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[Nos frères inattendus | Amin Maalouf]
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apo



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Posté: Mar 15 Nov 2022 8:29
MessageSujet du message: [Nos frères inattendus | Amin Maalouf]
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Dans Les Identités meurtrières, et surtout, crescendo, dans Le Dérèglement du monde ainsi que dans Le Naufrage des civilisations, Amin Maalouf nous a présenté une analyse aussi lucide que pessimiste de notre humanité contemporaine. Nous devons à Le Premier siècle après Béatrice une réflexion alimentée par la fiction également pessimiste d'une éventualité (pas très irréaliste) des conséquences que pourrait avoir la possibilité de prédéterminer le sexe des enfants, dans un contexte viriliste qui mettrait donc en danger « la féminité du monde ». Est-ce à l'inverse de l'optimisme ou bien une forme encore aggravée de pessimisme ce qui ressort de ce roman uchronique, paru en temps de pandémie, dans lequel l'humanité ne doit son salut d'une catastrophe nucléaire à grande échelle, de la prolifération incontrôlée d'armes de destruction globale qu'à l'intervention contestée et clivante d'une population totalement étrangère, dissimulée parmi les gens mais porteuse d'une civilisation infiniment supérieure à la nôtre – aussi bien en termes technologiques qu'éthiques – dont on n'apprendra ni d'où elle vient ni si elle se destine à interagir durablement avec « nous » ?
Nos Frères inattendus possède de nombreuses caractéristiques propres au genre utopique-uchronique : d'abord l'insularité. Le narrateur et principal protagoniste, Alec, est un Canadien établi sur un îlot de la côte atlantique française de ses aïeux où il aurait voulu être le seul habitant, alors qu'il se retrouve doté d'une unique voisine, Ève, autrice naguère d'un seul livre à grand succès, qui est encore plus misanthrope et désireuse de solitude que lui. Ses deux contacts avec le monde extérieur – « le Passeur » et son vieil ami Moro devenu intime du président des États-Unis – placent accidentellement ce dessinateur d'âge mûr, perplexe et pas franchement enclin à la spéculation philosophique, en position d'observateur très privilégié de l'intervention des « frères inattendus », qu'il reconnaît par les prénoms grecs antiques qu'ils portent et par leur filiation spirituelle revendiquée d'Empédocle d'Agrigente. Si Alec se fait le chroniqueur de « l'intervention » des Frères, il ne sait se décider à la maudire ou à la bénir, contrairement à Ève, qui est littéralement ressuscitée dès leur apparition qu'elle avait désirée et pronostiquée dans son roman, et dont la position d'intellectuelle lui permet de prendre parti plus nettement. À noter que l'insularité de leur localisation est mise à mal par et durant l'Intervention.
Celle-ci se décline en trois actions, toutes « apocalyptiques » donc utopiques : l'une, ponctuelle, consiste à paralyser un conflit nucléaire imminent, par un black-out planétaire de tous les moyens de communication ; la seconde, dont on ignore presque tout sauf son déroulement pacifique, est une épuration à très vaste échelle des arsenaux et des centres de recherche munis de moyens physiques et bactériologiques capables d'anéantir la vie ; la dernière, qui fait basculer la majorité de l'opinion mondiale en faveur de la « nation intervenante », c'est la mise à la disposition de l'humanité de vaisseaux-hôpitaux capables de guérir quasiment toute maladie et même de ressusciter des victimes d'une mort violente, de manière prodigieuse voire miraculeuse. Nous voyons là l'empreinte des narrations prophétiques judéo-chrétiennes.
D'un point de vue philosophique, ces actions remettent en question la pulsion hégémonique de l'humanité usant de son pouvoir de destruction de la vie, elles questionnent le rapport à l'étranger porteur d'une civilisation supérieure au prix d'une éventuelle domination et d'une certaine « fin du monde », elles remplacent enfin les postulats du virilisme guerrier par une certaine vision de la puissance féminine orientée vers la protection de la vie, le désir du savoir et de l'adaptation, la guérison des maladies, la longévité et l'aspiration à la défense des êtres chers. De fait, tous les personnages féminins du roman : Ève devenue la bien-aimée, la filleule Adrienne, la Première dame des États-Unis, et enfin la souveraine de la « nation intervenante », appelée Électre, paraissent infiniment plus perspicaces, adaptées et moralement avancées que les personnages masculins dont le narrateur et même le « disciple d'Empédocle » qui répond au nom d'Agamemnon-le Passeur, animés par des réticences et des doutes, pusillanimités bien masculines...
La chute du roman unit, comme par effet de miroir, la destinée des personnages principaux à celle de l'humanité, et c'est peut-être elle qui autorise le lecteur à sortit du roman, optimiste ou pessimiste selon son naturel, mais néanmoins avec un certain sentiment d'espérance.



Cit. :


1. « Ils nous ressemblent si peu, nos frères inattendus ! Ils nous ressemblent comme nous ressemblons. aux hommes du paléolithiques. Que seraient devenus ces malheureux ancêtres si nous avions fait irruption dans la grotte de Lascaux avec nos pelleteuses, nos lacrymogènes et nos projecteurs, pendant qu'ils dessinaient des bêtes sanguines sur les parois ? Ils nous auraient lancé quelques pierres, quelques imprécations, avant de périr asphyxiés. Et nous aurions décrété qu'ils avaient mérité leur sort, parce que leur grotte était insalubre et qu'ils se montraient cruels envers les animaux comme envers leurs semblables. Mutatis mutandis, c'est ce qui, aujourd'hui, nous arrive...
Maudits soient nos sauveurs ! » (p. 157)

2. « Si nos semblables étaient persuadés que quelqu'un – un homme, un peuple, un parti, une secte – pourrait les guérir de toutes les maladies, de toutes les souffrances, et prolonger leur vie, ils seraient prêts à devenir, sur-le-champ, ses adorateurs, ses esclaves. Celui qui est le maître de ton âge, qui peut l'allonger ou le raccourcir, c'est tout simplement Dieu. Cette "nation" étrange dont nous ne soupçonnions même pas l'existence il y a deux semaines est en passe de devenir pour nous une divinité. Non pas une divinité lointaine, hypothétique, qui se manifeste avec parcimonie et laisse planer le doute, mais une divinité matériellement présente au milieu de nous. » (p. 216)

3. « Chaque fois qu'une société traditionnelle est entrée en contact avec une autre, plus puissante, plus avancée, une partie de l'humanité a connu une sorte de fin du monde. L'exemple que j'ai constamment à l'esprit, c'est l'irruption des Européens dans les Amériques, à partir de 1492. Mais il y en a d'autres. On pourrait même dire qu'au cours des derniers siècles, la plupart des sociétés non occidentales – celles de l'Inde, de la Chine, du Japon, de l'Orient musulman ou de l'Afrique noire – ont vu leur médecine, et même tout ce qu'elles appelaient "savoir", tomber dans le dédain et dans l'oubli. Seulement, jusqu'ici, ce qu'une de "nos" civilisations perdait en puissance, en créativité, en rayonnement, en prestige, en dignité, c'est une autre de "nos" civilisations qui le récupérait. Jamais, avant ce jour, "notre" humanité tout entière n'avait subi une telle perte de statut. Et jamais, à ma connaissance, même dans le cas des Aztèques, le choc n'a été aussi fulgurant. » (pp. 232-233)

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