Les décisions absurdes I Sociologie des erreurs radicales et persistantes. – Morel Christian. – Paris : éditions Gallimard, 2002. – 379 p. – Coll. Folio Essais, n° 445. – ISBN 978-2-07-045766-3
L'auteur de ce livre nous présente quatorze cas (et fait à l'occasion référence à quelques autres) où des gens tout à fait normaux, et même souvent d'un niveau d'instruction élevé, commettent une erreur dans laquelle ils vont persister, souvent collectivement, parfois sans conséquence grave, parfois entraînant de lourdes pertes humaines et matérielles.
Ainsi de l'équipage d'un avion, à l'époque où l'on pilotait à trois, commandant de bord, copilote et mécanicien. A l'approche de l'aérodrome de destination le train d'atterrissage est sorti, mais le voyant de verrouillage du train ne s'allume pas. L'avion va faire des tours de piste pendant une heure environ ; pendant ce temps le copilote va s'efforcer sans succès de s'assurer que le train est bien sorti et verrouillé, le personnel de cabine va préparer les passagers à un atterrissage qui pourrait être mouvementé, le centre de maintenance va être contacté, les dispositions nécessaires vont être prises au sol. Le mécanicien, comme c'est son rôle, va régulièrement annoncer le niveau de carburant restant. Finalement, alors que le train est en fait fonctionnel, l'avion va s'écraser au cours de son dernier tour de piste par arrêt successif des quatre réacteurs faute de carburant. Lorsque le mécanicien annoncera l'arrêt du premier des réacteurs, le commandant lui demandera : « Pourquoi ? »
Autre cas, sans conséquence fâcheuse, celui-là. Jerry Harvey et son épouse sont en visite chez les parents de celle-ci, à Coleman, au Texas. Quarante degrés à l'ombre, vent de sable. Le beau-père de Jerry propose d'aller manger quelque chose à Abilene et tout le monde accepte. Cent soixante-dix kilomètres aller-retour, la vieille Buick n'a pas de climatisation, le repas est médiocre. Au retour les quatre personnes vont découvrir que chacune d'entre elles aurait préféré rester à la maison. Jerry va faire de cet épisode familial « le paradoxe d'Abilene », selon lequel des groupes peuvent décider de faire exactement le contraire de ce que tous individuellement désirent.
La recherche par l'auteur de l'origine des décisions malheureuses correspondant à chaque cas est passionnante et parfois beaucoup plus complexe que dans les deux exemples que je viens de présenter. Elle permet de se familiariser avec des processus qui sont aussi à l'oeuvre dans les décisions seulement médiocres. L'auteur les regroupe par catégories à chacune desquelles il consacre une partie de son livre :
en premier lieu les mécanismes cognitifs, comme le fait que l'équipage dont j'ai parlé ne parvient pas à prendre en compte simultanément les deux problèmes auxquels il est confronté : la possibilité de défaillance du train d'atterrissage mais aussi la limitation en carburant ;
les facteurs collectifs, responsables du paradoxe d'Abilene mais qui jouent aussi un rôle dans de nombreux autres cas ;
les facteurs téléologiques, c'est-à-dire la façon dont sont gérées les finalités ; parmi d'autres exemples, l'auteur cite l'envoi par l'U.R.S.S. en Afrique de chasse-neige au titre de l'aide aux pays frères.
Les décisions absurdes II Comment les éviter. – Morel Christian. – Paris : éditions Gallimard, 2012. – 383 p. – Coll. Folio Essais, n° 587. – ISBN 978-2-07-045623-9
Dix ans après la publication de son ouvrage sur les décisions absurdes, l'auteur entreprend de dégager ce qu'il nomme des métarègles de la fiabilité. Elles sont d'un caractère plus général que les règles ou procédures propres à chaque domaine d'activité. Elles constituent selon lui une véritable contre-culture car elles vont à l'encontre de la pensée habituelle en matière de décision et d'organisation. Elles ne constituent pas une théorie « tirée du chapeau », mais reposent sur l'observation d'acteurs sociaux qui « ne restent pas inactifs devant leur penchant pour les décisions absurdes : ils cherchent des solutions et les mettent en œuvre. »
« La première partie [du livre] est consacrée à des cas exemplaires, positifs ou négatifs, qui mettent en évidence ces métarègles, que la seconde partie reprend et développe de façon globale. »
Ainsi, il apparaît que la hiérarchie peut être à l'origine de catastrophes. L'agence de sécurité des transports des états-Unis a constaté sur la période 1978-1990 que lorsqu'un accident survenait, c'était le commandant de bord qui pilotait bien plus souvent que le copilote. L'explication retenue : « quand le pilote en fonction est le commandant, s'il se trompe, il est difficile au copilote de le lui dire et de rectifier l'erreur ; dans la situation inverse, corriger le copilote ne pose aucun problème au commandant. » Durant la décennie 90, la compagnie Korean Line connaissait un excès flagrant de hiérarchie au sein des cockpits, mais aussi un taux d'accidents si élevé que la compagnie Air France a été conduite à rompre en 1999 le partenariat qui existait entre elles.
A l'inverse, l'auteur, en observation dans un sous-marin nucléaire d'attaque français, note que beaucoup de gradés enlèvent symboliquement leurs galons lorsqu'ils montent à bord. Il assiste à une scène où le commandant prend l'avis du sous-officier mécanicien et suit cet avis. D'autres sociologues en observation sur des porte-avions nucléaires américains notent : « A chaque instant, n'importe laquelle des dix personnes impliquées, quel que soit son grade, peut décider d'interrompre le processus d'appontage. » Par ailleurs « en France, sur les bases aériennes, l'officier de sécurité des vols, qui ne possède pas nécessairement un grade élevé, a […] le pouvoir d'annuler des vols prévus sans en référer au commandant de la base […] Une autre fois, un haut gradé de l'état-major est venu pour une démonstration. Il a dit à l'officier de sécurité des vols que sa présence ne devait pas l'empêcher d'annuler des vols si nécessaire. »
De ces faits et de quelques autres, l'auteur infère la métarègle suivante : « Dans un grand nombre de situations, le pouvoir de décision se déplace vers ceux qui savent et qui sont proches des opérations. La décision collégiale est alors privilégiée par rapport à la décision hiérarchique, et les subordonnés ont le devoir de corriger le détenteur de l'autorité si nécessaire. Le rôle clé du chef est de définir et expliquer l'image globale, la mission générale, l'esprit dans lequel l'action doit être poursuivie. Il intervient aussi dans l'apport des ressources. »
Si le sujet vous intéresse et si vous voulez découvrir les autres métarègles de la fiabilité (qui signifie que les décisions et actions sont conformes au but fixé), je vous renvoie à la lecture de l'ouvrage.
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]