Peut-être n'en a-t-on jamais fini, aujourd'hui encore avec les polémiques entre neurosciences et psychanalyse, de chercher de nouvelles formes de la dialectique entre soma et psyché, entre physiologie et psychologie. Cet ouvrage de 1942 résume, sous le titre sulfureux de La Fonction de l'orgasme, les découvertes de cette nouvelle science que Wilhelm Reich avait appelée l'Économie sexuelle et il devait constituer le premier tome d'un diptyque auquel suivrait une étude sur l'Orgone, l'énergie cosmique biologiquement active, caractérisant l'ensemble du vivant et matière d'une nouvelle bio-physique.
Dans son envergure déjà remarquable (399 p.), il présente la fusion interdisciplinaire entre les théories sociologiques, psychanalytiques et biologiques (physiologiques, bio-électriques) sur les maladies psycho-somatiques (ou somato-psychiques) et les traitements relatifs conçus et expérimentés par le praticien au cours d'une période d'environ quinze ans. Il s'agissant d'une discipline étonnamment mal reçue à l'époque, qui conduisit son auteur à deux excommunications (du Komintern, de l'Association Psychanalytique Internationale), à plusieurs exils (suite au nazisme), bientôt à l'autodafé et à la prison dans l'Amérique du maccarthysme, et à la persistance posthume de la croyance que son auteur fût devenu schizophrène. Par conséquent, Reich n'en fait pas un traité systématique d'Économie sexuelle, qui eût été sans doute beaucoup plus aisé à lire, mais structure son texte autour de la chronologie de ses découvertes, et en particulier de son éloignement progressif de ce qui était en train de se consolider comme le corpus de la psychanalyse, alors qu'il reste fidèle à la radicalité des premières intuitions et formulations de Freud.
Une compréhension globale de ses différentes théories – de l'orgasme, de l'armure caractérielle, de la détermination sociologique et historique des répressions sexuelles causes des névroses en relation avec le patriarcat, de l'identité entre raidissements caractériels et musculaires causes de très nombreuses maladies, du parallèle fonctionnel entre mouvements bio-énergétiques de dilatation-contraction des organismes vivants d'une part, et dilatation-contraction de la pulsion sexuelle vs. de l'angoisse d'autre part – ne peut donc s'opérer jusqu'à la dernière page du livre. Cette compréhension pose ensuite les problèmes relatifs à l'actualité d'une pensée qui, environ un siècle après sa première élaboration, a peut-être perdu de son potentiel si transgressif, si disruptif, tout en demeurant révolutionnaire au point de rester, me semble-t-il, assez confidentielle et très insuffisamment citée.
Peut-être convient-il justement de partir de la fin, des découvertes biologiques et physiologiques. Je ne suis pas médecin, j'ignore tout de la postérité de la théorie bio-électrique de Reich. Mais les neuro-physiologistes semblent s'intéresser à la transmission électrique autant que chimique des signaux et Michel Jouvet a peut-être fait un petit clin d’œil à Reich dans son roman historique Le Château des songes, en faisant mesurer l'électricité du coït à son héros du XVIIIe siècle... Les recherches récentes sur les liens entre cellules intestinales et cérébrales semblent aussi aller dans le sens d'une nouvelle complexification de la notion du psycho-somatique.
Les névroses de masse, depuis les nombreuses analyses des historiens des fascismes dont Reich a été un pionnier, sont désormais un acquis. Les critiques du patriarcat comme cause du refoulement sexuel sont tout à fait contemporaines, et éventuellement ce qui est remis en cause par la paléoanthropologie, c'est l'hypothèse d'Engels sur le matriarcat de l'époque préhistorique et pré-agricole.
Du point de vue psychanalytique, il est notaire que certaines objections de Reich contre Freud concernant son abandon de l'observation clinique au profit d'une hypothétique méta-psychanalyse (théorie de la pulsion de mort, de la naissance de la civilisation), celles se rapportant à son conservatisme politique et enfin celles relatives à sa méthode thérapeutique (trop longue, trop élitiste, aux résultats trop incertains par manque d'une prise en compte systématique des résistances) sont désormais généralement admises.
