Comme Simone de Beauvoir le fit dans Les Mandarins pour les intellectuels de sa génération, avec la distance et la proximité de celle qui en était, Catherine Clément décrit avec le recul les personnages de sa propre génération, la suivante, celle qui s'est démarquée à la fois de l'existentialisme (soulagement d'avoir finalement enterré Sartre, quoi que...) et des "mignons" de Mai 68 (qui, faute d'avoir vécu les circonstances qui en avaient fait de même, ont osé brûler des bibliothèques) ; la génération du structuralisme ; celle qui essaie de comprendre et de se libérer elle-même d'Auschwitz (puisqu'elle n'a pas pu jouir de la célébration collective de la Libération) ; celle qui essaie de s'orienter entre Yalta et la guerre d'Algérie...
On y parle donc de Lévi-Strauss, de Jankélévitch, de Lacan, de Foucault, de Deleuze, de Derrida, d'Althusser, de Barthes, et puis des plus jeunes : Michel Serres, Régis Debray, BHL.
Et le style n'est pas existentialiste non plus. Rien de la vie privée, des amours avant-gardistes, de l'introspection torturée, bref de la problématique de la conscience. Ici l'on a une farandole de mythes, d'anecdotes savantes, de symboles polymorphes, de rêves et d'inconscient, "convoquant pêle-même les Grecs et les Bororos, les soeurs Papin et la grande Diane d'Ephèse", toujours à l'ombre tutélaire de la Putain du Diable, la Raison, ainsi appelée par Luther.
S'il reste un "goût" commun de la pensée de ces quelques décennies, malgré l'éclectisme des protagonistes, c'est bien ce "pêle-mêle" et cette érudition à vocation auto-salvatrice, comme si dans l'accumulation et la diversité de matériaux, bien rangées dans la rassurante "structure", résidait la clé de compréhension de ce monde agité.
Le cadre narratif aussi est devenu plus proche de notre esthétique et de notre quotidien que dans Beauvoir : c'est la fiction du tournage d'un documentaire pour Arte (et l'on sait que nombre de ces messieurs dames se sont penchés sur la télévision, tels Bourdieu), "Le roman des intellectuels français 1945-1989".
Certes, mieux l'on connait les oeuvres des personnages convoqués plus on comprend les images et les dialogues ; mais ce n'est pas rédhibitoire, car ce qui reste de la lecture, c'est surtout un air du temps et une envie d'aller fouiller pour son compte, au gré du goût qu'a suscité telle ou telle autre anecdote. Pour le reste, les personnages sont attachants. On se lie de sympathie, on est indulgent même sur le crime d'Althusser (!?).
(Seul petit point d'interrogation : pourquoi Edgar Morin n'est-il jamais là ?)
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