Ce monumental ouvrage représente une somme d'histoire de la drogue en France, durant les quatre décennies entre 1965 et 2005 (contrairement à l'indication du sous-titre), examinée selon les trois perspectives de l'offre (les produits et les filières de distribution, illégales ou légales détournées), de la demande (évolution des profils des toxicomanes) et des politiques publiques (prohibition et incarcération, soins des toxicomanes et réduction des risques sanitaires notamment liés au sida). Dans son envergure impressionnante, comportant une bibliographie exceptionnelle ainsi que des sources inédites de littérature grise, en particulier des archives parlementaires, ministérielles, policières et diplomatiques, et tout en détaillant par le menu l'évolution à la fois des phénomènes et de leurs représentations politiciennes et médiatiques, il développe néanmoins une thèse somme toute assez banale et déjà annoncée dans le titre : la prohibition des drogues est impossible, la répression des drogués et des trafiquants provoque des effets pervers ; s'y ajoute, in extremis et en guise d'excipit, l'assertion que la légalisation des substances (qui a parfois précédé l'interdiction, comme dans le cas de l'opium en Chine au XIXe siècle) est sans doute tout aussi impossible que la prohibition...
Un modèle de « lutte contre la drogue » à la française se profile au cours de cette période, faite à la fois de répression sans cesse réaffirmée et d'un type particulier de prise en charge auquel contribua particulièrement la vision de Claude Olievenstein avec son hôpital Marmottan, fondée sur l'anonymat, la centralité de la volonté de désintoxication du patient, le refus de la substitution ainsi que de la légalisation des produits. Mais ce modèle a pâti continuellement des rivalités entre les administrations, en particulier les ministères de la Justice et de la Santé, mais aussi des forces de l'ordre, policiers vs douaniers. Bien entendu, ces rivalités révèlent aussi en amont des sensibilités socio-professionnelles différentes, voire contradictoires, entre les divers acteurs appelés à exécuter tel ou tel autre aspect des politiques publiques relatives aux stupéfiants : saisie des produits ou arrestation des trafiquants, répression des usagers-revendeurs ou leur désintoxication, réduction de l'insécurité liée à la criminalité ou contention de l'épidémie du VIH... Ce modèle a également subi des pressions internationales de plusieurs genres : dans la coordination internationale de la répression policière et de la traque au blanchiment d'argent – cf. la coexistence de modèles antagonistes aussi opposés que celui des États-Unis et des Pays-Bas –, mais aussi dans la prise en compte des réseaux criminels et des routes et modalités d'importation, qui sont devenus de plus en plus mondialisés, volatiles, puissants et adaptatifs.
Néanmoins, il est possible d'établir certaines étapes, de fixer certaines balises dans cet historique, qui démarre avec la loi du 31 décembre 1970, et se termine au tournant du millénaire par une acceptation désormais assez consensuelle de la substitution des drogues dures (notamment grâce au Subutex), de la réduction des risques, et de la légitimité du débat sur la dangerosité relative du cannabis par rapport aux « drogues légales » que sont l'alcool et le tabac. La question de l'incarcération des addicts vs de leurs modalités thérapeutiques volontaires ou contraintes, et conséquemment celle de la dépénalisation ou bien de la légalisation a minima du cannabis, caractérise également cette dernière période, mais elle occupe une place très limitée dans l'exposé.
Sommaire [avec appel des cit.]
Introduction
1. La naissance du régime prohibitionniste actuel [cit. 1]
2. Qu'est-ce qu'une drogue ? Qu'est-ce qu'un drogué ?
3. La diffusion des produits et des usages à l'aube des années 1970
4. La régulation traditionnelle de l'offre de stupéfiants
5. La France, carrefour du trafic international de drogue (1945-1970) [cit. 2]
6. Comprendre et soigner la toxicomanie. Le tournant de 1970
7. La fin de la 'French Connection' et les recompositions du grand trafic de drogue
8. La figure imprévue et problématique de l'usager-revendeur
9. La délicate application de la loi (1970-1982)
10. Le tournant de la massification (1977-1985) [cit. 3, 4]
11. Scènes ouvertes, scènes invisibles des années 1980
12. La professionnalisation du trafic international de drogue au cours des années 1980 [cit. 5]
13. La politique de la drogue : du vide institutionnel au tournant répressif (1982-1988) [cit. 6]
14. Le marché clandestin des drogues : état des lieux à l'orée des années 1990 [cit. 7]
15. La guerre à la drogue française au début des années 1990 : rhétorique et réalité
16. Réduire les risques
17. Le tournant de la réduction des risques et ses ambiguïtés persistantes jusqu'à aujourd'hui [cit. 8]
Conclusion [cit. 9]
Statistiques
Notes
Sources et bibliographie
Index
Cit. :
1. « Mais le discours sur le "fléau social" était bel et bien passé dans la loi [du 31 décembre 1970] :
"Nous espérons que l'opinion publique française prendra le relais du pouvoir législatif et de l'exécutif qui seront demain mieux armés pour éviter à notre pays le triste exemple de certains pays amis."
