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[Vivre avec les hommes | Manon Garcia]
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apo



Sexe: Sexe: Masculin
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Posté: Mer 13 Aoû 2025 5:35
MessageSujet du message: [Vivre avec les hommes | Manon Garcia]
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J'aime beaucoup le féminisme de Manon Garcia, son approche philosophique fondée sur les textes et les concepts, notamment ceux de Beauvoir. Dès la médiatisation de l'affaire Pelicot, j'ai eu l'intime conviction que ce procès allait avoir une portée historique sur la jurisprudence en matière de viol, notamment en introduisant ou en métamorphosant la notion de consentement sexuel qui, rappelons-le, ne figure pas dans la lettre de l'art. 222-23 du Code pénal, qui définit le viol par les notions de « violence, contrainte, menace ou surprise ». C'est donc avec enthousiasme que j'ai pris connaissance de cet ouvrage, fruit des réflexions que la philosophe consigne en suivant assidûment le déroulement du procès des viols de Mazan, comme jadis Hannah Arendt avait commenté le procès de Heichmann à Jérusalem – et nous verrons que l'analogie ne s'arrête pas aux circonstances de la rédaction de l'ouvrage.
Comme je l'espérais, Garcia ouvre son livre précisément sur la notion de consentement. J'y apprends que, malgré le silence du texte législatif, la jurisprudence française tient compte de la qualification de viol comme un « défaut de consentement » dès l'arrêt Debas prononcé par la Cour de cassation en 1857, et qu'une interprétation extensive de « la surprise » a pu s'appliquer par le passé notamment au cas de relations sexuelles avec une femme endormie. Néanmoins, deux métamorphoses récentes interviennent dans la question du consentement : l'acceptation que le viol peut exister entre époux (1984), qui vient donc contredire la norme millénaire établissant l'autorité naturelle et absolue du mari sur le corps de sa femme, et, sans doute actuellement en cours, l'inversion implicite du principe de présomption de consentement sexuel de la femme sauf preuve du contraire. [Quelques petites recherches juridiques personnelles m'ont permis d'apprendre qu'une tendance équivalente est en cours dans de nombreuses jurisprudences occidentales, par ex. italienne, et significativement relative aux cas de relations sexuelles en état d'ébriété alcoolique ou sous l'emprise de stupéfiants, même en-dehors de la « soumission chimique » qui caractérise l'affaire Pelicot, laquelle est expressément prévue par le Code pénal français (art. 222-30-1) et qui fait l'objet d'un Rapport au Gouvernement très récent (12 mai 2025) par la députée Sandrine Josso et la sénatrice Véronique Guillotin.] Cela résume l'aspect juridique, mais Garcia précise d'emblée qu'elle considère marginal car inefficace le rôle qui peut être attendu du droit et de la justice en matière de violences sexuelles, tant (que) prévalent les « scripts sexuels » patriarcaux au sein de la société tout entière. En effet, la première considération qui apparaît à la lecture de l'ouvrage, c'est la banalité de la personnalité des mis en cause : la plupart d'entre eux, évoquant différentes raisons qui paraissent de bonne foi, ne se rendent simplement pas compte d'avoir commis un viol – parce qu'il n'y a pas eu de violence, parce que la femme était « offerte » par son mari, parce que sans doute, dans le fond, elle consentait quand même tacitement, parce qu'une dame un peu âgée et un peu moche n'est pas quelqu'un que l'on viole..., parce que l'on a eu une enfance difficile ou que l'on traverse une période de frustration sexuelle, etc. Dominique Pelicot, quant à lui, avec son attitude « aimante et attentionnée » envers sa « sainte », son « seul amour », celle à laquelle par contre il se référait dans les messages de racolage comme « sa bonne salope », ne présente aucun trouble relevant de la psychiatrie ; un pervers comme il y en a tellement... Et Manon Garcia de constater la « banalité du viol » et la fréquence des agressions sexuelles, à l'instar d'Arendt, et de poser, avec l'anthropologue Dorothée Dussy, que l'inceste, au sens premier et intra-familial qui n'est pas du tout universellement interdit mais plutôt un interdit communément enfreint, constitue peut-être l'origine de l'apprentissage (par imprégnation familiale) d'une sexualité fondée sur la contrainte, subie ou imposée, conduisant ensuite à l'invisibilité des violences conjugales dans un continuum qui conduit jusqu'au viol. Par une autre référence théorique, à la psychologue néo-zélandaise Nicola Gavey, elle précise le concept d'« échafaudage culturel du viol », avec son fonctionnement en boucle rétroactive par rapport à un nombre réduit mais pernicieux de mythes virilistes sur la sexualité masculine, concept qu'elle préfère à celui, apparenté, de « culture du viol ». Ainsi, c'est la masculinité du patriarcat qui permet d'expliquer à la fois les agissements de Dominique Pelicot et de ses complices, leurs argumentaires de défense (ainsi qu ceux de certains de leurs avocats) et certains comportements documentés par les abominables vidéos projetées partiellement en cours d'audience, que l'autrice avoue avoir du mal à retranscrire sans verser dans la pornographie (autant qu'elle en a eu à les visionner). Selon ce même théorème, on peut éventuellement envisager une explication des crimes par une tentative de soumettre une femme, Gisèle Pelicot, qui avec la force de l'âge commençait à être insoumise, notamment sexuellement mais aussi dans l'organisation de son emploi du temps. Le récit du procès pénal en soi, avec tous les protagonistes et même quelques spectatrices habituées, conduit l'autrice à s'interroger principalement sur la question du normal et du pathologique, sur la caractérisation des personnages, y compris sur la probable personnalité infiniment manipulatrice de Dominique Pelicot et sur la nature de « bonne victime » de Gisèle Penicot : « […] elle a la personnalité, le milieu social, l'apparence nécessaire. Elle n'est ni trop belle, ni trop moche, ni trop grosse, ni trop en colère, ni trop triste, ni trop pauvre, ni trop basanée. Elle est âgée, aussi, et ça ne correspond pas aux scripts habituels d'un viol […] Personne ne pense qu'elle l'a bien cherché, et on la soupçonne un peu moins d'avoir une sexualité débridée [...] » (p. 172). Les derniers chapitres, après la clôture du procès, renvoient sans surprise l'autrice à sa propre condition de femme, à ses peurs relatives à son genre, et enfin à l'interrogation initiale sur la difficulté de vivre et continuer d'aimer des hommes, compte tenu du « champ de ruines » qu'est la sexualité masculine, les empêchant si fortement l'exercice d'une certaine réciprocité dans ce sentiment.



