En sociologie du travail, c'est notoire, une tradition établie depuis longtemps a déconstruit le dogme productiviste-travailliste prôné conjointement (ou parallèlement) par le libéralisme et le marxisme, en illuminant le chômage d'un jour différent de celui de la peur (de l'horreur), du misérabilisme, de l'objet de politiques publiques (inefficaces), de la culpabilité du chômeur que nous assènent les médias à longueur d'année. En vulgarisant cette analyse critique, universitaire et savante – quoiqu'encore quelque peu transgressive – dans le paradoxe joyeux, a surgi en 1996 à Berlin le mouvement autour du « Manifeste du chômeur heureux », que j'ai cité dans plusieurs notes de lecture. Il a eu en France un épigone dans le très sérieux et précieux essai de Guillaume Paoli,
Éloge de la démotivation, 2008, et quelques reprises : une édition puis réédition sous formes augmentées dudit Manifeste, en 2006 et 2013, et peut-être un ou deux autres ouvrages à peu près contemporains qui s'y réfèrent mais que je n'ai pas lus.
Comme transposition littéraire du paradoxe joyeux de la théorie de la démotivation, j'ai apprécié le joli roman
Libre, seul et assoupi de Romain Monnery, qui en a été, à ma connaissance, le premier cas (2010). Mais cette référence n'est sans doute pas unique, et mes remarques n'ont que peu de valeur bibliographique, d'autant que la théorie de la démotivation va certainement avoir un nouvel essor dans les prochains mois et années, car elle a des liens de parenté voire de consanguinité avec la plus vaste famille d'idées comprenant le revenu universel et, encore plus largement, la décroissance économique, lesquels, on s'en sera aperçu, ont fait leur première apparition jusque dans les débats de la campagne électorale présidentielle en France.
J'ai la certitude que Sophie Divry, en tant que journaliste à La Décroissance, connaît parfaitement tout cela et pourtant, dans la démarche littéraire créatrice de ce roman qui a pour protagoniste une jeune chômeuse, elle semble en être très éloignée. Le roman se place dans la filiation et sous la tutelle de Raymond Federman et de
Dans la dèche à Paris et à Londres de George Orwell. L'auteure part du constat que difficiles et peu traités sont les thèmes de la misère, manque d'argent et de travail, de la dèche dans le roman contemporain. Sans doute par réaction à la littérature naturaliste du XIXe siècle, ajouterais-je. L'héroïne de ce roman, narratrice à la première personne et homonyme de l'auteure, dont on ignore l'âge mais qu'on imagine jeune, est une journaliste-écrivain confrontée à la gêne extrême et à la faim pour cause de retard dans la perception de ses allocations, dans la première partie du récit, à la satiété du court retour dans le giron de sa nombreuse famille bourgeoise et provinciale mais à de nombreuses incompréhensions et raisons de malaise avec celle-ci, dans la deuxième partie, à l'acceptation du déclassement et d'emplois précaires et non qualifiés dans le secteur de la restauration, dans la troisième partie, jusqu'à ce que la maltraitance l'emporte sur la malnutrition ; la chute est donc ouverte sur la question du retour ou non à sa condition de chômeuse du départ.
Pourtant, ce roman « improvisé, interruptif et pas sérieux » est le contraire d'un roman naturaliste, il se situe à l'opposé de tout misérabilisme, il réussit admirablement le pari d'être drôle, il alterne des réflexions critiques d'une grande lucidité et d'une remarquable sévérité avec des trouvailles de fantaisie volcaniques et dionysiaques. Par les unes et par les autres, par leur succession et leur équilibre, par l'idée de traiter ainsi, dans une troisième voie innovante et a posteriori si évidente cette question tellement prégnante de notre contemporain, ce livre est parfaitement intelligent. Il devra rester dans les décennies à venir comme un emblème de l'époque qui l'a vu naître.