L'auteur de ces lignes, le sénateur Pierre Marcilhacy, avait effectué par le passé une mission aux États-Unis en mars 1968 au cours de laquelle il avait visité les prisons de New York pour être sensibilisé au problème de la toxicomanie. L'appartenance de ce sénateur au groupe progressiste de la gauche démocratique, constitué de radicaux valoisiens ou de gauche, nous montre au passage que l'effet de panique morale de ces années charnières n'était pas lié à une orientation politique conservatrice ou gaulliste, mais bien à l'incompréhension d'une élite politique formée de gens âgés face à une jeunesse qui la dépassait. Joseph Gusfield estime que, dans le cas américain, la législation antimarijuana a été adoptée dans les années 1960-1970 sur fond de débats sur l'autorité de la culture adulte et son pouvoir normatif sur la société, désormais ouvertement contestée par une partie importante des jeunes dans les domaines des conventions sociales, de l'habillement, de la sexualité ou encore des buts du travail. Ce n'est donc pas un hasard si ces thèmes furent aussi amalgamés dans le cas français dans le traitement du hippie chevelu qui hantait les rues de Saint-Germain-des-Prés ou du quartier Saint-Michel à Paris... » (pp. 42-43)
2. « Dans le cas français, ces affaires s'inscrivent dans le contexte du début de la Ve République où le pouvoir, contesté ou fragile, eut recours à des acteurs aux franges de la légalité, sinon criminels, à travers des méthodes peu transparentes. Il a pu le faire également parce que le Milieu n'avait pas une organisation structurée et pérenne, et qu'il était nettement moins puissant que les mafias italiennes. En cela réside une différence de taille entre l'Italie et la France. Si, en Italie, la mafia s'est servie des structures de l’État en pénétrant ses rouages, en France c'est "l’État profond" dans certaines de ses structures semi-secrètes qui s'est servi du Milieu pour recruter ponctuellement quelques mauvais garçons chargés des basses œuvres – la traque de l'OAS, par exemple... […]
Toujours est-il qu'en 1970, quand démarre le nouveau régime de prohibition des stupéfiants, la 'French Connection' devient clairement la cible des nouvelles dispositions répressives. L'action policière devra porter en priorité sur Marseille :
"La Marseille de cette époque était, sans conteste, la capitale mondiale de la drogue. On y dénombrait près de 4000 usagers d'héroïne, de 10 à 15 décès par overdose [chiffre très exagéré] y étaient enregistrés chaque année, et les 'chimistes' marseillais s'étaient forgé une réputation mondiale." » (p. 143)
3. « Cependant, en se livrant à une exploitation politique, certaines personnalités modifièrent les représentations sociales du drogué, en mettant en exergue la figure du dealer d'origine immigrée. La campagne présidentielle de 1981 se déroulait, nous l'avons vu, dans un contexte sécuritaire quand éclata une affaire promise à un grand retentissement médiatique. "Non à la drogue, non aux empoisonneurs", "La drogue ne doit plus avoir droit de cité chez nous ; expulsons la drogue", "Quand un jeune travailleur se drogue, les patrons prennent leur pied", "Il faut chasser la drogue hors de la Cité"... Ces slogans inspiraient les pancartes et les banderoles brandies le 7 février 1981 par plusieurs dizaines de manifestants. La scène se passait devant le 13, rue de la République, immeuble HLM de la cité de l'Espérance, à Montigny-lès-Cormeilles, dans le Val-d'Oise, fief du communiste Robert Hue depuis 1977.
