Islamophobie : concept dénié alors que les discours stigmatisants, les pratiques discriminatoires, une législation d'exception, et même les agressions physiques et les profanations de lieux de culte et de sépulture se multiplient contre les musulmans de France, évoquant le spectre historique de l'antisémitisme. Cui prodest ? À qui profite le crime ? La thèse de cet essai sociologique de grande qualité et de remarquable envergure, c'est que la fabrication d'un « problème musulman » est le fait des élites françaises, politiques et médiatiques, à des fins électoralistes de diversion par rapport aux sujets économiques esquivés. Le matériau auquel fait appel cette forme légitimée de racisme est comme toujours d'origine coloniale, ensuite constitue une diversion des problématiques sociales. L'efficacité de l'occultation de l'islamophobie repose à la fois sur la nature transpartisane de l'appel des islamophobes aux valeurs de la laïcité, d'un certain anticléricalisme historique français, d'une partie du féminisme, voire de la peur légitime de l'islamisme politique venant de contextes étrangers, d'une part, et sur sa méthode de développement « par capillarité » d'un espace social à l'autre : de l'école publique aux banlieues, des rayons halal des supermarchés aux services publics – pour la célébration d'un mariage ou la réception d'un titre de séjour ou d'un décret de naturalisation pour les étrangers... Une telle occultation qui s'étend jusqu'à le recherche universitaire provoque une certaine difficulté à définir le phénomène, alors que son étendue est vaste sur le plan empirique, et une mauvaise volonté à le chiffrer, alors même que son traitement judiciaire est très insatisfaisant, devant les assauts convergents et de plus en plus inquiétants du législatif et de l'exécutif. Il semblerait que la tendance du « vivre-ensemble » passe par l'impératif d'invisibilisation des signes identitaires ou religieux musulmans, contrairement aux autres cultes.
Pour y faire face, le savant se doit d'abord de se pencher sur les racines historiques du concept d'islamophobie, et particulièrement sur ses analogies avec les autres formes de racisme ainsi qu'avec l'antisémitisme. Mais lorsque la production du savoir scientifique est mise en regard avec les sources journalistiques et politiciennes des méconnaissances de l'islam, en particulier compte tenu de la rareté des enquêtes sur les modalités réelles et concrètes des pratiques religieuses des musulmans de France corrélées avec l'ensemble des variables sociologiques (génération, classe sociale, genre, etc.), il apparaît la rareté des savants devant l'abondance des experts ès néo-orientalisme. Par conséquent, l'islamophobie se constitue en véritable « cause », la discrimination devient un régime juridique d'exception, et se forme, par le récit mythique d'un « complot islamiste », toute une « archive antimusulmane » à l'échelle nationale et européenne. La tension entre le déni de l'islamophobie et la lutte pour sa reconnaissance se décline en une série d'institutions, de comités et commissions, de mouvements, d'associations et de collectifs, dont les positions de certains évoluent au fil des années, notamment autour de la grande question de l'interdiction du hijab. Si la reconnaissance nationale de l'islamophobie ne montre pas une direction univoque, surtout sur le plan juridictionnel, elle s'avère plus concluante au sein des organisations internationales engagées dans la défense des droits humains telles l'ONU, l'OSCE, l'Union européenne à travers l'Agence des droits fondamentaux. La conclusion de l'ouvrage est un plaidoyer « Contre l'unanimisme islamophobe », passant surtout par une exhortation à « sortir de l'essentialisme » (cf. cit. 9).
