Odile Lesourne, La genèse des addictions – Essai psychanalytique sur le tabac, l'alcool et les drogues, PUF, 2007, ISBN : 9782130561132, 3*
Dès lors que que l'on reconnaît que l'addiction n'est pas nécessairement due à une substance, le psychanalyste s'interroge sur la question de son origine la plus archaïque chez l'individu. Cet essai répond par la notion freudienne (tardive) du clivage du Moi, et se penche donc sur les étapes de la construction du Moi et notamment sur le rôle que peut avoir eu la mère dans la « fêlure » initiale remontant à l'enfance (0 à 5 ans), puis dans la fracture de l'adolescence.
Mais d'abord, dans la première partie de l'ouvrage, « L'univers des addictions et leurs différentes caractéristiques », Odile Lesourne analyse longuement les spécificités des addictions d'un point de vue psychanalytique en s'arrêtant particulièrement sur le tabagisme (chap. 3), sur l'alcoolisme (chap. 4) et sur les toxicomanies (chap. 5). Dans chacun de ces chapitres, il est question des singularités des produits (symbolisme de la cigarette, contextualisation des boissons alcoolisées, différentes drogues et leur comparaison avec le tabagisme et l'alcoolisme), puis des catégorisations (profils et parcours voire itinéraires) des consommateurs.
Quant à la seconde partie, qui est éponyme du livre, elle se répartie entre « La construction du Moi » (la notion et sa mise en œuvre dans le développement de l'individu), « L'adolescence », « Le clivage du Moi chez les futurs addicts » et enfin « Genèse de la structure des différents types d'addicts ».
La clinique de l'autrice l'a conduite à se pencher principalement sur le tabagisme, sur l'alcoolisme, et en moindre mesure, parmi les toxicomanies, sur l'addiction au cannabis et à l'héroïne. Les addictions sans substances sont évoquées uniquement à titre d'analogie. Les addictions aux stupéfiants, qui constituent l'objet de mon intérêt principal, à cause sans doute de leur multiplicité ainsi que de celle des profils des usagers, ont été traités plus superficiellement, et certaines observations ou affirmations avancées m'ont semblé soit imprécises soit dépassées par rapport à des études plus récentes. En particulier les traitements récents de substitution de l'héroïne, et la philosophie de la réduction du risque conséquente, ont ouvert de nouvelles problématiques qui ne sont pas du tout abordées dans cet essai. Par ailleurs, dans les identifications des possibles causes de fêlure durant la construction du Moi, j'ai eu le sentiment que la multiplication des possibles facteurs de dysfonctionnement, aussi bien du côté maternel que paternel, ainsi que l'impossibilité de faire fi de la myriade de facteurs environnementaux intervenant dans toutes les périodes de la vie du sujet (et non seulement dans son enfance et son adolescence) rendent la complexité difficilement catégorisable et finissent par rendre les démonstrations assez floues.
Cit. :
1. « En rapprochant ces habitudes pathologiques d'autres rencontrées dans ma pratique et mes lectures (le jeu, la pathomimie, la cleptomanie, la pratique des risques de l'extrême, la boulimie), je me suis demandée si, à côté des structures de fonctionnement psychiques bien identifiées – névrose, psychose, perversion, psychosomatique – il n'existait pas également une structure addictive. Celle-ci serait caractérisée par la fracture de la personnalité selon un schéma organisateur de ses rapports à lui-même et au monde extérieur : une partie du Moi est adaptée aux exigences de la vie en société, en reçoit les avantages et se plie à ses frustrations ; l'autre partie du Moi n'écoute que ses pulsions les plus primaires, les plus infantiles, ne cherchant que la satisfaction immédiate hors du temps, sans tenir compte des effets ultérieurs de ses actes sur lui-même et sur les autres. En somme, d'un côté, un enfant exigeant, avide et se croyant tout-puissant ; de l'autre, un adulte qui s'est séparé de l'enfant en lui. » (pp. 2-3)
2. « Chaque fois qu'un produit a pu être pris pour un pur porteur de plaisir, n'ayant aucune fonction si ce n'est de fournir un surplus de plaisir par rapport à ce que la vie permet "naturellement", sa consommation a été réglementée, soit dans un sens législatif, soit dans un sens moral. Le café, le chocolat, le jeu, l'alcool, toutes les drogues ont été placées sous haute surveillance.
