Le non-dit n'est pas le refoulé, ni le tu, ni l'ineffable, peut-être un peu l'indicible pouvant émerger dans certaines conditions particulières, telles les rites religieux naguère et la prise de produits psychoactifs aujourd'hui. Apparenté à la liberté et parfois au pouvoir, tentative de remède à l'angoisse et au manque, le non-dit d'Olievenstein m'a parfois fait songer au malentendu de Franco La Cecla en anthropologie. Des émotions annoncées dans le titre, il y a peu, car la trame de l'essai regroupe les différentes instances de non-dits en : I. Sentiments, II. Pratiques et III. Techniques. Si ces instances dénotent à la fois la profession de psychiatre psychanalyste de l'auteur et particulièrement sa spécialité dans les toxicomanies, la démarche me semble ici plutôt philosophique, en ceci que le non-dit est traqué exhaustivement, en-dedans et au-dehors de la psyché de l'individu, jusques et y compris dans le méta-concept conclusif : « Le non-dit du non-dit ». Sans présenter la technicité d'un texte psychanalytique, et sans non plus contenir la foison de références typique d'un ouvrage philosophique, ce livre requiert néanmoins une lecture extrêmement exigeante, et j'avoue avec déplaisir que, tout en possédant de solides notions sur les drogues et une certaine familiarité avec l'auteur, j'ai été ici souvent égaré, constamment contraint à des relectures de paragraphes entiers, parfois misérablement réduit à me demander quelle était la pertinence (sinon la valeur poétique) de certains passages.
Une théorie du non-dit est exclue d'emblée comme un non-sens, et après transcription des citations retenues, je me rends compte qu'elles sont nombreuses (bon signe...) et néanmoins inadaptées à constituer les contours d'une phénomène unique. Même passé au tamis de l'éthique, il semble opportun de dévoiler les non-dits de la psychanalyse, de la médecine, de la science, en guise d'antidote contre l'idéologie ; probablement ceux de la drogue peuvent contribuer à la thérapie ou éventuellement au surgissement d'une prise de conscience chez l'addict qui pourrait exprimer un désir de sevrage ; mais dans la plupart des autres cas, le dévoilement ne répond me semble-t-il qu'à une forme de libido sciendi, nullement utilitaire, tout en étant éminemment instructive...
Devant ce constat, par contraste avec tout ce que l'on a pu apprendre sur le non-dit, on ne peut que demeurer stupéfait face à l'excipit, phrase d'adresse terrifiante, qui sonne comme une malédiction :
« Homme, tu ne peux éprouver que l'horreur devant ce long silence qui, dans ton tremblement éperdu d'angoisse, devient tout d'un coup éternel. »
Table [avec appel des cit.]
Introduction [cit. 1, 2]
I. Sentiments
Le non-dit de l'androgyne [cit. 3]
Le non-dit de l'angoisse [cit. 4]
Le non-dit de la laideur
Sadisme et masochisme. Le non-dit
II. Pratiques
Le non-dit de la drogue [cit. 5, 6]
Le non-dit de la sexualité [cit. 7]
III. Techniques
Le non-dit de l'analyse [cit. 8, 9]
Le non-dit de la médecine
Le non-dit de la science [cit. 10]
Le non-dit du non-dit [cit. 11]
Cit. :
1. « Au moment précis où la modernité, en réduisant l'espace offert à l'intensité sauvage, en accroissait la violence et la nécessité, elle vieillissait les rites par lesquels cette intensité du non-dit trouvait à s'exprimer. D'où la nécessité parfois de s'autoriser par d'autres moyens extrarituels l'expression d'un non-dit. C'est le cas des substances toxiques. Celles-ci, avec leur pouvoir anesthésiant vis-à-vis de la culpabilité et leur intense rapidité d'action, offrent des possibilités inégalées d'accès au non-dit. Et ce, d'autant plus qu'il n'a plus à se manifester par des comportements mis au ban de la société, ni même par un véritable langage. L'hallucination sensitive, à la fois vécue et ressentie, mais essentiellement de l'intérieur, laisse toute liberté de développement au sujet sans qu'il ait besoin de communiquer ou de communier. La périodicité nécessaire à tout bon fonctionnement cathartique du non-dit est réalisée par la fin des effets biologiques du produit. De même, la modernité est intégrée à une rapidité extraordinaire dans le contenu de l'imaginaire toxique (comme le démontre par exemple la littérature fantastique), ainsi qu'une approche plus complexe et plus libérée de l'autosexualité. C'est ce qu'on appelle la "planète", terme qui dépasse largement la rêverie hédonique pour exprimer un ailleurs dont un non-initié mesure mal l'extraordinaire levée d'interdits qu'elle représente, et l'atmosphère de chaleur et de relaxation morale qui l'accompagne. » (pp. 13-14)