Cit. :


1. « Une des thèses centrales de ce livre est la suivante : ce qui fait du procès des viols de Mazan un grand procès au sens historique, c'est paradoxalement qu'il met un terme à l'espoir placé dans le judiciaire. C'est le procès qui montre que les procès ne suffiront jamais : si un homme seul dans une bourgade comme Mazan parvient à faire venir chez lui au moins soixante-dix hommes différents habitant dans un rayon de moins de cinquante kilomètres de chez lui (le site Coco fonctionnait par géolocalisation, et Dominique Pelicot voulait s'assurer que les hommes puissent arriver vite), combien y a-t-il d'hommes en France prêts à violer une femme inconsciente si l'occasion se présente ? Si, devant les vidéos les plus explicites et les plus accablantes que l'on puisse imaginer, tant de mis en cause cherchent encore à nier les faits ou leur intention, que peuvent les juges ou les jurés lorsqu'ils n'ont pas affaire à un collectionneur méticuleux et obsédé par la captation vidéo ? Si ces hommes semblent, pour la plupart, si peu honteux de ce qu'ils ont fait, si prompts à se trouver des excuses, même après de longues incarcérations, comment voir dans leur peine plus qu'une punition temporaire qui ne changera pas grand-chose ? Si leurs avocats utilisent tant de clichés sexistes et ne cessent de défendre leurs clients en les déresponsabilisant, comment ces hommes, leurs familles, leurs amis, vont-ils voir dans ce procès autre chose qu'une injustice ? Aucune administration pénitentiaire ne sera suffisamment large, puissante, efficace pour que les hommes arrêtent de violer. […] Comme beaucoup de femmes, une question ne cesse de me tarauder, de me hanter, qui revient, lancinante, quand je m'y attends le moins : peut-on vivre avec les hommes ? À quel prix ? » (pp. 17-18)

