Cette enquête sociologique a été menée auprès d'agences de Pôle Emploi pour vérifier, par l'observation d'environ 200 entretiens de chômeurs avec leurs conseillers, la mise en pratique de la part de ces derniers des nouvelles dispositions qui ont transformé le service public de l'emploi en administration exécutant les nouvelles politiques d'activation. L'étude n'est donc pas un essai – comme il en existe plusieurs par ailleurs – sur les dysfonctionnement de Pôle Emploi, ni elle n'accable ses employés. Cependant, deux conclusions s'imposent par rapport à l'instauration des politiques d'activation : celles-ci sont fondées sur des présupposés idéologiques aux implications douteuses, qui se répercutent négativement autant sur les conseillers que sur les chômeurs. Les premiers sont soumis à des injonctions contradictoires, le cœur de leur métier est subrepticement transformé de l'accompagnement au placement des bénéficiaires, ils réagissent de manière différente selon leur personnalité, leur parcours et leur identité sociologique propre, en dosant à leur guise les deux logiques, mais étant contraints par une politique gestionnaire : maximiser la part de marché des offres d'emploi vis-à-vis des concurrents privés (y compris les agences d'intérim) et minimiser celle des chômeurs dont le nombre explose pour des raisons macroéconomiques. Ces derniers, soupçonnés systématiquement de mauvaise volonté voire de fraude, se retrouvent exclus du principe d'égalité et contraints à passer au crible d'un jugement moral, avec tout ce qu'il comporte d'arbitraire, sur leur biographie, et sur leur docilité (« compliance ») à accepter des conditions de travail plus défavorables, conformément à un certain nombre de normes et de dispositifs dont les appellations relèvent de l'euphémisme.
En somme, une profonde modification d'état d'esprit du législateur se répercute de multiples façons sur les pratiques et le professionnalisme de l'institution.
Table :
I. Une ethnographie du métier de conseiller à l'emploi
II. Morphologie sociale et identité professionnelle des conseillers à l'emploi
III. De l'ANPE à Pôle Emploi, des transformations au prisme de l’État social actif
IV. Rationalisation gestionnaire et gestion du chômage de masse
V. Évaluer la « distance à l'emploi »
VI. « Contrôler la recherche d'emploi »
VII. « Agir sur les freins »
Cit. :
1. « L'emprunt au champ lexical de la médecine ("prescription", "diagnostic") marque […] la volonté de rationaliser la démarche [de suivi des chômeurs] et de la rendre professionnelle, en faisant référence à un idéal de service de neutralité affective, d'orientation vers autrui, mais aussi au modèle inspiré de la médecine technique, de construction d'un savoir sur une personne transformée en objet d'investigation jusqu'à ce que les résultats lui soient restitués. La pénétration du vocabulaire médical s'explique également par la psychologisation du chômage pour occulter le manque d'emploi, i.e. la substitution des moyens techniques de lutte contre le chômage par des moyens cliniques, privilégiant un traitement centré sur les carences de l'individu. » (p. 46)
2. « Au centre de ce passage des politiques de la protection sociale à des politiques d'activation des dépenses de protection sociale, figure de la transformation du rôle de l'État, d'un État social, porteur d'exigences de solidarité et d'affiliation sociale, mais aussi d'un compromis social et productif, à un État social actif. Par État social, on désigne les quatre piliers que sont la protection sociale, les instruments de régulation du marché du travail (droit du travail, négociation collective...), les services publics et les politiques économiques de soutien à l'emploi et à la croissance. Par État social actif, on désigne un État qui fait de l'emploi l'objectif principal de la politique sociale, s'opposant à l'État-providence, dont les dépenses dites passives sont censées générer des effets pervers d'installation dans l'inactivité. […]
Les soubassements théoriques de ce changement de paradigme correspondent aux théories de la désincitation au travail, arguant des effets contre l'emploi des dispositifs de protection sociale et du salaire minimum, qui dissuaderaient les employeurs de recruter les personnes les moins qualifiées. La notion centrale des politiques d'activation devient alors celle des trappes à chômage, que les dispositifs d'activation ont pour fonction de prévenir et de combattre, à travers des logiques aussi bien incitative que punitive. » (p. 58)