Tout se passe comme si la société en tant que telle, qui a pour fonction de régler les rapports des hommes entre eux, de maintenir la coexistence des sujets, était opposée à la recherche individuelle du pur plaisir sensuel et sexuel. Pour que cette recherche soit acceptée, elle doit être un tant soit peu déviée, transposée, justifiée par des buts plus élevés, que ce soit l'amour, l'altruisme, la connaissance, l'art ou plus souvent et tout simplement le partage de la joie, du plaisir. Dès lors qu'un plaisir est ouvert au partage avec d'autres, dès qu'il n'est plus purement auto-érotique, il est toléré ou même encouragé [...] » (pp. 9-10)
3. « […] Il me semble que ce n'est pas – comme cela est affirmé si souvent – dans une escalade progressive et douce, due à la nécessité d'augmenter les doses pour obtenir le même effet que l'on passe de l'état de débutant à celui de grand addict. Il y a toujours une ou plusieurs grandes crises, dues elles-mêmes souvent aux effets antérieurs de l'habitude, qui font passer le sujet d'un état relativement modéré à un état chronique et grave. […]
L'addict arrive alors dans l'état de besoin, de manque, de dépendance par lequel est caractérisé couramment l'addict : quelqu'un qui ne pense plus qu'à cela, qui ne fait plus que cela, qui est, au moins momentanément, inapte à la vie sociale, intégrée. […] Il est perdu pour lui-même et pour les autres. Il ne peut réintégrer le monde et récupérer un peu de fierté, d'amour de soi, de dignité à ses propres yeux qu'en arrêtant totalement sa pratique. » (pp. 28-29)
4. « Pour qu'un produit ou une pratique puisse pousser un sujet vers une utilisation addictive, il faut trois conditions. D'une part, l'usage du produit ou de la pratique doit être perçu comme quelque chose d'agréable, d'excitant, mais d'un peu dangereux si l'on en abuse et entraînant un risque. D'autre part, il faut qu'il existe chez l'individu une douleur psychique, incompréhensible, insaisissable pour lui et qu'il doit à tout prix faire cesser en exécutant une action, c'est-à-dire en utilisant la musculature plutôt que l'esprit ou la pensée, une action, un geste qui le met en contact directement avec son propre corps. Enfin, il faut qu'il rencontre un produit ou une pratique dont l'image et les effets spécifiques sur le corps soient particulièrement adaptés pour faire disparaître momentanément la douleur psychique particulière qu'il éprouve sans pouvoir la penser. » (p. 40)
5. « On est bien obligé de supposer que le grand drogué, depuis le début de sa vie, ne s'est senti investi affectivement, ni dans l'amour ni dans la haine. Il a dû être traité comme un objet, soit un objet n'ayant aucune valeur que narcissique pour la mère, n'ayant aucune valeur en lui-même, soit comme un objet encombrant, soit comme une argile à modeler dans un sens prévu uniquement par la mère. Comment investir le monde si l'on n'a pas été investi ? Aucun de ses besoins primitifs n'a été reconnu. Comment se fait-il qu'il ne se soit pas révolté, qu'il n'ait pas été un bébé crieur, hurleur, anorexique ou malade ? » (p. 133)
6. « Pour qu'il y ait addiction, il faut que se rencontrent un produit susceptible d'engendrer une addiction (de par son effet et de par son image) et un sujet présentant un clivage du Moi, dont le courant libidinal va trouver à s'autosatisfaire, détournant ainsi le sujet de la vie en société. […] L'addict va croire trouver dans le produit l'équivalent de ce que sa mère lui avait refusé dans son enfance. » (pp. 248-249)
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