2. « […] Les policiers, comme tout le monde, ont une certaine représentation de ce à quoi ressemble une relation sexuelle normale, des circonstances possibles d'utilisation de la violence, etc. Mais ces représentations varient en fonction des circonstances de vie de chacun, de caractères démographiques et en particulier du genre. Par exemple, si vous êtes une jeune écrivaine lesbienne urbaine qui a fait des études longues, vous n'aurez pas les mêmes scripts sexuels à votre disposition que si vous êtes un gardien de la paix d'une cinquantaine d'années divorcé dans une petite ville. Océane Pérona le montre, c'est au niveau de ces scripts sexuels que se situent les représentations sexistes qu'elle décrit chez des policiers : ceux qu'elle suit ont du mal à prendre au sérieux la possibilité du viol d'une prostituée, parce qu'ils voient dans les dénonciations des façons de régler un "différend commercial", ils ont tendance à penser qu'une femme qui va chez un homme dont elle sait qu'il veut coucher avec elle ne peut pas y être violée, même si l'homme refuse de mettre un préservatif, qu'une jeune fille blanche qui dénonce un viol au collège le fait peut-être parce qu'elle n'assume pas d'avoir eu un rapport sexuel consenti, etc. » (pp. 27-28)

3. « […] La question qu'Arendt pose sur la possibilité même d'une individualisation dans le procès du nazisme est éclairante pour nous : de même que c'est une erreur de voir dans Eichmann l'unique chef d'orchestre de la destruction des Juifs d'Europe, de même l'hypothèse selon laquelle la perversion de Dominique Pelicot suffirait à expliquer ce qui est arrivé à Gisèle est trompeuse. Les complices de Pelicot sont aussi coupables que lui, et la société qui les entoure joue également un rôle important (et non,je ne veux pas dire par là seulement leurs mères et leurs compagnes – il faudrait un jour s'interroger sur le réflexe collectif voulant toujours tenir les femmes pour responsables des crimes des hommes). […]
Un phénomène similaire se déroule avec le procès des viols de Mazan : ce qui importe dans la banalité des accusés, dans le fait qu'ensemble ils forment un échantillon représentatif des hommes de la société française, c'est la "complicité pratiquement omniprésente" des hommes français avec le patriarcat. […] Ceux qui savaient n'ont rien dit, ceux qui ont fini par savoir n'ont pas varié dans leur soutien. La fraternité plutôt que la justice. » (pp. 63-64)

4. « On retrouve ici les mythes qui structurent la représentation de l'homme-chasseur et de le femme-proie, de la guerre des sexes, de "l'homme propose, la femme dispose" et même ceux d'une certaine représentation du consentement sexuel comme acquiescement d'une femme au désir de l'homme. Ces mythes véhiculent implicitement l'idée qu'un homme ne peut pas être violé, qu'une femme ne peut pas vouloir du sexe pour lui-même, que le sexe n'est qu'hétérosexuel, pénétratif, que l'orgasme masculin est le seul à vraiment compter (ou qu'en tout cas l'orgasme féminin serait plus psychologique). Il est frappant à cet égard que certains juges s'étonnent à plusieurs reprises de l'incapacité de certains accusés à avoir ou à maintenir une érection sur les vidéos : personne ne semble trouver plutôt rassurant que le spectacle de Gisèle Pelicot sédatée fasse obstacle à l'excitation. À aucun moment la possibilité que le désir masculin puisse être autre chose qu'un garde à vous à la première occasion de viol ne semble envisagée. Les mythes que commente Nicola Gavey [in : _Just Sex ? : The Cultural Scaffolding of Rape_, 2005-2019] dépeignent les hommes en êtres gouvernés par des pulsions qu'ils devraient tant bien que mal cacher aux femmes pour arriver à leurs fins. De là à en conclure qu'un viol n'est que la malheureuse conséquence de la non-coïncidence d'un désir masculin inextinguible et d'une femme qui tarde à être conquise, il n'y a qu'un pas. Le fait que les violeurs, leurs avocats, leurs défenseurs le franchissent allègrement quand il s'agit de justifier le viol vient, en retour, justifier ces mythes. En d'autres termes, les agressions sexuelles et la façon dont elles sont traitées par la société viennent renforcer ces mythes, qui exonèrent ensuite les violeurs. C'est parce que cette idée d' "échafaudage culturel du viol" permet d'identifier avec davantage de précision ce cycle vicieux des normes sociales de genre et des violences sexuelles que je le préfère à celui de "culture du viol", mais il porte en somme le même constat. » (pp. 70-71)