3. Définition d'un euphémisme : « Les "technologies sociales d'adaptabilité" visent à négocier ou imposer, via l'individualisation du traitement, la révision à la baisse des qualités de l'emploi recherché en termes de proximité géographique ou professionnelle dans une perspective d'adéquation au marché de l'emploi. Il s'agit principalement de pratiques ou habiletés professionnelles d'incitation, de négociation, voire de coercition, qui s'expriment dans différents types de registres : rappel des règles de contrôle de la recherche d'emploi, registre de proximité, registre intermédiaire présentant les règles comme une contrainte extérieure, menace de sanction. » (note 1, p. 106)
4. « Au-delà des détails biographiques recherchés par le conseiller pour catégoriser l'état de chômage, l'évaluation de l'employabilité porte sur la caractérisation de la "motivation" du demandeur d'emploi, et fait directement référence à la vérification de la réalité d'une recherche d'emploi active et la sincérité du demandeur d'emploi dans ses démarches. La caractérisation de la "volonté" ou de la "motivation" du chômeur rejoint la notion de compliance et de flexibilité car elle se fonde sur des catégorisations morales issues de la connaissance biographique du chômeur reçu.
Ces catégorisations morales mobilisent la notion de mérite, ou la compassion à l'égard de personnes jugées victimes de leur situation, ou bénéficiant en tout cas de circonstances atténuantes. La volonté ou la motivation renvoient dans une acception professionnelle aux efforts que la personne est prête à consentir pour se conformer aux contraintes du marché de l'emploi, et son mérite sera d'autant plus grand que ses efforts sont importants, compte tenu d'une situation personnelle particulièrement difficile ou dominée. Ces catégorisations morales peuvent dans ce cas servir au conseiller à surseoir à des décisions coercitives [...] » (p. 118)
5. « On voit ainsi se dessiner un clivage entre deux théories de la justice et de la citoyenneté, à travers le débat sur la légitimité de ce qui n'est pas un dû (qui doit donc être conditionné par des preuves de mérite) ou de ce qui est un droit (qui ne doit pas être conditionné, la personne ayant fait preuve d'un chômage involontaire). La première est une conception renouvelée de la justice et de la citoyenneté, qui met au centre l'obligation morale de la réciprocité à l'égard de la société pour un usager qui n'est plus un simple sujet, mais un individu responsable de ses choix. En arrière-plan de cette représentation de la justice, on trouve le concept d'aléa moral, qui suppose que les individus soient responsables de leurs préférences, leurs goûts et leurs objectifs personnels, et sont dotés d'une capacité à s'autocontraindre. Dans cette conception, un système ne peut couvrir les risques pris par un individu au titre de ses préférences, et il est donc de la responsabilité de chaque individu de supporter les conséquences de son arbitrage entre travail et loisir. » (p. 147)
6. « "Moi j'utilise beaucoup la technique de la démarche commerciale qui est le SONCAS (sécurité, orgueil, nouveauté, confort, sympathie) pour connaître à quoi fonctionne une personne... Si on utilise un ou plusieurs leviers, on arrive toujours à créer des déclencheurs." » (p. 163)
7. « La recherche menée contredit l'idée que la personnalisation basée non plus sur la rectification morale, mais sur l'incidence sociale des comportements individuels, permettrait une rupture avec les politiques assistantielles antérieures : les différents résultats de nos investigations mettent au contraire en exergue le recours par les agents à des catégorisations morales empruntées à la logique de l'assistance, basées sur la notion de mérite, ou sur la dichotomie chômage volontaire/involontaire, dans l'établissement des jugements de recrutabilité visant à évaluer la compliance des chômeurs. En ce sens, on peut définir les conseillers à l'emploi comme des entrepreneurs de morale, qui favorisent la diffusion de nouvelles normes dans l'accompagnement à l'emploi, par l'injonction du réalisme des demandeurs d'emploi, sorte de mission éducative au principe de réalité que constituerait le marché de l'emploi. » (p. 194)
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