2. « Il ne peut y avoir théorisation causaliste ou interprétative du non-dit sous peine de le forclore. La théorie du non-dit est la non-théorie : un suivi ample et souple modifiable à souhait. Il n'y a pas structuration d'un non-dit comme existe par exemple une structuration de la libido dans la théorie freudienne. Il y a héritage, transmis par chuchotements, dans le secret et, d'autre part, travail de construction et de destruction permanent, d'adhésion et de mise en doute, de distance et d'instante proximité. Le non-dit relève de l'intuition construite, mais il est aussi loin de la construction qu'il est loin du refoulé, aussi loin de l'instinct que d'une doctrine intellectuelle, même si, en apparence, lorsqu'il s'exprime, c'est dans un rituel élaboré. Intuition qui fait rejeter comme inadéquates les solutions officielles ou institutionnelles proposées, et qui amène à taire coûte que coûte certaines choses intimes alors que l'incitation à les exprimer fleurit, un peu comme le fou doit dissimuler à son psychiatre qu'il continue à délirer s'il veut sortir de l'asile. Intuition qui dépiste le désir et le fantasme, intuition qui permet à l'enfant d'être 'innocemment' le pervers polymorphe qu'il est, intuition qui flaire 'intellectuellement' le danger, qui cherche à s'identifier à l'instinct mais qui n'y parvient pas sauf dans les instants qui mènent à l'extase, à la possession. » (p. 20)
3. « Réaliser l'être androgyne, c'est accéder à la totalité immortelle et ne plus être soumis à la loi commune. La frustration de ne pas être androgyne est proportionnelle à la force de l'angoisse de castration et de mort. C'est là un autre versant du désir androgyne qui peut encore moins s'exprimer que la pulsion désirante et qui est encore moins recevable dans son for intérieur. Il est extrêmement rare de redécouvrir une nomination langagière courante de cette donnée permanente du désir androgyne. Seuls les chamans et les pères des saints, par la voie de la ritualisation, sont délégués par leurs groupes sociaux pour se conduire comme une femme et parfois même prendre, le temps de la cérémonie, un mari. Mais la rencontre de ce versant symbolique et de la jouissance est, elle, extrêmement rare dans le quotidien. Seul ou à peu près seul, le toxicomane permet au corps et à l'imaginaire d'être, plus ou moins instantanément, en harmonie ici et maintenant. La jouissance permet en quelque sorte l'angélisme : un 'être' non sexué, donc non séparé, et qui vit dans le Nirvana ou dans l'archaïque d'avant l'obligation sexuelle. La toxicomanie dans l'illusoire visée d'amalgame des contraires et dans une suspension du temps vécu est la seule tentative non ritualisée ou non caricaturale de vivre l'androgynie. Mais la toxicomanie reste un agi et non un dit. » (pp. 43-44)
4. « Dès lors, le langage n'est que le veilleur de l'angoisse. Il peut l'apaiser comme l'aspirine apaise la fièvre, voire l'organiser, la mettre en œuvre – pensons à Nietzsche ou Bataille – la réifier, la chosifier, la moquer, la transformer en "Fragment du Discours Amoureux". Mais le langage se condamne à être impuissant parce qu'il organise la mise à distance de ce qui ne peut pas se mettre à distance. C'est là qu'intervient en toute-puissance le discours intérieur, le compromis du non-dit entre ce que le sujet s'avoue à lui-même et ce qu'il peut transmettre à l'extérieur. Le discours intérieur intime négocie l'angoisse en la fixant sur un thème extérieur qui, lorsqu'il occupe le devant de la scène 'sociale', permet au sujet d'être tranquille ailleurs, de reprendre son souffle. Il faut ne confondre jamais l'angoisse extérieure, extériorisée et l'angoisse intérieure. La première est appel, discours au monde, capture anthropophage de l'Autre ; la seconde est sauvage, malpolie, n'épargne rien du laid et du maudit, met à nu et à vif, renvoie au plus masochiste du masochisme et au plus sadique du sadisme, enfante et accouche du monstre qui est en nous, qui est nous. » (p. 57)
5. « Cette poudre inerte modifie l'état subjectif et corporel de l'individu. Cette révélation (qui dans la réalité est plus ou moins dégradée), que le toxicomane possède en propre, lui donne le sentiment vis-à-vis du médecin, du psychiatre, du psychanalyste, d'avoir accès à quelque chose d'initiatique dont l'autre est privé. Le rapport que le toxicomane va élaborer avec son objet renvoie les sujets supposés savoir à un manque, à leur manque.