Cit. :
1. « Dans le discours qui justifie ce nouveau régime de "securitization" de l'islam, le président Macron précise que "ce à quoi nous devons nous attaquer, c'est le séparatisme islamique. C'est un projet conscient, théorisé, politico-religieux, qui se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République, qui se traduit souvent par la constitution d'une contre-société et dont les manifestations sont la déscolarisation des enfants, le développement de pratiques sportives, culturelles communautarisées qui sont le prétexte pour l'enseignement de principes qui ne sont pas conformes aux lois de la République. C'est l’endoctrinement et par celui-ci, la négation de nos principes, l'égalité entre les femmes et les hommes, la dignité humaine." En validant la thèse de l'existence d'un complot (visant à "développer une autre organisation de la société, séparatiste dans un premier temps, mais dont le but final est de prendre le contrôle, complet celui-ci") dont les manifestations ("écarts répétés avec les valeurs de la République", "contre-société", "négation de nos principes") reposent moins sur des incriminations juridiques que sur la stigmatisation de différences jugées déviantes uniquement lorsqu'elles peuvent être associées à la présence musulmane, Emmanuel Macron inaugure plus largement un nouveau régime – autoritaire et arbitraire – de gestion des expressions de l'islam dans la société française. […] La normalisation de cette présomption de complicité de n'importe quelle expression musulmane, pas nécessairement conservatrice, avec "l'islamisme" est ainsi à la base d'un nouveau régime disciplinaire qui entérine de surcroît le principe de punition collective à travers une logique de criminalisation par capillarité, permettant par exemple la fermeture d'une organisation musulmane ou d'un lieu de culte en raison de posts Facebook non modérés ou de prises de parole jugées radicales de certains de leurs membres. » (pp. 25-26)
2. « […] Le champ académique français est tiraillé entre deux tendances opposées. D'un côté, on observe une timide reconnaissance des travaux de recherche sur l'islamophobie, par exemple via le publication du premier dossier consacré au sujet dans la revue _Sociologie_. Quelques colloques ont été organisés sur le thème de l'islamophobie par des chercheurs français mais surtout, chose révélatrice, par des universitaires britanniques ou étasuniens travaillant (ou pas) en France.
D'un autre côté, il existe une forme répandue de déni de cette forme de racisme dans la mesure où aucune thèse de sociologie ne contient le terme d'islamophobie dans son titre, et rares sont celles qui traitent de l'islamophobie comme objet de recherche. Pire, dans un contexte de remise en cause des libertés académiques, certains colloques universitaires traitant de la question ont fait l'objet de tentatives de censure internes et externes à l'université, et l'un d'entre eux a même été annulé en 2016 à l'université Lyon 2 sous la pression de mouvements d'extrême droite.
L'analyse des publications produites par les universitaires français sur l'islamophobie montre que la controverse n'a pas lieu dans les revues centrales de sciences sociales mais en périphérie, voire à l'extérieur du champ académique. […]
On observe aussi une logique d'évitement des (rares) travaux français sur l'islamophobie, ce qui se traduit non seulement par une timide 'disputatio' académique mais aussi par une disqualification du concept d'islamophobie qui mobilise des arguments similaires à ceux des discours politico-médiatiques. » (pp. 116-118)
3. « [Lors des mouvements sociaux de 1982...] la focalisation du débat sur l'islam est le produit de l'action de trois pôles d'acteurs : patronal, médiatique et politique.
C'est d'abord la direction de PSA qui analyse les conflits sociaux comme une manipulation des ouvriers musulmans par la CGT (idée reprise par certains experts). Selon une note interne de PSA de mai-juin 1982, "la caractéristique originale du mouvement [à Citroën-Aulnay et Talbot-Poissy] est qu'il apparaît, sans aucun doute possible, que l'un des principaux buts de la CGT est la mainmise sur l'élément musulman, en majorité marocain, du personnel." Il existerait ainsi un "risque non négligeable de voir des mouvements intégristes, soit spontanés, soit venus du Proche-Orient, s'efforcer de tirer bénéfice de cette agitation […] [sachant que] certains leaders marocains, en particulier chez Talbot, sont connus pour leurs liens avec les mouvements intégristes de leur pays d'origine". La peur du "rouge" s'articulant avec la peur du "vert", il existerait selon la direction de PSA un "problème musulman" qui justifierait non seulement l'intervention des forces de police, mais aussi l'expulsion des ouvriers immigrés hors du territoire français.
Le pôle médiatique traite ensuite des grèves à l'aune de l'actualité internationale, en particulier celle de la révolution iranienne de 1979. […]
En janvier 1983, le ministre de l'Intérieur Gaston Defferre dénonce des "grèves saintes, d'intégristes, de musulmans, de chiites". En février, le Premier ministre, Pierre Mauroy, dénonce les travailleurs immigrés qui sont "agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminaient en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises." Dans le même sens, le ministre du Travail, Jean Auroux, affirme : "Il y a, à l'évidence, une donnée religieuse et intégriste dans les conflits que nous avons rencontrés, ce qui leur donne une tournure qui n'est pas exclusivement syndicale." » (pp. 127-128)
4. « Dans la mesure où les différences en termes de programmes économiques s'amenuisent entre les principaux partis politiques, la concurrence entre eux tend à se porter sur d'autres enjeux politiques, en particulier sur les questions dites "sociétales", à commencer par l'immigration et l'islam.
