Je lis Jean-Claude Kaufmann car j'apprécie sa démarche de sociologue de la vie quotidienne, et je partage ses intérêts pour l'analyse des apparences, des rapports de genre, de l'identité. Dans cette « autopsie » de « l'affaire » du burkini éclatée en août 2016 en France, sont convoqués surtout l'excellente recherche de 1995 sur la sociologie des seins nus à la plage et le pamphlet de vulgarisation sur la menace identitaire de 2014. De la première, je garde un souvenir très vif, celui d'un ouvrage marquant ; du second, l'impression vague que, tout en ayant acquis certaines informations, je n'avais pas été convaincu par les conclusions que l'auteur en tirait, sans savoir pour autant contester l'argumentaire démonstratif, peut-être parce que celui-là me semblait trop rapide. Je crois que de ce dernier essai il me restera une impression qui se situe à mi-chemin entre ces deux travaux. Il faut dire qu'ici l'argumentation est « contradictoire » (de l'aveu même de l'auteur), et qu'elle ouvre sur des thèmes très complexes et variés, dont la démocratie, le féminisme, la laïcité (souvent indiquée par raccourci peu explicité comme « la République » - où la majuscule ne lui confère pas son sens juridique propre, mais celui, médiatique, qui pourrait être soumis à toujours plus de critique...)
La contradiction se pose en ces termes (dans la structure du livre) : la première partie démontre que « l'affaire » a été un montage médiatique totalement manipulé (par Nicolas Sarkozy, s'apprêtant à candidater pour la seconde fois au mandat présidentiel), que les interdits municipaux étaient juridiquement totalement infondés, et politiquement dangereux, aptes uniquement à « libérer la parole raciste », selon le commentaire de Najat Vallaud-Belkacem. De plus, l'analyse de le recherche sur les seins nus révèle sa première utilisation pertinente : la plage n'est pas l'école : c'est un espace suprême d'expérimentation de la liberté et d'auto-normation [en sociologie la « norme » se situe quelque part entre la statistique et le droit !]. Vouloir « normer » la plage par le pouvoir, c'est sacrifier la démocratie au nom de la République.
Deuxième partie (intitulée : « La laïcité sur la défensive »). Des circonstances de la confusion que les politiques de droite et de gauche ont fait subir à ce principe sacro-saint, et de sa dénaturation par rapport à celui de 1905. Mais la laïcité est-elle devenue un « rêve perdu » ? Est-elle contrainte de se décliner en « laïcité dure », en réaction au processus identitaire de la « seconde modernité », à cette « construction identitaire épuisante » et menaçante du vivre en commun, opposée à la « laïcité ouverte », généreuse mais naïve ? Ce processus identitaire est-il réellement un exercice de la liberté comme ultime « fuite de la liberté », [qu'il est regrettable qu'à aucun moment Erich Fromm ne soit cité !] exemplifié par les femmes qui décident de se voiler ? Et, par conséquent, est-il vraiment nécessaire d'opposer le principe de la laïcité républicaine à celui de la liberté démocratique ? La démocratie n'est-elle pas le système qui a auto-produit son antithèse (ou antidote ?) : la protection des minorités ? La loi de 1905 n'eut-elle pas à affronter des ennemis redoutables, et maints « retours au religieux » ? – par comble d'ironie, le symbole continue d'être vestimentaire : la soutane hier, les voiles et autres burkinis aujourd'hui – ? Pourquoi les intolérants (les tenants de « croyances à fonction identitaires ») poseraient davantage problème à la démocratie aujourd'hui qu'à bien d'autres époques même récentes ? [On aura compris bien sûr que cette formulation sub specie de questions représente mes propres objections aux contenus de ce ch., qui est au demeurant celui sur lequel j'ai pris le plus grand nombre de notes...]
Troisième ch. : « Le voile et le burkini ». De la manière dont les sciences sociales honnêtes déconstruisent le discours idéologique qui, lui, n'est fondé que sur l'islamophobie plus ou moins décomplexée. Typologie des voiles, burkini comme effectif moyen d'émancipation féminine, sa conception et succès commercial en Australie, sa radicalisation par l'action conjointe des fondamentalistes islamistes et des tenants de la droite dure anti-musulmane.
Quatrième ch. : « L'avenir des femmes ». Là commence l'argumentaire d'apparence inversée : sous la forme de la trajectoire qui mène certaines femmes musulmanes à porter le voile (choix qui est présenté comme irréversible [et en quelle honneur?!] et prosélyte), et fort heureusement en intégrant un petit peu des paroles des intéressées, un petit peu, pas autant que les femmes au seins nus jadis, la thèse est que ce choix entraîne une restriction progressive de la liberté, qu'elle développe une emprise non seulement sur l'individu mais sur le collectif, par voie d'imitation et de « normation », à l'instar des seins nus. En parallèle, est indiquée et dénoncée une bifurcation du féminisme, d'après Elisabeth Badinter, entre féminisme universaliste et différentialiste, et celui-ci, dans sa version identitaire, serait absolument et uniquement celui qu'empruntent le féminisme islamique, les « anticoloniaux » qui, à l'instar de Christine Delphy, défendent que : « Les mécanismes du système patriarcal et du système raciste sont similaires » (p. 174), les signataires du manifeste : « Pour la défense de la liberté d'expression, contre le soutien à Charlie Hebdo ! », et autres « ennemis irréductibles de la République » [!!!].
À y bien réfléchir, à l'instar du pamphlet de 2014 où le sous-titre de Identités était « Une bombe à retardement », je me rends compte que c'est le pessimisme de Kaufmann que je refuse. Refus du pessimisme sur la laïcité de 1905, refus du pessimisme qui consiste à opposer la démocratie à la République, l'identité identitaire à la superposition des différents niveaux (plus ou moins pacifiques selon la réception d'autrui...) d'identités collectives, les luttes, espaces, moyens d'émancipation de naguère avec ceux d'aujourd'hui. Je pense à la plage des années 65-75, mais aussi à celle des années 25-45, et aussi, pour les femmes musulmanes européennes, à celle des années depuis 2001. La très belle cit. suivante relative à l'épopée des seins nus me semble ne rien avoir perdu de son actualité (et je suis sûr que les « ennemis irréductibles de la République » pourraient, en la sortant du contexte, la reprendre à leur compte!) :
« Je leur avais demandé pourquoi. Elles avaient beaucoup de mal à répondre : leur décision avait été intuitive, elles n'avaient pas trop réfléchi à leurs motivations, elles en avaient soudain eu envie, me disaient-elles. […] Au détour des phrases, elles parvenaient cependant à exprimer des sensations plus profondes. Le désir essentiel était d'accoucher d'un autre corps, historiquement nouveau. De fabriquer ici, à la plage, une gestuelle féminine en rupture radicale avec des siècles de discrétion soumise, d'en finir avec les épaules basses et les yeux baissés, avec la retenue et la timidité, les rôles de figuration en arrière-plan. » (p. 185-186).
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