« Ce qui n'a pas de prix », bien entendu, c'est la beauté. Et la thèse de cet essai est que le capitalisme contemporain, et plus particulièrement le néo-libéralisme, à travers l'art contemporain qualifié de « réalisme globaliste », est en train de mener une guerre d'enlaidissement et de domination tous azimuts. Les mânes de la critique des effets du capitalisme sur l'art portent le nom d'Arthur Rimbaud, de William Morris, de Walter Benjamin... Mais aujourd'hui, alors que les enchères des œuvres d'art se chiffrent en millions d'euros, que le volume du marché relatif a décuplé en trois décennies, que la fusion et confusion entre ce dernier et l'industrie du luxe sont consommées, que la critique joue un rôle de censure tyrannique, l'envergure de l'entreprise de l'enlaidissement généralisé et globalisé dépasse largement le seul milieu des arts pour atteindre des dimensions proportionnelles à celles de l'invasion du capital dans les existences. Ainsi, il est question, outre que d'arts, de politiques culturelles, d'installations, d'expositions et de mode, également d'aménagement du territoire et d'urbanisme, d'exploitation post-coloniale à travers les arts dits premiers, de manipulation et récupérations de l'identité des habitants des quartiers populaires, de trafics et de blanchiment d'argent...
L'autrice, qui est d'abord poétesse et spécialiste de poésie, ne procède pas à une véritable démonstration, ne s'attarde jamais sur des données quantitatives, mais elle fait référence à l'actualité de l'univers artistique contemporain avec autant d'expertise qu'à la pensée philosophique et politique passée et actuelle. Par de fulgurantes formules, elle avance de façon rhizomatique dans une critique très acérée de l'emprise de l'argent sur « tout ce qui a un prix » et qui guerroie contre tout ce « dont aucune valeur n'est à extraire ». Parfois ses assauts contre l'art contemporain peuvent passer pour du passéisme de mauvais aloi, mais son affiliation au mouvement surréaliste ainsi que ses références démontrent que c'est la domination de la finance qu'elle vise en réalité.
Cit. :
1. « […] Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la laideur a eu la voie libre.
D'autant qu'au cours des vingt dernières années, cet enlaidissement semble avoir été accompagné sinon devancé par une production artistique (arts plastiques et arts du spectacle confondus) dont les innombrables formes subventionnées ou sponsorisées à grands frais auront abouti, sous le prétexte de plus en plus fumeux de subversion, à substituer à toute représentation l'envers et l'avers d'un avilissement continu. Et cela, tandis que cette fausse conscience était étayée par la fabrication parallèle d'une beauté contrefaite par l'esthétique de la marchandisation, dans laquelle certains auront reconnu la marque d'un "capitalisme artiste". » (p. 11)
2. « […] Si l'immense mérite de Wolfgang Ullrich est d'avoir établi comment l'art dans lequel se reconnaissent ces vainqueurs est d'abord celui de se soumettre au pouvoir de l'argent pour tout lui soumettre, il importe aussi de prendre la mesure de ce qui en résulte. À savoir que c'est en investissant le domaine sensible, et en y investissant des sommes énormes, que cette violence de l'argent est en train de s'attaquer à ce qui, depuis toujours, a donné aux hommes leurs plus folles raisons de vivre. » (p. 44)
3. « Loi du genre si naturellement admise que presque personne n'a trouvé à redire à ce phénomène, au cours duquel "le discours sur l’œuvre s'est incorporé à l’œuvre elle-même", de sorte qu' "émettre des doutes sur elle, la contester, la commenter conduit à une aporie du jugement, inéluctable comme échec et mat". Inutile d'être pour ou contre, quelle que soit votre réaction, "elle est incluse dans le travail de l'artiste, elle est son objet même".