Deux problèmes très importants me semblent par contre se poser aujourd'hui du point de vue sociologique : s'il est évident que les structures sociales et productives répressives se basent sur la répression sexuelle et que celle-ci provoque les névroses de masse, peut-on penser qu'une structure sociale et productive, telle le néolibéralisme contemporain, qui serait au moins en partie anti-répressive, voire même ouvertement pulsionnelle, provoque d'autres psychopathologies sexuelles de masse, à savoir les perversions ?
Deuxième problème qui m'a été inspiré par un cas de guérison (p. 188 et sq.), c-à-d. de déblocage de la charge énergétique à travers une vie amoureuse naturelle par le « principe d'autorégulation du champ psychique » : L'acceptation d'une organisation politique peu ou pas démocratique (avec ou sans autoritarisme), et/ou du travail aliéné requiert-elle l'engorgement de l'énergie sexuelle ? Est-elle aussi le résultat d'une éducation répressive ? Et si oui, quelle forme de répression peut-il exister qui ne soit pas directement un refoulement sexuel tel que Reich pouvait l'observer ?
[J'ai lu cet ouvrage dans une édition italienne de 1984, venant de la bibliothèque paternelle, qui est beaucoup plus accessible que la dernière (?) édition française de 1997 ; les cit. ci-dessous ont été traduites assez hâtivement par moi et les numéros de page s'y réfèrent.]
1. « La structure caractérielle de l'homme d'aujourd'hui, qui reproduit une culture patriarcale autoritaire vieille de six mille ans, est caractérisée par une armure caractérielle qui agit contre la nature qu'il porte en soi et contre la misère sociale qui existe en-dehors de soi. Elle constitue le fondement de la solitude, du besoin absolu d'aide, du désir morbide d'autorité, de la crainte des responsabilités, des tendances mystiques, de la misère sexuelle, de la rébellion névrotico-impuissante ainsi que d'une capacité d'endurance antinaturelle. Les êtres humains ont pris une attitude hostile envers ce qui est vivant en eux en s'en détournant. Ce détournement n'a pas une origine biologique mais socio-économique. On ne le retrouve pas dans les stades de l'histoire de l'humanité qui ont précédé le développement du patriarcat. » (p. 22)
2. « On disait à présent [après l'introduction par Freud de la "pulsion de mort"] que la névrose était un conflit entre le besoin sexuel et le besoin de punition, c'est-à-dire exactement le contraire de la peur de la punition pour ses propres actes sexuels. […] Cela contredisait toutes les observations cliniques, dont il apparaissait sans aucun doute que les premières formulations de Freud étaient exactes. Les malades étaient naufragés par la peur de la punition pour leurs actes sexuels, et non par le désir d'être punis pour leur comportement sexuel. Toutefois, certains patients développaient ultérieurement […] l'attitude masochiste de vouloir être punis, de s'auto-léser ou de conserver leur maladie. » (p. 141)
3. « Le but de l'agressivité est toujours de rendre possible la satisfaction d'un besoin vital. L'agressivité n'est donc pas une pulsion à proprement parler, mais le moyen indispensable d'accéder à tout mouvement pulsionnel. […] Il existe donc une agressivité de type destructeur, de type sadique, de type locomoteur et de type sexuel. […] Ainsi naît le sadisme : par la perte du véritable but amoureux, la haine se développe. Elle devient très violente si la possibilité d'aimer ou d'être aimé est niée. De telle manière, l'intention destructrice ayant des buts sexuels s'ajoute à l'action agressive, par ex. dans le cas de l'homicide avec viol. Sa prémisse est le blocage de la capacité d'éprouver le plaisir génital de façon naturelle. » (p. 169)
4. « Suite à ces considérations, je parvins au concept de l'unité de la structure sociale et de la structure caractérielle. La société forme les caractères humains. Ceux-ci reproduisent l'idéologie sociale en masse. De telle manière, ils reproduisent leur propre répression, dans la négation de la vie. Voilà le mécanisme de base de la dénommée tradition. Je n'avais la moindre idée du sens que tout cela aurait acquis, cinq ans plus tard, dans la compréhension de l'idéologie fasciste. » (p. 199)
5. [Objections formulées à Freud suite à son essai : Le Malaise dans la civilisation (1930)] :
« 1. Où arrive-t-on en conduisant jusqu'au bout le théorie de la thérapie psychanalytique ? [… c-à-d.] si l'on continue à soutenir l'importance fondamentale des causes sexuelles des névroses.
