Prémisse majeure – qui vient déjà de Richard Dawkins : la génétique darwinienne ouvre la voie, plus qu'à la sélection naturelle (pour la survie du plus adapté, individu ou espèce, peu importe), à la sélection reproductive (pour la diffusion maximum des gènes les mieux adaptés). Par conséquent la concurrence sélective ne s'opère plus uniquement entre prédateur et proie, mais à plusieurs niveaux : entre espèces (y compris surtout entre organismes plus évolués et leurs parasites – les maladies bactérielles et virales), entre systèmes de reproduction – sexuel ou par clonage ou mixte, bi-genré ou poly-genré ou hermaphrodite – y compris, pour la reproduction sexuelle bi-genrée qui est la nôtre et la plus répandue, contrairement ce qui semblerait répondre à la logique élémentaire de la maximisation du nombre des partenaires potentiels (ici réduits grosso modo à 50%), et enfin concurrence entre différentes stratégies reproductives, ou « mating patterns ». The Red Queen est cette concurrence, cette course-poursuite interminable entre antagonistes, qui ne connaît pas de gagnant durable car un avantage relatif de l'un est bientôt contrecarré par une mutation favorable de l'autre, riposte comme dans la course aux armements. La réponse à la question de savoir pourquoi la reproduction sexuelle bi-genrée est tellement répandue surtout dans le règne animal, la meilleure réaction aux attaques des parasites, constitue exactement la première moitié de l'ouvrage : un grand nombre de thèses et d'études sont présentées comparativement, qui évoquent tel ou tel autre mode de reproduction dans l'immense variété du vivant.
Prémisse mineure : l'être humain n'est pas exempté de ces mécanismes de sélection sexuelle, visant à maximiser la population (diffusion et longévité de ses gènes), ce qui constitue le côté « nature » du dipôle « nature-culture » (« nature-nurture ») que constitue sa « nature humaine ». Il est essentiel de ne pas considérer ce dipôle comme une dichotomie d'éléments contradictoires, mais comme une complémentarité ou une déclinaison de variantes. L'humanité est donc aussi sous-tendue par ces multiples compétitions sexuelles : entre individus du même genre (pour se reproduire davantage que les autres) et surtout inter-genres, les intérêts reproductifs des hommes et des femmes étant divergents, voire contradictoires. Deux spécificités biologico-historiques en particulier chez l'être humain : l'énorme, incomparable investissement parental requis pour mener la progéniture largement prématurée (à cause de l'augmentation démesurée du volume crânien) jusqu'à l'autonomie ; et une très longue division genrée du travail (au moins jusqu'à la révolution agricole), entre l'homme surtout chasseur et la femme surtout cueilleuse. Il existe donc des conséquences sur les « mating patterns » humains, et sur la différenciation de la sexualité entre eux, au-delà de la variété historico-culturelle des réalisations concrètes des systèmes de parenté. Naturellement, la visée de la maximisation reproductive peut ne pas être partagée par toutes les civilisations à toutes les époques, encore moins par tous les individus, mais cela ne compte pas dans les déterminants biologiques. La sélection s'opère sans que nous le voulions, et sans aucun niveau de conscience : car les gènes ne possèdent ni volonté ni conscience.
Intérêts reproductifs de l'homme : maximiser le nombre de partenaires fécondables en même temps, et en cas de promiscuité, garantir la primauté de ses gènes sur ceux des rivaux. Intérêts reproductifs de la femme : vu que son investissement parental est nécessairement massivement supérieur à celui de l'homme (et pas seulement pendant la grossesse et l'allaitement, contrairement aux autres mammifères), pérennisation de l'union avec un mâle pourvoyant la contribution maximum à cet investissement (c-à-d. le mariage), mais d'un autre côté sélection du matériel génétique de la meilleure qualité, quitte à ce que ces deux intérêts ne portent pas vers le même partenaire.