[…] Faut-il même dire que ces modes d'emploi bannissent tout le surprenant, le risqué voire le bouleversant, qu'on pouvait attendre de la rencontre avec une œuvre ? En réalité, obligé d'en passer par là, à moins de se sentir exclu de ce qu'il est venu contempler, nul ne se rend compte à quel exercice de soumission il consent à se livrer. Au point de se demander qui a seulement pris conscience que, sous prétexte de nous éclairer sur l’œuvre exposée, voilà des années que l'on nous fait participer à des protocoles de perception manipulée par tétanisation critique. » (pp. 50-51)
4. « La dépossession que l'art contemporain a initiée concernant l'existence collective, la mode la poursuit parallèlement concernant l'existence individuelle. Car même si la mode a depuis toujours influé sur les attitudes et les comportements, le cynisme de la prédation aujourd'hui à l’œuvre consiste à en faire le plus redoutable véhicule de l'esthétisation comme facteur d'enlaidissement.
C'est précisément sur ce principe que prospère depuis des années ce que j'appellerai la "beauté d'aéroport", qui règne sur toutes les zones franches du monde. Elle est au luxe, dont elle serait l'expression internationale, ce que sont depuis longtemps aux arts traditionnels des pays lointains les objets fabriqués en série, qui constituent ce que l'on a nommé "l'art d'aéroport". Il est remarquable que le mépris qui aura toujours été de rigueur pour cette pacotille d'inspiration populaire ne se soit jamais exercé sur les sacs, montres, bijoux, foulards... portant le logo de quelques couturiers et parfumeurs prestigieux comme d'une dizaine de marques mondialement reconnues.
[…]
On ne sera pas surpris qu'il n'y ait que les fondations et les musées d'art contemporain pour exhiber pareille monotonie. Ainsi, d'une métropole à l'autre, sont exposés les mêmes artistes, tout comme d'un aéroport à l'autre on retrouve les mêmes boutiques offrant les mêmes produits. Et le parallèle pourrait être poursuivi jusque dans l'absence de toute critique à l'égard de ce qui est proposé dans un lieu comme dans l'autre. » (pp. 92-93)
5. « Qu'il s'agisse des industries du luxe ou de l'art contemporain, le message est le même : l'important est d'en être, autrement dit de ne jamais risquer d'être exclu ou expulsé de ce monde où tout a un prix. Convergence essentielle qui explique pourquoi "l'art des vainqueurs" est de plus en plus financé, promu et propagé par les détenteurs des industries du luxe.
En dépend en effet l'issue de la guerre entre ce monde où tout a un prix et celui, chaque jour plus fragile, dont aucune valeur n'est à extraire. C'est une guerre féroce, où la moindre manifestation de ce qui n'a pas de prix doit être immédiatement neutralisée, sinon détournée, pervertie, voire annihilée. » (p. 96)
6. Deux cit. d'Élisée Reclus, Du Sentiment de la nature dans les sociétés modernes et autres textes, 1866 :
a) « La question de savoir ce qui dans l’œuvre de l'homme sert à embellir ou bien contribue à dégrader la nature extérieure peut sembler futile à des esprits soi-disant positifs : elle n'en a pas moins une importance de premier ordre. »
b) « Une harmonie secrète s'établit entre la terre et les peuples qu'elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s'en repentir. Là où le sol s'est enlaidi, là où toute poésie a disparu du langage, les imaginations s'éteignent, les esprits s'appauvrissent, la routine et la servilité s'emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. » (pp. 121-122)
7. Injonction conclusive : « Seulement, cette fois, il ne s'agit plus de s'en prendre à la colonne Vendôme mais à la gigantesque pièce montée d'une corruption intellectuelle qui s'empare de tous les prétextes pour célébrer ses accommodements avec la domination, jusqu'à en faire le grand spectacle de ce temps.
Assez de ces expositions-phares dont les commissaires, à l'instar des DJ vedettes, mixent le passé et le présent pour empêcher que le futur ne soit jamais autre ! Assez du double langage festif accueilli de toutes parts, sans qu'on y reconnaisse le meilleur agent de maintien de l'ordre ! Assez de ces capitales européennes de la culture qui exproprient la vie des quartiers et des villes pour accélérer la domestication de tous !
Pour l'heure, c'est à chacun de trouver les moyens d'en instaurer le sabotage systématique, individuel ou collectif. » (p. 168)
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