2. Est-il possible de continuer à s'occuper des névroses des individus singuliers […] puisque la maladie psychique est une endémie dont l'humanité entière est affectée ?
3. Quelle place le mouvement psychanalytique doit-il occuper dans l'engrenage social […] ce qui est en jeu étant le grand problème de l'économie psychique, qui est identique à l'économie sexuelle […] ?
4. Pourquoi la société produit-elle des névrosés en masse ? » (pp. 205-206)
6. [Une alternative à la tripartition freudienne : « ça » - « moi » - « sur-moi »]
« L'ère patriarcale autoritaire de l'histoire de l'humanité a tenté de maintenir intactes les pulsions asociales secondaires comme des interdits moraux coercitifs. De telle manière, le soi-disant homme civilisé se retrouve à posséder une structure constituée par trois strates. En surface, il porte le masque artificiel de l'autocontrôle, de la courtoisie fausse et forcée et de la sociabilité hypocrite. En-dessous se cache la deuxième strate, "l'inconscient" de Freud, dans laquelle le sadisme, l'avidité, la lubricité, la jalousie et des perversions en tout genre sont tenus en échec sans qu'ils perdent de leur force. Cette deuxième strate est le produit artificiel de la civilisation sexe-négative, et dans la plupart des cas elle est perçue par la conscience seulement comme vide intérieur et ennui. Au-dessous, en profondeur, vivent et opèrent la sociabilité et la sexualité naturelles, la joie spontanée de travailler et la capacité d'aimer. Cette troisième et dernière strate, qui représente le noyau biologique de la structure humaine, est inconscient et craint. Il contredit entièrement l'éducation et la domination autoritaires. Elle est aussi l'unique espoir réel pour l'homme de se libérer un jour de la misère sociale. » (p. 242)
7. [L'armure caractérielle est une armure musculaire]
« […] Chaque raidissement musculaire contient l'histoire et la signification de son surgissement. Il n'est donc pas nécessaire de déduire des rêves ou des associations la manière dont l'armure musculaire s'est formée ; il s'agit plutôt de la forme dans laquelle l'expérience infantile continue d'exister comme élément nocif. La névrose n'est pas seulement l'expression du dérangement d'un équilibre psychique mais, dans un sens beaucoup plus profond et justifié, elle est l'expression du dérèglement chronique de l'équilibre végétatif et de la mobilité naturelle. » (p. 308)
8. « L'excitation sexuelle est donc fonctionnellement identique à la charge bio-électrique de la périphérie de l'organisme. Le concept freudien de la libido comme mesure de l'énergie psychique n'est plus une pure et simple image. Il concerne des processus bio-électriques réels. Seule l'excitation sexuelle représente la fonction bio-électrique en direction de la périphérie. Le plaisir et l'angoisse sont les excitations ou les affects originaires de la matière vivante. […]
L'intensité de la sensation du plaisir correspond à la quantité de la charge bio-électrique de la surface, et vice versa. La sensation "d'être froid", "d'être mort", du "manque de contact" des malades psychiques est l'expression d'une carence de la charge bio-électrique périphérique. […]
Le processus biologique de l'expansion […] est la manifestation extérieure d'un mouvement d'énergie bio-électrique du centre vers la périphérie de l'organisme. […] L'excitation du plaisir doit être considérée comme le processus productif spécifique du système biologique. Tous les autres affects, comme le déplaisir, la colère, l'angoisse, la pression sont antithétiques et représentent des fonctions négatrices de la vie. Le processus du plaisir sexuel est donc simplement le processus vital. Cela n'est pas une façon de parler, mais un fait expérimentalement avéré.
L'angoisse, en tant que direction [de la charge bio-électrique] fondamentalement opposée à celle de la sexualité, coïncide avec celle de la mort [c-à-d. rétrécissement de la périphérie vers le centre]. L'angoisse n'est pas identique à la mort, car dans cette dernière la source centrale d'énergie, l'activité de la charge s'éteint, tandis que dans l'angoisse la source d'énergie est simplement accumulée vers le centre à travers le retrait de l'excitation de la périphérie, générant ainsi la sensation subjective de l'oppression (angustiae) ». (pp. 378-380)
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