Ce manque du thérapeute est comme obligé : que pourrait-il faire dans un projet thérapeutique, non seulement du plaisir-jouissance, mais encore du secret et de sacré. Une telle expérience est ineffable et la position du thérapeute est telle qu'il s'oblige à confondre la cause, la fin, l'effet et l'action, amputant pour s'y retrouver un des termes de l'équation : le produit, la personnalité, le moment socio-culturel. S'agissant du produit, l'occultation touche ce qu'on pourrait appeler pudiquement ses effets positifs.
[…]
Cela pose le sujet autrement par rapport au réel ou à la réalité, à l'angoisse de mort, à l'annulation du temps vécu dans la promotion de la répétition. Le piège de cet indicible, le psychanalyste devrait en être conscient, puisqu'il devrait savoir où se situe le leurre, la tromperie de l'énonciation, de l'interprétation. Mais dans les faits, est-il à même de supporter la réalité explosive du plaisir réel et non rationalisé qui devient vérité de l'autre ? » (pp. 110-111)
6. « En fin de compte, le non-dit dans la toxicomanie se fonde sur le duo, discours inaudible/écoute impossible, tant il y a de secrets lourds à porter et de vérités qui mettent l'autre en cause dans les racines du désir et dans l'acceptation du consensus social. Aussi, ne faut-il pas s'étonner que, d'une part, la société et ses représentants choisissent une relative surdité et que, d'autre part un certain nombre de toxicomanes renoncent, choisissent de mourir, s'abîment dans un désert solitaire ou la plus infâme des clochardisations, ou encore troquent leur dépendance contre une autre en devenant les adeptes de personnages charismatiques qui manient à souhait le sadomasochisme et leur proposent une pseudo-identification.
Pointer le non-dit dans la question de la drogue, c'est se refuser à entrer dans le domaine de la théorie et œuvrer à partir et dans une situation subjective, en créant des effets de vérité, outils qui ne servent qu'une fois et qu'on jette tout de suite, comme les jouets et les seringues en plastique.
La fonction du thérapeute dans son travail devient aussi loin que possible le déni de soi donné à soi-même pour que le toxicomane accepte pour lui, aussi loin que possible, le déni de soi donné à soi-même.
À ce compte-là, rien n'est joué et se détruisant ainsi, le toxicomane se détruit dans l'infinie possibilité des hommes, ses semblables. » (pp. 119-120)
7. « Le désir masque la vraie raison de l'imaginaire : annuler le manque, invalider la mort. La 'petite mort' permet de vérifier qu'on a échappé à la grande. L'extrême du plaisir signifie en même temps la précarité inouïe de l'espèce. Même si l'espèce a pu créer ce trésor fabuleux, mais ô combien douloureux, qu'est l'imaginaire, la seule chose essentielle à l'homme est l'état de manque qui le laisse nu face à la mort, dont chacun sait qu'elle est inscrite, inéluctable.
Or, à l'écart du chemin qui conduit à l'inéluctable, le sexe offre une plage d'extra-territorialité. "Ô temps suspends ton vol." Le plaisir est écart, suspension à l'acmé de la scansion.
Le problème se fait jour quand cela n'est pas réussi, avant, pendant, après, de la petite peur à la grande, quand de la pulsion on passe au raisonnement, à la mise en scène, à la déréliction, bref, quand s'introduit l'histoire du sujet dans l'acte ou le non-acte. Le non-dit resurgit quand l'acte fou de l'imaginaire devient l'acte ridicule de la réalité, lorsque la logique reprend ses droits et que l'angoisse dans le manque se trouve dénudée à nouveau.