Je vais rapidement mettre en évidence, dans mon personnel ordre d'importance, les ressorts de cette inventivité heureuse :
Listes et effets listes : vaste sujet très étudié et aux multiples exemples de tous temps et dans toutes les littératures. Outre celle introductive et définitoire que je cite ci-dessous, et dont on remarquera les assonances et plein d'autres trucs stylistiques, je retiendrai celle des types de musique que l'on peut écouter en concert le vendredi soir (pp. 57-61) qui comporte aussi une drôlerie autoréférentielle en conclusion, et celle des hommes que Sophie n'aime pas (pp. 245-250) ;
Interventions pirandeliennes des personnages dans la narration, au corps défendant de Sophie, afin d'en modifier le parcours, parfois dans un sens lubrique ;
Typographie bouleversée avec plusieurs pages d'inspiration clairement apollinarienne ;
Inventions lexicales nombreuses, dont je retiendrai celles verbales de la mère de Sophie, obtenues par crase, au passé simple, dans le ch. 2 : « s'exclamaugréa, continunia, articulâcha, ajoutacla, intervindica » ;
Insertion irrévérente en tant que personnage de l'auteur contemporain Pierre Bergounioux ;
Emprunts dans le corps du texte, de même que 34 autres auteurs « cités, pillés ou dissous », indexés dans le « Bonus »
Le personnage du diable et celui du grille-pain qui récite des vers de Racine, les deux me faisant penser à Boulgakov.
Je vais terminer par des citations qui se veulent représentatives autant du fond que de la forme (et naturellement conformes à mes résonances ou réverbérations propres) :
« Car la dèche a pour premier effet de vous enfermer en vous-même, de vous détenir dans vos misérables dilemmes, vous enclore dans vos carencées méditations, vous contenir dans vos stressées spéculations, vous limiter dans votre conscience affamée, vous emmurer dans votre moral pressurisé, vous cloisonner dans vos soucis économiques, vous ligoter dans votre détresse physique, vous verrouiller dans vos futiles suppositions, vous confiner dans vos impossibles projections, vous cadenasser dans votre pouilleuse infortune, vous claustrer dans vos perpétuelles lacunes, vous coffrer dans vos misérables opérations, vous emprisonner dans vos sévères punitions, vous cloîtrer dans vos salariales insuffisances, vous empêtrer dans votre ridicule impuissance, vous maintenir dans vos stomacales obsessions, vous barricader dans vos restreintes réflexions, vous boucler dans vos cauchemars bancaires, vous claquemurer dans vos songes pécuniaires, vous enterrer dans vos perpétuelles privations, vous menotter dans vos quotidiennes réductions, vous ceindre dans vos sentiments calamiteux, vous séquestrer dans vos raisonnements miséreux, vous fixer sur vos irréversibles mensualisations, vous museler en vos substantielles mutilations, vous ligaturer dans vos matériels emmerdements, vous incarcérer dans vos pauvres jugements... » (pp. 32-33)
« […] l'islamophobie […] s'épanouissait sur la haine de l'autre, cette haine qui depuis des siècles se fait gloire de décréter pas-de-chez-nous tout ce qui est un jour juif, un jour rital, un jour arabe, un jour musulman ; on la voyait prospérer, cette haine, sur la perte impardonnée de nos bonnes vieilles colonies ; mais le plus rude était de la retrouver dans le cœur des électeurs de gauche, grâce aux legs inconscients et déniés de cette colonisation julesferriste qui permet de croire impunément qu'il y a deux classes de citoyens, les petits sauvages à rééduquer et les Lumières de la France, celles-ci en mission pour libérer ceux-là, ce qui permit à une Assemblée essentiellement masculine d'interdire le voile islamique à l'école, loi se présentant comme une défense du Grand-Nous et une élévation des autres, certes forcée, vers les hauteurs de l'athéisme, destination finale de tout bon processus civilisationnel, avec le robot mixeur et la tablette tactile ; [...] » (pp. 204-205)
« Camionnettes d'électriciens, boulangers lève-tôt, livreurs speedés, toute la ville m'apparut engagée dans une grande valse laborieuse, valse qui devenait visible à l'instant même où j'y prenais part, tant il est vrai que le point de vue que nous avons sur le monde dépend de la place qu'on nous y fait. » (pp. 276-277)
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