Sous ce titre plutôt racoleur et assez inexact, ce livre relate les contenus d'un « entretien-fleuve » du journaliste Lemine Salem, Mauritanien spécialiste des mouvements djihadistes au Maghreb et au Sahel, avec Abou Hafs, qui a été le mufti d'Al-Qaida – donc numéro trois dans la hiérarchie de l'organisation – et l'ami intime, le confident de Ben Laden. Après les trois chapitres initiaux concernant le contexte de l'entretien et les premières années du parcours d'Abou Hafs, avant sa rencontre avec Ben Laden, au Soudan, en 1992, la plus grande partie du texte présente la vie quotidienne auprès du leader djihadiste et au sein d'Al-Qaida. Abou Hafs a vécu dans l'intimité du terroriste, en qualité d'expert en religion, professant des enseignements théologiques et prodiguant ses expertises ès charia au profit de Ben Laden, de ses enfants et des membres du groupe djihadiste, d'abord au Soudan, puis en Afghanistan, jusqu'à la veille du 11 Septembre 2001 lorsqu'il s'éloigne de son employeur et démissionne de l'organisation, étant en désaccord sur sa ligne politique. Le lendemain de l'attentat le plus retentissant de l'Histoire récente, le groupe s'exile et se désagrège : Abou Hafs, chargé quand même de l'expatriation de certains confrères, trouvera asile pendant dix ans en Iran, un asile plutôt semblable à une détention, et rentrera enfin dans sa Mauritanie natale en 2012.
Outre l'arrière-plan de l'organisation terroriste, l'ambiguïté de l'hospitalité-protection-refoulement au Soudan, en Afghanistan, Pakistan, Iran, parfois dans la clandestinité, parfois au vu et au su de tous, la relative facilité des déplacements internationaux d'une « cour » composée de centaines de personnes (avec les familles des dirigeants djihadistes), les enjeux de « gros sous » qui entouraient le personnage Ben Laden, je retiens les faits historiques suivants :
- Le différend entre Ben Laden et le royaume saoudien, qui l'a ensuite déchu de sa nationalité et gelé son énorme patrimoine, remonte à l'invasion du Koweït par Saddam Hussein, lorsque les Saoudiens, effrayés, refusent l'aide de Ben Laden et choisissent de se faire protéger par les États-Unis.
- L'amitié entre Ben Laden et le mollah Omar, le chef des talibans, a duré un temps réduit : ce dernier en tant qu'hôte, avait ordonné à Ben Laden, son invité, de s'abstenir de commanditer des actes terroristes pouvant mettre en danger son pouvoir en Afghanistan ; Ben Laden, au contraire, voulait ardemment entraîner les États-Unis dans une guerre en Afghanistan, convaincu qu'ils s'y embourberaient à l'instar de l'Union Soviétique. Il a désobéi, s'est trompé dans son analyse et a été à l'origine de plusieurs catastrophes.
- Lors de l'attentat du 11 Septembre, Ben Laden était complètement désargenté : sans cela le scénario de la terreur aurait été autrement plus apocalyptique. En particulier, Ben Laden avait en cours plusieurs programmes pour se saisir de l'arme nucléaire et d'un arsenal chimique et bactériologique.
- Lorsque l'on parle de nébuleuse djihadiste, il faut garder à l'esprit toute la dimension internationale des affiliés, de leurs réseaux, des complicités et complaisances de nombreux États enclins au double jeu (cf. Pakistan, Arabie Saoudite, etc.) voire même d'improbables alliances de circonstance (cf. l'Iran, la Syrie...), et s'attendre à ce qu'une multiplicité d'organisations se forment et se désagrègent, se phagocytent et se fracturent les unes les autres, au gré de l'apparition de leaders charismatiques, du surgissement de circonstances spécifiques et des dynamiques historiques globales.
Cit. :
« Dans son entourage [de Ben Laden], ceux qui n'étaient pas d'accord avec lui sur cette manière de vivre [très spartiate, notamment sans eau courante ni électricité] le faisaient savoir d'une façon très originale […] Ainsi les opposants à la politique d'austérité de Ben Laden portaient des vêtements bien repassés au fer. Ses partisans, […] arboraient des habits froissés. » (pp. 70-71)
« [… Propos d'Abou Hafs :] les Américains m'ont confirmé qu'ils n'avaient rien contre moi, qu'ils avaient les preuves que j'étais contre les attaques du 11 Septembre. Mais ils voulaient que je les aide à comprendre pourquoi les musulmans les haïssaient...
"Ce n'est pas parce que vous n'êtes pas musulmans, leur ai-je expliqué, ni même parce que vous êtes américains ou occidentaux. Al-Qaida ou pas, tant que votre politique sera orientée contre les musulmans et l'islam, comme on le voit en Palestine, en Irak, ou ailleurs, vous serez visés par des attaques djihadistes". » (p. 219)
« Soyons réalistes : si Ben Laden avait été un simple prédicateur du djihad désargenté, Abou Hafs et bien d'autres auraient-ils fait route à ses côtés ?
Certes le djihad moderne a été en grande partie favorisé par un ensemble de facteurs politiques (contextes locaux dans certains pays musulmans, situation internationale complexe avec les conflits afghan, irakien, ou israélo-palestinien) sur lesquels s'est greffé un discours idéologique plus ou moins construit. Mais il a également eu une dimension éminemment économique et matérielle. » (p. 223)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]