Car il n'y a pas pire (ni meilleure) illusion que d'investir le corps du pouvoir du magicien. Seul, l'hallucinogène ou le narcotique peut, par fulgurants instants, faire vivre le corps au rythme non déçu de l'imaginaire.
Ailleurs, il faudra fracturer, à coups de souvenirs d'enfance, oubliés ou non, embellis ou enlaidis à travers les méandres de la névrose personnelle et historicisée. » (pp. 121-122)
8. « De plus en plus, l'analyse s'est enfermée dans la causalité, évacuant quasi systématiquement l'intensité (à l'exception notable de Jacques Lacan qui, par la dimension même de ses séances, lui conférait valeur).
Elle l'a fait d'autant plus que l'image du père fondateur, Freud, est accablante d'ennui et de respectabilité. Après avoir goûté la cocaïne, il a transformé le contenu imaginatoire de sa planète en une théorisation de plus en plus aseptique. Le non-dit de l'analyse commence ici dans le mensonge par omission du grand Freud vis-à-vis de ce qu'il ressent et qu'au mieux il a traduit en langue de bois. Car les zélotes pourront bien affirmer, et ils le font depuis des décennies, que Freud a tout dit, tout le monde sait comment on pervertit la vérité avec la langue de bois, langue de subtil mélange entre choses vraies et choses fausses, ritualisées et engluées dans le dogmatisme lourd, langue qui enferme dans un choix toujours insupportable : obéir – et donc censurer – ou 'trahir'.
On ne peut pas reprocher aux analystes qu'ils aient une conception du sujet et de son inconscient. On peut leur reprocher de trahir eux-mêmes leur propre conception en devenant des idéologues. Et ils deviennent des idéologues à cause de cet immense non-dit scandaleux : leur propre difficulté à vivre leur vie personnelle. Telle est l'impasse qui se pare de tous les oripeaux de la théorie et engendre, ce qui est plus grave, une pratique perverse parce qu'elle est hypocritement totalitaire sans en avoir les moyens, sans s'en donner les moyens, en tous les cas, qui imposeraient la simple honnêteté de dire ce qui est. Seule, la vérité, dans sa complexité, est scientifique. Le non-dit, ici, est le poids du réel, le poids de la souffrance et de l'impuissance de l'analyste. » (pp. 150-151)
9. « Sorti de sa séance, le sujet reste avec son non-dit sur les bras, il reste avec du réel sur les bras.
Le toxicomane, plus que tout autre, le ressent, lui qui vit cette réalité riche, ambiguë et télescopée de la drogue, qui est à la fois une pratique, une symbolique et un imaginaire. Jamais l'analyse (ni un autre réel) ne lui ferait retrouver en vérité le monde de ce type de plaisir ou de jouissance.
Il y a dans l'analyse quelque chose de stérile. Ce que ne peut ni exprimer ni vivre le patient est de l'ordre de la saveur, de la consistance, de cette spontanéité que donne une émotion intense. Aucune signifiance ne peut remplacer l'intensité. Même l'intentionnalité ne le peut, coincée entre le moment où elle est encore inconsciente, et le juste moment où elle devient, non pas consciente, mais préconsciente, là où fonctionne la censure liée à la situation de l'analyse irréductiblement a-corporelle, sauf à faire de la transgression le point final d'une analyse 'réussie'.