Parenthèse : Innombrables sont en nature, surtout visant les mâles, les critères de sélection du meilleur matériel génétique, y compris les plus « absurdes » comme la fameuse queue du paon, alors que le plus « raisonnable », très fréquent en nature, c'est la complémentarité entre les anti-corps et autre outils immunitaires chez les partenaires. Une forte corrélation se note entre « mating patterns » plutôt polygames, avec fortes compétitions voire luttes entre les mâles dont le gagnant remporte un « harem » et les autres sont contraints au célibat, et sélection visible du meilleur matériel génétique : ex. plus grande taille, plus forte masse musculaire, etc. Parmi les « mating patterns » plus durables et/ou plus monogames, par contre, où tous les mâles ont les mêmes chances de se reproduire, des contreparties plus favorables aux femelles – ex. plus grand investissement parental (fabrication du nid, nutrition de la couvée, etc.) - sont plus fréquentes. Pour l'être humain, des changements significatifs dans les « mating patterns » semblent s'être développés dès lors que de nouveaux critères sont apparus pour la sélection hiérarchique des hommes, liés à l'accumulation de la richesse et du pouvoir provoquée par la révolution agricole. Cette accumulation, qui a causé la multiplication exponentielle des inégalités, s'est répercutée d'abord dans une polygamie socialement hiérarchisée, clairement visible dans les grands empires de l'antiquité, y compris l'empire romain avec les esclaves. Mais le phénomène principal et développé dans la plus longue durée, c'est une autre stratégie, meilleur compromis possible entre les intérêts des hommes et des femmes énoncés ci-dessus : la monogamie durable tempérée abondamment (10-20%) par l'adultère.
Pourquoi meilleur compromis possible ? Les hommes, grâce à la monogamie, ont des chances égales de trouver au moins une partenaire ; les plus « doués » ou les mieux « dotés » ont des chances supplémentaires de féconder des maîtresses. Pour les femmes : c'est plus subtil de comparer les opportunités relatives d'accéder au harem d'un homme dominant par rapport à celles d'être l'épouse d'un homme éventuellement non dominant mais « bon père pour les enfants », tout en se débrouillant, en fonction de leurs talents, pour avoir un amant « génétiquement supérieur ». Peut-être l'avantage de cette deuxième solution consiste à ne pas devoir affronter la rivalité jalouse des autres membres du harem. Mais à quel prix ? exorbitant ! Ridley affirme que ce que nous avons coutume d'imputer au patriarcat, c-à-d. l'appropriation patrimoniale que l'homme s'attribue du vagin de son épouse (et souvent de ses filles, jusqu'à leur vente à leur mari), la ségrégation voire séquestration de la femme, la persécution de sa sexualité, toutes sortes de vexations sexistes peuvent être expliquées par la « paranoïa du cocuage » (« cuckoldry paranoia ») que le « mating pattern » humain le plus répandu a inculqué chez l'homme. La fréquence inouïe (hormis les bonobos !) des rapports sexuels chez les humains, l'ovulation occulte de la femme, le ratio entre volume des testicules et masse corporelle de l'homme, les spermes kamikaze, la fonction de tri de l'orgasme féminin... tout ça à cause de cela. Enfin le développement même du langage, opine-t-il timidement, pourrait avoir eu pour origine le contrôle à distance exercé par l'homme parti chasser de sa femme restée sur place, par le truchement des proches pouvant lui rapporter les manigances de la compagne : la délation et la menace comme origines du langage... c'est charmant ! À noter l'asymétrie de la réprobation (même juridique) entre cocuage masculin et féminin : l'opprobre étant, bien évidemment, l'introduction du bâtard dans la famille légitime, aux frais (investissement parental) du pauvre mari cocu !
