, campagnes de prévention, mouvements sociaux (féminisme, mouvement LGBT), littérature, publicité, cinéma, enquêtes sur la sexualité, etc. Plus que d'une émancipation, d'une libération ou d'un effacement des normes sociales, on pourrait parler d'une individualisation, voire d'une intériorisation, produisant un approfondissement et une psychologisation des contrôles sociaux.
Alors que les individus n'avaient à s'adapter qu'à un éventail limité de situations sexuelles (fréquentations prénuptiales et mariage), ils sont désormais contraints d'apprendre à s'orienter dans une grande diversité de contextes d'exercice de la sexualité, à improviser dans des situations porteuses de contraintes multiples et à travailler à la mise en cohérence de leurs expériences. (p. 177)
8. « Les parcours et les comportements sexuels se rapprochent entre les sexes, mais les expériences sexuelles restent structurées à la fois par les multiples inégalités de genre présentes dans le monde social, et par des représentations sociales différentialistes, qui fonctionnent comme des injonctions à bien se comporter selon son sexe. Ces dernières établissent des hiérarchies entre les sexes, mais aussi parmi les hommes, ainsi que parmi les femmes, selon leurs comportements. Les gays et les lesbiennes sont ainsi dans une situation problématique au sein de leur propre sexe.
Alors que le lien entre la sexualité et la procréation s'est relâché, l'assignation des femmes au domaine de la reproduction est plus forte que jamais. L'idée qu'une femme ne peut réussir sa vie sans avoir d'enfant est massivement intériorisée. » (183-184)
9. « C'est précisément l'outil épistémologique du genre qui peut redonner un nouvel élan à une psychanalyse oublieuse de l'infantile, du polymorphe, de l'inventivité inconsciente du désir et du corps érogène. Il s'agit de puiser dans les études de genre les critiques faites à la psychanalyse pour mettre en mouvement la psychanalyse, elle qui ne peut s'exclure de l'histoire dans laquelle elle s'inscrit. Les hiérarchies actuelles sont souvent fondées sur des binarités construites par les discours : féminin/masculin, qui est l'objet premier des études de genre, mais aussi d'autres binarismes pensés comme naturels que sont, par exemple, les dedans/dehors, surface/profondeur, naturel/artificiel, extérieur/intérieur, public/privé. » (p. 204)
10. [ex Geneviève Fraisse:] « "C'est même un des arguments clés de l'exclusion des femmes au lendemain de la Révolution française, l'argument de Senancour, par exemple, s'affolant que l'amitié vienne remplacer l'amour, s'inquiétant de la disparition de la différence sexuelle dans la vie démocratique. Brandir la peur de la confusion est un argument classique, répété, répétitif. Deux siècles avant la théorie queer, le mélange faisait déjà peur." La dénonciation de ladite "théorie du genre" interroge ainsi le lien entre démocratie sexuelle et république égalitaire dans la mesure où "ce n'est pas tant la société qui interroge l'homosexualité, que l'homosexualité qui soumet la société à question". » (pp. 243-244)
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