[…]
La manifestation de Montigny était "d'une extrême gravité", affirma le Parti socialiste, elle relevait du scandale et du sordide, ajoutait le PSU, du "procès diffamatoire" pour la LICRA, de "l'appel aux plus bas instincts", selon la Fédération de l’Éducation nationale. Il s'agissait de "pratiques de délation et de racisme", concluait la Ligue des droits de l'homme. » (pp. 260-261)
4. « Si [la loi de 1970] visait à protéger la société mais aussi le toxicomane (des ravages de la dépendance, de la tentation des trafiquants...), il fallait désormais protéger avant tout la société du toxicomane :
"Dans la mouvance des idées de l'époque, la loi de 1970 traduisait une volonté de prendre en compte avant tout l'intérêt de l'individu. À présent, la tendance serait plutôt à privilégier l'intérêt de la société. Les toxicos en effet troublent de plus en plus gravement et de plus en plus fréquemment l'ordre public. L'héroïnomane sans ressources qui a besoin de 6000 à 20000 F par mois pour financer sa toxicomanie outre le fait qu'il dépanne ses copains commet de plus en plus souvent des cambriolages, des vols à l'arraché, des vols à l'étalage, des falsifications de chèques et des braquages. L'évolution de cette délinquance est une des causes essentielles de l'accroissement du sentiment d'insécurité. La justice est obligée d'en tenir compte."
[…] ce n'était plus une entreprise de subversion contre-culturelle et d'une "crise de civilisation" reflétant un combat sur les valeurs dans un contexte post-68, mais un phénomène plus redoutable encore : la diffusion de la violence et de l'insécurité par une nouvelle catégorie de voyous à la recherche de la 'défonce' immédiate et de l'argent facile. » (pp. 276-277)
5. « Parallèlement à cette massification des usages, le grand trafic international à destination du marché français se modifiait lui aussi pour alimenter une offre qui ne cessait d'augmenter, complémentairement à la demande. La perspective d'engranger des profits colossaux attirait de nouveaux groupes criminels aux moyens financiers et logistiques imposants pour produire et acheminer de plus grandes quantités qu'autrefois. L'ère des aventuriers et des contrebandiers de la 'French Connection' était révolue. Les 'fourmis' et leurs business artisanal, les mafias chinoises aux méthodes déjà plus aguerries se retrouvèrent concurrencées par des organisations plus puissantes, véritables 'cartels' capables de déstabiliser des États dans le cas des trafiquants colombiens. Ils contribuèrent à consolider ou ouvrir de nouvelles routes, ajoutèrent de nouvelles filières à celles existantes, que ce soit pour l'héroïne, le cannabis ou la cocaïne, drogue ancienne qui signait son grand retour pour rapidement incarner le nouvel ennemi de la "guerre à la drogue". » (p. 299)
6. « Michèle Barzach [ministre de la Santé] n'était cependant pas seule dans son combat. Son esprit de résistance relevait de sa sensibilité personnelle de médecin mais elle était rejointe aussi par une coalition d'intérêts socioprofessionnels qui entendaient défendre ce qui était devenu depuis une quinzaine d'années la tradition française en matière de soins aux drogués. En 1986, s'était constitué un collectif Île-de-France des intervenants en toxicomanie rassemblant des membres des équipes de Marmottan, de l'espace Murger de Fernand-Widal, de Charonne et de l'association Le Trait d'union. Le collectif dénonçait "l'aspect liberticide" de la croisade antidrogue d'Albin Chalandon [ministre de la Justice] :
"Les mesures actuellement proposées par le ministère de la Justice tendent à instaurer une intervention coercitive, voire carcérale, uniquement en fonction de l'intoxication de certains patients. De tels 'traitements' par la contrainte et l'enfermement constituent une régression dramatique dans le domaine de la santé publique. Au-delà des patients toxicomanes, au-delà du modèle de soins français en matière de toxicomanie, c'est l'éthique de l'intervention psychiatrique, médicale, sociale, qui est mise en cause […] Enfermer pour guérir est une illusion aberrante. Vouloir par des décrets répressifs mettre fin à un phénomène de société est une erreur : c'est prendre l'effet pour la cause, et c'est renoncer à toute réflexion sur les sources profondes et la signification de ce problème. Faire croire, par démagogie, qu'il existe des solutions simples et radicales à des faits aussi complexes est tout aussi 'toxique' que certains produits incriminés." » (p. 350)
7. « Dans les années 1990, à la gare du Nord, la police ou les douanes, arrêtant nombre d'individus qui revenaient des Pays-Bas les poches pleines de pilules, s'empressèrent souvent de crier victoire. Toujours un peu trop vite. Car les expertises démontraient généralement que le produit saisi n'était pas "tout à fait" de l'ecstasy. Légèrement modifiée, la formule chimique n'était pas classée comme stupéfiante, ce qui obligeait les forces de l'ordre à relâcher les suspects […]
Si le Législateur pouvait, pour les drogues dures, interdire par avance tout dérivé d'opiacé ou de coca en ciblant les alcaloïdes de base, en matière de drogues de synthèse, il ne pouvait interdire que molécule après molécule. Ces nouvelles drogues bénéficiaient donc toujours par défaut d'un sursis légal, même s'il ne durait que quelques mois. La MBDB fut classée comme stupéfiant en 1996. Pour aussitôt laisser la place à d'autres dérivés...