Situation somme toute banale, puisque, dès sa naissance, c'est du manque dont souffre le sujet – le désir étant par essence tentative pour combler un manque. Mais la dimension spécifique de l'analyse est qu'elle désigne le manque et vise à le combler (ou à le déplacer) par des mots, alors que le manque du manque peut par ailleurs être crié par une pratique (celle du toxicomane n'est pas la seule), pratique qui est interdite dans le duo analytique. » (pp. 154-155)
10. « Ce n'est pas faute de moyens que l'homme achoppe sur l'extraordinaire de l'homme : non seulement il bénéficie des 'progrès' des sciences fondamentales dites exactes, mais de plus il a créé dès la fin du XIXe siècle les sciences de l'homme – sociologie, psychologie, psychiatrie, ethnographie, ethnologie, anthropologie – nées de la même volonté de canaliser ce qui est humain dans des systèmes d'ordre, de traquer jusqu'à l'extrême l'ineffable. Ce mécanisme est au plus cru dans la recherche linguistique, chaque linguiste cherchant la clef de ce qu'il peut rencontrer en lui, qu'il ne peut pas traduire, sauf de manière réductionniste, dans des arrangements séquentiels du langage plus ou moins symboliques. Ceux-là expliquent tout sauf l'essentiel : le réussi ou non d'un poème, l'émotion mélodique à l'écouter, la 'saudade' romantique le soir d'une promenade entre chien et loup. Lorsque ces moyens s'épuisent mais que la question de l'être reste là, lancinante, non pas sous la forme philosophique d'une interrogation sur l'être de ce qui est, mais sous la forme immédiate et vécue de l'être sensible, c'est le discours intérieur, l'échappée ailleurs, le doute, le petit garçon et ses contes de fées, qui reviennent au galop, dans une sorte de magma plus ou moins fusionnel rythmé par des allers-retours, des télescopages entre l'instinctif et le discours, l'affectif et le démontré. Le non-dit redevient un outil qui utilise l'arme de la subjectivité – sans cette censure que le sujet s'impose dès lors qu'il est en attitude expérimentale – tout en organisant une certaine cohabitation avec le discours de la raison, mais dans un tout autre registre, celui d'une confrontation tourbillonnante, dans le désordre, le tohu-bohu, l'instabilité. Parfois, de ce tourbillon va émerger une intuition fulgurante, à la base d'un nouveau progrès. Le non-dit sera alors une fois de plus censure, tant ce tumulte marqué de l'illumination apparaît comme peu respectable et peu rigoureux. » (pp. 185-186)
11. « La peur sociale est telle qu'elle a de tout temps réservé l'illumination et l'amplification du non-dit aux saints, chamans, autres prêtres ou sorciers, fétiches vivant par délégation de pouvoir sur le non-dit, lequel en se ritualisant s'exhibe en même temps qu'il s'annule, privant l'individu de la possibilité unique de l'exprimer. Aujourd'hui, alors que les prêtres n'ont plus l'autorité suffisante, c'est la loi qui s'abrite derrière la santé et l'intérêt de la médecine pour mener un vigoureux combat, en fait d'ordre moral, contre les hallucinogènes et autres champignons sacrés. Sous l'effet de ces produits, à la fois divins et diaboliques, l'homme pourrait tout vivre et tout se permettre, vivre jusqu'à l'angoisse de la folie la plus complète dans le déroulement le plus insensé, vivre Tout, et particulièrement l'interdit, dans le même temps, le même mouvement, acteur et spectateur. Les hallucinogènes permettent au non-dit du non-dit de sortir, d'émerger dans un défilement qui tient du cinéma kaléidoscopique, du rêve éveillé, d'une atmosphère fantastique. Ils aident à une sorte de catharsis qui peut mener soit à la folie, soit à la cure thérapeutique. Ils emmènent ailleurs. Ce n'est pas pour rien que, pour désigner cette expérience, on parle de 'voyage', 'trip'.
[…]
Il n'en est pas de même pour le non-dit banal de l'homme quelconque, mais il joue à sa façon le même rôle : celui de révélateur plus affectif que logique, plus chamboulé que linéaire. Il est l'intuition et l'imaginaire qui se réfléchissent dans un métalangage à la fois élaboré et inconsistant. Il aborde mythes et superstitions dans le même mouvement qui les dénie totalement, comme il fonde une adhésion complète, terrorisée ou jouissante. Le non-dit jongle avec l'espace et le temps, reconstitue sur-le-champ l'enfance puis la désavoue comme contraire à la vérité du 'ici et maintenant'. Il fonde l'action et la vie de l'homme en société, tout en mettant en réserve ce qui ne s'énonce pas, pour justifier telle ou telle conduite ou position. Il réhabilite la restriction mentale, le mensonge par omission comme il le justifie par une utilité qui est d'abord personnelle mais peut avoir une résonance éthique que peu d'autres soupçonnent, d'autant plus que le combat entre Gog et Magog y est souvent permanent, à la fois figuré, ressenti et décrit ou argumenté. Image ou réflexion, le non-dit est sans pudeur comme il est sans pitié. » (pp. 198-199)
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