J'ai insisté tout particulièrement sur cet aspect, parce qu'il me semble à la fois le plus original et le plus convaincant. Les chapitres suivants, toujours consacrés aux conséquences de la sélection sexuelle chez l'être humain, dans leur prédilection du génétique au détriment du culturel, m'ont laissé plus perplexe : en particulier le ch. 8 sur la différenciation de genre du cerveau – un gros tabou en sciences sociales, mais aussi, à mon sens, une grosse bêtise – lorsqu'on sait que la testostérone n'a pas d'effet sur le cortex, lorsqu'on sait que l'orientation sexuelle (sinon l'identité de genre) n'est pas congénitale, etc. ; ainsi que le ch. 9 sur les usages de la beauté, qui a deux manques, à mon sens : de savoir justifier si peu d'éléments du physique féminin – à peine ceux qui ont trait à un aspect juvénile ainsi qu'aux mensurations relatives seins-ventre-hanches – et la contradiction de ne valoriser que chez l'homme les signes extérieurs du statut (agressivité, ambition, consommation ostensible), sans expliquer de façon satisfaisante à la fois les mêmes signes chez la femme (la mode!), ni aucun élément du physique masculin (sauf la taille). Peut-être tout le reste est-il effectivement du ressort du culturel ; mais réjouissons-nous : de même que nous sommes tous incomparablement plus beaux et plus sexy que Lucy, naine presque toute poilue aux seins flasques et quasi invisibles, de même nos descendants seront immensément plus attirants et intelligents que nous ! Par contre le ch. 10 m'a de nouveau profondément convaincu, là où il démontre que la raison du développement de l'intelligence humaine n'est pas l'adaptation à l'environnement, ni le langage, ni l'outillage, mais qu'elle est liée à la socialisation, à la manipulation psychologique des congénères : surtout savoir tricher et déjouer les duperies d'autrui, notamment au sujet de ses propres qualités, mais aussi savoir le divertir (« dans les longues années de vie de couple » a-t-on envie d'ajouter) – en un mot, c'est l'imposture. À noter aussi que le fameux inconscient, la célèbre et magnifique découverte de Freud (que Ridley n'aime pas), s'explique aussi par l'évidence que pour bien tromper autrui, il faut savoir tromper soi-même... [J'attends avec ferveur de lire l'antithèse par le même auteur, dans un autre livre qui explique l'origine de l'éthique...]
Cit.
"[...] evolution is more about reproduction of the fittest than survival of the fittest; every creature on earth is the product of a series of historical battles between parasites and hosts, between genes and other genes, between members of the same species, between members of one gender in competition for members of the other gender. Those battles include psychological ones, to manipulate and exploit other members of the species; they are never won, for success in one generation only ensures that the foes of the next generation are fitter and fight harder. Life is a Sisyphean race, run ever faster towards a finishing line that is merely the start of the next race." (p. 168)
"Despotic power, which came with civilization, has faded again. [...] Before 'civilization' and since democracy, men have been unable to accumulate the sort of power that enabled the most successful of them to be promiscuous despots. The best they could hope for in the Pleistocene was one or two faithful wives and a few affairs if their hunting or political skills were especially great. The best they can hope for now is a good-looking youngster mistress and a devoted wife who is traded in every decade or so. We're back to square one." (p. 199)
The effect is named after the famous story of President Calvin Coolidge and his wife being shown around a farm. Learning that a cockerel could have sex dozens of times a day, Mrs Coolidge said: "Please tell that to the president." On being told, Mr Coolidge asked, "Same hen every time?" "Oh no, Mr President, a different one each time." The president continued: "Tell that to Mrs Coolidge." (cit. p. 290)
"[...] big brains do not come free. In human beings, eighteen percent of the energy that we consume every day is spent in running the brain. This is a mightily costly ornament to stick on top of the body just in case it helps you invent agriculture, just as sex itself was a mightily costly habit to indulge in merely in case it led to innovation. The human brain is almost as costly an invention as sex, which implies that its advantage must be as immediate and as large as sex's was." (p. 316)
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