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[La mer Noire dans les Grands Lacs | Annie Lulu]
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Posté: Jeu 17 Nov 2022 9:15
MessageSujet du message: [La mer Noire dans les Grands Lacs | Annie Lulu]
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Il est très fréquent que le premier roman d'un.e auteur.trice de littérature migrante contienne une part de récit autobiographique, ou que s'il est autofictionnel, la part de fiction consiste à mettre une distance entre l'écrivain et son personnage principal, surtout si ce dernier est le narrateur à la première personne, ou bien entre sa propre biographie et la trame romanesque, tout en gardant en commun tout le reste : le cadre géographique et historique, les réflexions inspirées par le déroulement de l'action et in fine les sentiments.
De plusieurs interviews à Annie Lulu, on sait que le personnage de ce roman, Nili Makasi, née comme elle en Roumanie de père congolais et mère roumaine peu avant la chute de Ceauşescu, n'a avec l'autrice d'autre point en commun que cette identité, et qu'il s'est « présenté » à elle d'abord sous forme de fragments poétiques. Le roman se compose d'une suite de messages-confidences (presque un vade-mecum pour la vie d'un futur homme) adressés par Nili à son fils dont la naissance est imminente, concernant sa quête des origines paternelles. La structure romanesque s'organise chronologiquement en trois temps : l'enfance et l'adolescence de Nili à Bucarest avec sa mère (« Disparaître »), son séjour à Paris pour entreprendre des études doctorales (« L'équilibre des oiseaux »), et enfin son arrivée au Congo (« Na lingi yo (je t'aime) »).
La principale caractéristique du personnage de Nili est son immense détresse liée à une double expérience abandonnique : son père, étudiant « d'un pays frère » en Roumanie est contraint de quitter le pays peu après sa naissance, et le refus de sa mère de le suivre ou même seulement de garder le contact persuadent la fille qu'il les a quittées ; sa mère, tombée enceinte involontairement et longtemps animée par des pulsions d'infanticide, ne l'accepte qu'à la condition d'un surinvestissement intellectuel analogue au sien propre et au détriment de tout affect physique, d'autant plus que le contexte d'extrême racisme dans lequel la mère et la fille évoluent la renvoie à la « faute » d'élever en solo une fille métisse, et que sa propre psychogénéalogie est lourde d'un passé génocidaire. Sans surprise, la croissance détraquée de Nili l'amène à la reproduction d'une relation sentimentale humiliante en France ; c'est aussi ici qu'elle apprend la nouvelle du suicide de Michelle, une amie roumaine de père congolais comme elle, tombée dans la toxicomanie et la prostitution. La France avec sa communauté congolaise immigrée apporte néanmoins à Nili le fil qui lui permet de renouer avec son ascendance paternelle, et notamment la prise de conscience que son père ne l'a pas abandonnée et qu'il est décédé de mort violente. L'arrivée en Afrique représente pour Nili une renaissance et une guérison. Elle y découvre également très vite le militantisme politique ainsi qu'une relation amoureuse enfin satisfaisante, hormis pour son issue tragique qui constitue la chute du roman l'inscrivant donc également dans le cycle transgénérationnel de la reproduction.
La détresse de l'héroïne est exprimée fort efficacement par une prose poétique d'une très grande dureté, voire d'une violence crue et âpre qui mêlerait du Cioran à un filon connu commun à plusieurs littératures contemporaines, sous les auspices de la phrase d'incipit qui se répète comme un fil rouge : « J'aurais dû te noyer quand t'es née, j'aurais dû t'écraser avec une brique ». J'avoue que la noirceur de ce style caractérisé aussi par une grande richesse lexicale et un saut fréquent entre les registres linguistiques m'a dérangé longtemps, jusqu'à ce que je ne constate qu'il se métamorphosait dans la troisième partie, dans laquelle la haine de la protagoniste change de nature, qu'elle « s'extrovertit » pour se transformer en indignation politique – contre le néocolonialisme notamment. Ainsi, je l'ai apprécié à sa juste valeur, qui est celle précisément de représenter des sentiments qui, eux, doivent être pris en compte dans leur fond, par le réalisme implicite dans contrat lectoral – un réalisme du sentiment vrai, qui transcende naturellement le « vrai » du récit, comme j'avais eu l'occasion de le défendre au sujet de ce champion du « faux-vrai » que fut Romain Gary... Par conséquent, ce style ainsi conçu représente une invention linguistique propre au fins du récit : pour preuve supplémentaire, l'insertion dans le texte de mots en roumain, en lingala, en swahili, expliqués dans le glossaire, ainsi que celle – en rupture avec la chronologie du récit – des lettres du père retrouvées et même du chapitre introductif de la troisième partie : « Je suis le ventre de ton père », dans lequel le père décédé s'adresse fictivement à la narratrice. Inventions linguistiques servant donc opportunément à renforcer ce type de « méta-réalisme ».
Dans ces conditions, on est presque tentés de se demander si une description aussi tragique de l'expérience abandonnique, qui ne correspond pas à la biographie de l'autrice, n'est pas cependant elle-même un « faux-vrai » inhérent à la condition migratoire.


Cit. :

1. « C'est aussi pour cela que les mères tuent leurs enfants ou bien leur brisent les os, tu sais. N'être rien. Se haïr d'avoir aimé sans garantie et d'être traitée comme une merde. Prendre conscience qu'on ne s'estime qu'à travers l'autre, la pire erreur qu'une femme puisse faire, et ne pas savoir se considérer autrement qu'à travers cet autre qui s'en fout, mais avec qui on fait l'amour quand même. Quitter la parole prudente de sa propre mère, pour devenir le réceptacle de toute la chiasse du monde pourri personnifiée par un homme qui se croit attirant. Ça peut pousser à tuer tout ce qui vient de là. Tuer son corps capitulateur, et même un enfant. » (pp. 92-93)

2. « Le Congo m'a guérie. Au bord du lac Kivu. Il m'a guérie de cette maladie du rejet, au milieu des enfants affairés à y remplir d'eau leurs jerricanes trop lourds. J'ai plongé les mains dans le lac, dans le bruit, les nuisances de la foule matinale, et il est entré dans mon sexe intérieur déployé au tintamarre de ce coin-ci du monde. Comme une musique. » (p. 155)

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