Si depuis les années 1950 l'hormone appelée ocytocine est connue et utilisée en obstétrique pour favoriser les contractions utérines et la lactation, ces 25 dernières années, à un rythmé accéléré, une kyrielle (presque 30.000) d'études scientifiques lui ont découvert une multiplicité de rôles physiologiques et comportementaux tout au long du cycle de la vie animale et humaine, en tant que « hormone de l'amour ». Un schéma récapitulatif des « fonctions de l'ocytocine au service de la survie de l'espèce » (p. 162), en dénombre pas moins de vingt-cinq, regroupées autour des quatre pôles : reproduction, attachement parental, attachement individu-groupe social, attachement adulte-adulte ; à savoir : accouchement, allaitement, (réduction de la) douleur, hypoxie, microbiote, dépression, stress, empathie, bravoure, plaisir, attachement, manque, lien social, mémoire sociale, agressivité, confiance, générosité, altruisme, regard, toucher, baiser, monogamie, érection, orgasme, vieillissement.
Mais qu'est-ce que l'amour a à voir avec la biochimie ? Le chimiste-pharmacologue soucieux de rigueur dans la vulgarisation de sa recherche et donc d'évitement de « racolage » autant que de scientisme de mauvais aloi, consacre un très opportun chap. 2 à rappeler rapidement ce que la philosophie antique (« Eros-Philia-Agapé »), la poésie (et quelques romans célèbres), la psychanalyse, les arts plastiques, l'ethnologie, avant la chimie ont à nous en dire. Au chap. 3, l'auteur rappelle les dernières frontières des recherches biologiques appliquées au corps humain : de l'Homme cellulaire à l'Homme moléculaire. Le très long chap. 4, qui constitue à lui seul presque 2/5 de livre, recense l'ensemble des découvertes sur les fonctions de l'ocytocine ; il se termine par une « petite conclusion prudente et lyrique » qui rappelle que « 1. "L'amour n'est pas réductible à une hormone". […] 2. "L'amour n'est pas réductible à un gène" […] et 3. "L'amour n'est pas réductible à la survie de l'espèce". ». Les chap. 5 et 6 traitent de la réflexion qui s'est graduellement imposée, respectivement avant l'auteur et à lui-même, sur un possible usage pharmacologique de l'ocytocine ou d'une molécule agoniste. Le chap. 7 décrit enfin l'histoire de sa propre recherche, par cette molécule, d'un traitement médicamenteux de l'autisme et il se termine par une mise en garde contre les éventuels usages détournés d'une telle recherche pharmacologique. Enfin le chap. 8 relate la présentation de ses travaux au sein d'un séminaire entre jeunes et vieux chimistes et biologistes qui illustre, entre autres choses, une manière (intellectuelle) de faire exploser les taux d'ocytocine auprès d'un auditoire en évoquant le suicide d'un couple de garçons adolescents et ses implications en termes d'Eros (-Thanatos), de Philia et d'Agapé...
Comme tous les très bons essais de vulgarisation scientifique, ce livre est capable de faire surgir une infinité de questions et de réflexions dépassant largement le sujet traité.
Cit. :
1. « La plus grande partie des molécules constituant notre organisme est désormais connue, de la petite hormone à notre ADN, en passant par les milliers de protéines qui régulent nos fonctions. Les scientifiques ont caractérisé les pièces du puzzle. Pour autant, le chemin qui reste à parcourir pour déchiffrer le vivant est plus escarpé, et heureusement sans fin : il s'agit de comprendre comment ces molécules interagissent de manière concertée, intégrée et contrôlée pour induire des fonctions du niveau moléculaire au niveau cellulaire, du niveau cellulaire au niveau du tissu et enfin du niveau de l'organe à celui du corps entier, lequel est plongé dans son environnement et son histoire. On pourrait opposer là deux visions du vivant : une vision matérialiste qui oserait prétendre que le tout est la somme comprise de ses parties, et une vision holistique qui oserait quant à elle aussi prétendre que le tout est plus que la somme de ses parties. » (pp. 50-51)
2. « Il est remarquable de constater que les taux d'ocytocine chez le père augmentent de manière parallèle à ceux de la mère alors qu'il ne présente évidemment pas de modifications hormonales directement associées à la grossesse. Cette augmentation et les effets comportementaux bénéfiques associés seraient donc la conséquence d'une empathie avec la mère ou avec l'enfant à venir ou présent. Il est clair que la mère ou le père n'ont pas de contrôle ni de maîtrise des taux d'ocytocine endogène qui résultent de leurs gènes, de leur histoire, de leur environnement. Il ne convient plus ici d'évoquer la moindre responsabilité ou culpabilité. » (p. 77)
3. « L'épigénétique est un phénomène qui ajoute de la diversité et de la complexité sur notre patrimoine génétique initial. Elle consiste notamment en la méthylation de l'ADN, c'est-à-dire une modification chimique naturelle qui ajoute un atome de carbone et trois atomes d'hydrogène […] sur une base cytosine de l'ADN, ce qui permet à l'organisme de réguler l'expression d'un gène. C'est ce qui se passe sur une partie du récepteur humain de l'ocytocine, le promoteur nommé MT2. Les méthylations de ce site conduisent à une diminution de l'expression du gène du récepteur, permettant ainsi une régulation fine des fonctions associées. Un lien entre différents types de méthylation du gène OTR a ainsi pu être proposé avec l'autisme, les psychopathies, l'anorexie, la dépression post-partum, la réaction à la colère et à la peur. Vous voyez, indépendamment de notre patrimoine génétique initial, les modifications épigénétiques du gène du récepteur de l'ocytocine peuvent venir moduler nos comportements sociaux sous la pression de l'environnement et de l'histoire. » (pp. 164-165)
4. « Cette étude a été poussée notamment en comparant les interactions avec le chien ou avec le loup. Le regard du chien provoque une augmentation d'ocytocine dans les urines du maître, ce qui induit son comportement affectueux et provoque en retour l'augmentation d'ocytocine chez le chien. Cet effet n'existe pas avec le loup, son ancêtre non domestiqué. Par ailleurs, l'administration nasale d'ocytocine au chien augmente sa stimulation du maître par le regard, ce qui induit une montée d'ocytocine chez le maître. "Flattez ceux du logis, à son maître complaire." [De La Fontaine] Ces résultats vont dans le sens d'une boucle d'interaction positive entre ces deux espèces, l'humain et le chien, résultant de l'évolution et autorisant la domestication, au bénéfice des deux, mais au prix de la liberté du canidé. "Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encore." » (pp. 191-192)
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