Dans la famille des anti-héros, des « hommes sans qualités », le Tchoulkatourine de Tourguéniev (1850) est peut-être parmi les précurseurs, sans être l'aïeul absolu. Célibataire à peine trentenaire à qui son médecin a pronostiqué une mort imminente, il entreprend la rédaction d'un journal qui se déroule effectivement du 20 mars au 1er avril d'une année indéterminée du XIXe siècle. L'amertume pour sa fin prématurée, annoncée de surcroît dans la renaissance jouissive de la nature printanière, l'amène à un bilan implacable de son existence : il se juge caractérisé par sa qualité de surnuméraire.
Pourtant, après un bref portrait de ses parents et de son enfance, un élément biographique, unique mais pas du tout anodin, fait l'objet de la nouvelle : l'histoire d'une formidable passion amoureuse non réciproque. Les étapes de la relation amoureuse, dans le cadre de la classe des notables provinciaux (russes) du XIXe siècle sont toutes franchies : la fréquentation assidue de la famille de la jeune fille, les lectures et promenades dans le bois, le surgissement d'un homme plus séduisant et de position sociale plus élevée que le protagoniste, le bal, le duel, l'humiliation et l'ostracisme, la disparition du félon « prince charmant », l'espoir d'un mariage réparateur comme pis aller...
Cette narration stéréotypée, qui sied parfaitement à la personnalité conformiste du protagoniste, semble pourtant indigne du grand romancier Tourguéniev... Il y a quelque chose qui cloche, dans la narration de la vie entière d'un homme banal.
Je présume qu'il faut la chercher du côté de la méprise du narrateur sur lui-même. En effet, dans son histoire d'amour, et contrairement à ce qu'il prétend démontrer, il n'a nullement été « de trop » : à l'inverse, il a provoqué et précipité les événements d'une manière absolument active et délibérée. Mais il s'est trompé. Par conséquent, on peut avancer aisément que Tcholkatourine, tout en étant très bon observateur, a une plus faible aptitude à l'analyse que le lecteur (espéré de Tourguéniev) : il se trompe dans le jugement de soi de même qu'il s'est trompé dans ses comportements avec Lise, avec le rival princier et même avec Bizmionkov, le vrai rival...
Irais-je trop loin, commettrais-je un anachronisme en supposant que l'auteur émet ainsi une critique envers le rituel amoureux et matrimonial de son époque, dans lequel les sentiments de la jeune fille sont considérés à tort par les hommes comme une entité négligeable, sans aucune importance dans le déroulement des événements... ?
Cit. :
« De trop : c'est bien cela. Cette formule ne s'applique pas aux autres hommes... Les hommes il y en a de mauvais, de bons, d'intelligents, de bêtes, d'agréables, de déplaisants ; mais de trop... non. Enfin comprenez-moi bien : l'univers pourrait fort bien se passer d'eux... bien entendu ; mais l'inutilité n'est pas leur qualité principale, leur signe distinctif, et lorsque vous parlez d'eux, les mots "de trop" ne sont pas les premiers qui vous viennent aux lèvres. Tandis que moi... de moi, il n'y a pas moyen de dire autre chose : homme de trop, c'est tout. Surnuméraire, et tout est dit. » (p. 23)
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