Culturellement, la "pilule de l'amour" accompagna l'essor de la musique techno, née de la 'house music' de Detroit et de Chicago avant de connaître un nouvel élan dans le milieu underground britannique. […] tandis que cette drogue de 'cols blancs' des boîtes de nuit parisiennes ou londoniennes se démocratisait. Il en alla de même pour les 'rave parties', grands rassemblements, bien souvent illégaux et en pleine nature d'amateurs de techno, où la dimension rituelle était forte : le produit permettait de mieux se fondre dans une sorte de célébration magique de la transe provoquée par le son et la rencontre collective. Individuellement, l'ecstasy était aussi utilisée en aphrodisiaque. » (pp. 378-379)
8. « Les résultats parlaient d'eux-mêmes. En 2002, le Subutex se plaçait au 11e rang des médicaments remboursés par la Sécurité sociale. La mortalité par overdose diminua considérablement en peu de temps. Entre 1996 et 2003, d'après l'économiste Pierre Kopp, la substitution permit "une économie d'un nombre de vies compris entre 2392 et 4750, soit une moyenne de 3481 vies sauvées, pour un coût total de 1,6 milliards d'euros dépensés en traitements, soit un coût par vie sauvée compris entre 336.000 euros et 668.000 euros […]".
Ainsi, l'investissement se révélait rentable. De même, les probabilités de contamination par le sida baissèrent, la pratique de l'injection étant abandonnée puisque la méthadone comme le Subutex se prenaient sous forme orale. Enfin, la stabilisation sociale et le suivi thérapeutique offerts aux patients tendirent à les extirper du monde criminel dans lequel ils évoluaient jusqu'alors.
[…]
Il s'agissait désormais de cesser de parler de la toxicomanie comme d'un fléau irrationnel propre à justifier une chasse aux sorcières, et de montrer plus objectivement l'étendue des pratiques addictives dans la société, si besoin était en établissant un continuum entre les drogues illicites, les drogues licites pharmaceutiques (médicaments détournés) et les 'drogues' légales – l'alcool et le tabac. Cette volonté transparaissait dans un autre rapport sur la dangerosité des produits. En 1998, Bernard Kouchner, de nouveau ministre de la Santé, commanda au professeur Bernard Roques, pharmacologue, un état des lieux. Son rapport introduisit une nouvelle classification des produits qui se substituait aux catégories posées en 1957 […]. L'échelle prenait désormais en compte les risques de dépendance physique et psychique, la neurotoxicité et la dangerosité sociale des produits (marginalisation ou tendance à développer des conduites violentes ou à risques). La conclusion était sans appel : le cannabis était moins dangereux que l'alcool et le tabac. » (pp. 452-454)
9. « Les consensus répressifs peuvent aussi s'expliquer par les fantasmes qui fondent la politique de prohibition. Ils entretiennent la marginalisation des consommateurs et constituent une représentation écran qui masque la diversité des usages et des trajectoires et empêche d'identifier une cible circonscrite. Sur près de vingt ans, la politique publique s'est construite sur des réactions passionnées provoquées par des faits divers qui avaient ému l'opinion, sans reposer sur des bases scientifiques. […] Dans l'intervalle, le politique, le pouvoir ou les partis en campagne ont instrumentalisé la figure du drogué pour catalyser bon nombre d'angoisses ancrées dans des contextes bien particuliers. En 1969-1970, le drogué incarne les errances de la société de tolérance et la double menace gauchiste et libertaire contre l'ordre établi incarné par Mai 68. En 1984, les images sordides des "cancers urbains de la drogue", squats ou quartiers misérables, réduisent la toxicomanie à une insupportable décadence. Et, pour certaines sensibilités politiques […] la drogue incarne les dangers d'une immigration massive, charriant corruption des mœurs, insécurité, terrorisme ou péril infectieux – en raison du sida. Avec l'arrivé du crack, en 1989, le consommateur est assimilé à un pestiféré. Toutes ces représentations produisent un double effet pervers : accentuer la marginalisation et le rejet des toxicomanes et, paradoxalement, les rendre inaccessibles, car si ces fantasmes étaient basés sur des faits, ils ne constituaient que la partie émergée de l'iceberg. Ces dimensions culturelles freinent aussi la limitation des consommations. De nombreux usages sont en effet liés à une culture de la transgression : la drogue attire car elle représente un interdit. » (pp. 466-467)
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