En effet, ces thèmes de campagne ont l'avantage de maximiser le potentiel électoral, c'est-à-dire de cibler l'ensemble des citoyens français, notamment les électeurs les plus mobilisés pendant les élections, à l'exclusion, pour des raisons juridiques, des étrangers et, pour des raisons symboliques, des musulmans français considérés comme minoritaires ou pauvres, donc abstentionnistes. Ces thèmes renvoient aussi à une "surenchère compensatoire" autour des étrangers et des musulmans – liée au désarroi des gouvernements, volontairement impuissants face aux crises financières, économiques et sociales – rendue possible par le maintien de la politique migratoire et de la nationalité dans le giron de la souveraineté nationale (contrairement à la politique économique, fortement contrainte par les traités européens). Dès lors que tous les principaux partis politiques considèrent qu'il existe un "problème immigré" et un "problème musulman", les distinctions ne portent plus que sur les "solutions" à apporter, comme le prétendait le leader socialiste Laurent Fabius en 1984 lorsqu'il a déclaré que "le phénomène Le Pen procède de 'vraies questions' auxquelles l'extrême droite apporte de fausses réponses". » (pp. 155-156)
5. « En 2001, la majorité du HCI [Haut Conseil à l'Intégration] considère, conformément à la jurisprudence du Conseil d’État, que le port du hijab à l'école publique n'est pas, en soi, contre la laïcité. Pour certains, l'interdire reviendrait même à remettre en cause la liberté de conscience et de culte, reconnue par la Constitution et les conventions internationales. À partir de 2002, la laïcité est redéfinie par le biais d'une reformulation de l'opposition sphère privée/sphère publique, jusque-là moins contrastée dans la définition juridique de la laïcité. Alors que, selon la précédente interprétation du HCI , la loi de 1905 garantit l'expression religieuse des élèves dans l'enceinte de l'école publique, la néolaïcité entend au contraire la restreindre. Elle correspond ainsi à une reconfiguration de la division entre le public et le privé par le refus de l'expression de signes religieux "ostensibles" dans l'espace public et par l'intrusion dans l'intimité privée pour mesurer le respect des valeurs républicaines (contrat d'accueil et d'intégration, et condition d'assimilation pour la nationalité). » (pp. 168-169)
6. « Le sénatus-consulte de 1865 leur [aux musulmans algériens] donne la possibilité de demander la naturalisation, à condition de renoncer au statut personnel musulman. Mais même ce renoncement ne suffit pas pour acquérir la citoyenneté dans la mesure où les musulmans n'échappent pas à leur "islamité" par la conversion au christianisme : comme le souligne un arrêt de la Cour d'Alger (5 novembre 1903), "il est manifeste que le terme 'musulman' n'a pas un sens purement confessionnel, mais qu'il désigne au contraire l'ensemble des individus d'origine musulmane qui, n'ayant point été admis au droit de cité, ont nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu'il y ait lieu de distinguer s'ils appartiennent ou non au culte mahométan". La situation coloniale a donc produit une distinction entre l'islam-religion ("culte mahométan") et l'islam-race ou l'islamité ("origine musulmane"). En paraphrasant Hannah Arendt, on pourrait dire que la transformation de l'islam-religion en islamité est un procédé intellectuel des plus dangereux parce que, si des musulmans ont pu échapper à l'islam par la conversion, aucun d'entre eux ne peut échapper à son islamité.