5. « Le viol est redéfini et reconnu comme un crime en 1980, et ce n'est qu'en 1984 que la Cour de cassation admet qu'il peut exister un viol entre époux. Qu'est-ce que cela signifie exactement ? Que Gisèle et Dominique Pelicot ont 32 ans lorsque la loi reconnaît pour la première fois que Dominique Pelicot ne peut pas disposer comme il l'entend du corps de son épouse !
Il est primordial de comprendre qu'à la fois sur le plan légal et sur le plan philosophique, la position dominante jusqu'au milieu du XXe siècle au moins est que l'autorité du mari sur sa femme et sur sa famille est naturelle et incontestable. On considère en philosophie politique que le libéralisme moderne naît du conflit entre John Locke et Sir Robert Filmer : dans son livre _Patriarcha or the Natural Power of Kings_ (publié en 1680, notez bien le titre!), Filmer défend la monarchie de droit divin en disant que les rois tirent leur autorité du fait qu'ils sont des descendants directs d'Adam, le premier homme. Le pouvoir du roi et le pouvoir du père sont une seule et même chose. Au contraire, Locke écrit ses _Deux Traités du gouvernement civil_ (publiés en 1690) pour dire que le pouvoir politique ne doit rien avoir en commun avec le pouvoir du père sur sa famille, que celui-ci, bien sûr, est naturel et absolu, mais que le pouvoir politique, à l'inverse, est contractuel et limité. Mais, dans les deux cas, ces philosophes n'envisagent pas une seconde que le pouvoir de l'homme sur sa femme et sa famille puisse ne pas être absolu, naturel, intangible. » (pp. 75-76)

6. « Est-ce que l'on comprend quoi que ce soit au passage à l'acte de Dominique Pelicot […], est-ce qu'il ne s'agit pas au fond d'un aveu d'impuissance de la psychiatrie qui dit ainsi : nous ne distinguons aucun problème chez cet homme, il n'est pas malade, ses proches le décrivent comme une personne aimante et attentionnée, il n'a même pas l'air normalement ambivalent, pourtant il a commis d'horribles crimes, donc doivent coexister en lui Docteur Jekyll et Mister Hyde ? Je ne dis pas que c'est impossible, je sais qu'il y a des cas de personnalités tout à fait dissociées, mais je ne peux m'empêcher de m'interroger sur cet usage du clivage comme explication en dernière instance de la dimension pathologique d'une personnalité normale.
Les semaines que j'ai passées dans cette salle d'audience font naître une inquiétude presque paradoxale : est-ce que ce désir de trouver du pathologique là où il n'y en a peut-être pas n'a pas pour effet de nécessiter et de renforcer une norme sexuelle extrêmement étroite ? » (p. 163)

7 « Lorsque Ludovick B., Saifeddine G.et d'autres expliquent qu'ils sont allés chez les Pelicot parce qu'ils n'avaient plus ou plus suffisamment de vie sexuelle avec leur épouse, ils nous laissent entendre qu'au fond, pour beaucoup d'hommes, coucher avec leur compagne et la mère de leurs enfants ou coucher avec une femme de deux fois leur âge tellement sédatée qu'elle en a l'air morte revient au même. Ce n'est pas une vue de l'esprit : cette représentation a été établie dans de nombreuses études. On peut substituer le viol au sexe, l'expérience est plus ou moins la même – soit dit en passant, c'est l'idée qui est véhiculée par la théorie selon laquelle seul le consentement de la victime permettrait de faire la différence entre le sexe et le viol. Comme si, pour les hommes, l'expérience était la même. Dans _Le Berceau des dominations_, Dorothée Dussy parle de viols d'aubaine pour expliquer que les incesteurs ne sont pas des pédophiles, juste des hommes qui avaient une bonne occasion, là, avec cet enfant, d'obtenir ce qu'ils voulaient. […] Dans ce viol d'aubaine, on entend que pour beaucoup d'hommes, vivante ou morte, aimée ou inconnue, enfant ou adulte, cela revient à peu près au même.
Comment s'aimer si des hommes suivent le procès de loin, comme un fait divers qui ne les concerne pas, quand des femmes y voient des traces de leur quotidien ? » (p. 202)

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