La période coloniale est finalement marquée par une radicalisation pseudo-scientifique de l'altérité musulmane, dont la différence est non seulement religieuse ou théologique, mais aussi raciale et psychologique. Cette vision racialisante des orientalistes est également présente dans l'espace public (Expositions coloniales, presse, chansons populaires, littérature orientaliste, etc.), construisant les figures mythiques de "l'homme musulman", décrit comme barbare, fourbe et sexuellement prédateur, et de la "femme arabe", sensuelle et opprimée. » (pp. 211-212)
7. « En résumé, les discours antisémites et islamophobes ont plusieurs points communs : l'essentialisation, la déshumanisation, l'interprétation abusive des impératifs religieux, les théories conspirationnistes, le fantasme de l'islamisation/judaïsation, l'idée d'une "communauté parallèle", d'un "État dans l’État", de menaces intérieure et extérieure, l'appartenance religieuse comme identification totale explicative du comportement individuel, etc. Cela étant, la comparaison a ses limites dans la mesure où il existe d'importantes différences symboliques. Tandis que les juifs étaient décrits par leur volonté de s'autoségréguer et de conquérir subrepticement le pouvoir politique et financier, les musulmans sont caractérisés par leur refus de se conformer aux valeurs libérales et laïques. Alors que les juifs étaient accusés de vouloir implanter une "nouvelle Jérusalem" en Europe, les musulmans sont accusés de vivre dans des communautés séparées et des "zones de non-droit". » (p. 226)
8. « Les débats publics et féministes témoignent d'une lutte sur la signification du hijab. Pour un premier courant, le port du hijab est le symbole d'une régression religieuse et identitaire, produite par la dégradation des conditions sociales d'existence dans les quartiers populaires : le hijab exprimerait un repli identitaire qui devrait disparaître avec des jours meilleurs. Une seconde approche, développée par les médias dominants et une minorité des féministes historiques […] considère que le port du hijab marque une volonté, coordonnée et organisée, d'écorner les acquis égalitaristes de la Révolution et de la lutte des femmes, et révèle une offensive souterraine de mouvements islamistes contre la République laïque. Il rejoint en cela le discours dominant sur le "complot intégriste". "Ce mouvement féministe républicain est essentiellement représenté par la mouvance Ni Putes Ni Soumises et par la revue _ProChoix_", relève Dot-Pouillard, tout en étant "soutenu par un ensemble composite d'associations et de forces syndicales et politiques" parmi lesquelles SOS-Racisme, l'Union des familles laïques, Lutte ouvrière, des forces militantes issues du Parti socialiste et, par la suite, de l'UMP. […]
À l'opposé, les mobilisations féministes contre l'islamophobie s'opposent aux deux courants précédents au nom d'un "féminisme métisse", qui cherche d'abord "à élucider les rapports complexes qui existent entre passé colonial, racisme et islamophobie, et essentialisation de l'islam". […] Ce courant anti-islamophobe est à l'origine d'une importante production intellectuelle, académique et militante, de l'organisation d'événements publics et de la mise en place de collectifs féministes mixes, incluant "des féministes 'historiques' (Monique Crinon, Christine Delphy, etc.), des animatrices du mouvement social (Catherine Samary, responsable de l'association Attac), des responsables associatives musulmanes voilées ou non voilées (dont Siham Andalouci, membre et porte-parole du CMF)". Cette troisième voie et les mobilisations qu'elle a ouvertes se sont appuyées sur une interprétation radicalement dissonante du hijab. » (pp. 303-304)
9. « Mais, à l'inverse de la démarche des idéologues, des experts et de certains politologues qui promeuvent une lecture racialo-religieuse de l'agir musulman, nous pensons que les nombreux enjeux liés à la référence musulmane nécessitent le recours à une démarche "profane" d'investigation, c'est-à-dire une analyse qui explique, selon l'expression canonique du sociologue Émile Durkheim, un fait social par un fait social (facteurs historiques, économiques, sociaux, politiques, etc.). Il s'agit, comme l'ont fait par exemple Stéphane Beaud et Olivier Masclet sur le cas de Zacharias Moussaoui ou Gilbert Achcar au sujet des révoltes arabes, de rejeter une supposée "essence" religieuse des faits observés et de s'interroger sur le sens du recours à la référence musulmane par les acteurs sociaux. Cette approche rompt avec la tendance de l'expertise "politologique" ou sécuritaire à légitimer l'alarmisme politique dominant sur l'islam, en réduisant les populations musulmanes, leurs désirs et leurs pratiques individuelles ou collectives à un agir strictement "religieux". » (p. 347)
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