Ce volume est un « beau livre », tirage limité appartenant à la collection des prix Nobel de littérature éditée sous le patronage de l'Académie suédoise, orné de magnifiques gravures. À moi qui n'ai lu il y a de nombreuses années que le célèbre chef d’œuvre _Le Pont sur la Drina_ ainsi que _Omer pacha Latas_, tous deux romans historiques ayant pour cadre la Bosnie ottomane, l'occasion s'est présentée aujourd'hui, à un moment où l'actualité turque est en sursaut pour l'arrestation arbitraire et fortement contestée du principal opposant du Président Erdoğan, de lire un roman d'Andrić qui se déroule dans une geôle ottomane. En complément, j'ai pu bénéficier, dans cet opus, de préfaces multiples et détaillées sur la biographie littéraire de l'auteur, et notamment sur le rôle que l'Histoire revêt dans son œuvre. Tout particulièrement, il faut relever qu'Ivo Andrić, écrivain diplomate, vécut deux expériences d'emprisonnement durant les guerres mondiales : de la part des Austro-Hongrois entre 1914 et 1917, et de la part des nazis, entre 1941 et 1945, en tant qu'ambassadeur en poste à Berlin depuis 1939. Ces deux expériences éprouvantes de privation de la liberté furent néanmoins très fertiles pour son écriture : durant la première, il rédigea le recueil de poèmes (d'inspiration surréaliste) intitulé _Ex ponto_, alors que la seconde lui valut la création de ses romans les plus aboutis : _Le Pont sur la Drina_, _La Chronique de Travnik_ ainsi que _La Demoiselle_.
_La Cour maudite_, quant à elle, est un roman de 1956 qui présente des caractéristiques singulières. Il est composé d'une narration principale, en huit chapitres, ayant pour cadre la prison stambouliote où, à une époque indéterminée est échu le Frère Pierre, un franciscain de Bosnie, qui représente le personnage principal ; mais s'ensuivent quatre nouvelles qui ont également pour protagoniste le même Frère Pierre. Bien que les premiers chap. fassent état d'abord d'une foule bigarrée de détenus loufoques, et bientôt du cruel et insaisissable directeur de la redoutable prison, Latif Aga surnommé Karadjoz (Karagöz), et que la description, toujours caractérisée par le réalisme, tende vers le stéréotype de la perfidie et de l'arbitraire de l'administration ottomane, dans un environnement de cour des miracles, et autour du questionnement kafkaïen sur l'innocence et la culpabilité de chacun, le récit évolue rapidement dans le sens de la complexification. En effet, deux personnages secondaires apparaissent bientôt en relation avec le protagoniste : un Juif nommé Haïm, aussi informé que soupçonneux voire paranoïaque, et surtout l'érudit jeune smyrniote Tchamil, gros lecteur et voyageur, auquel le Frère se lie d'amitié grâce à leurs affinités intellectuelles. Or Tchamil n'a d'autre faute qu'une passion obsessionnelle pour le personnage historique (véridique) du Sultan Djem (Cem), frère rival du Sultan Bajazet (Beyazit), ayant vécu dans la seconde moitié du XVe siècle. Une reconstitution à peine romanesque de la destinée malheureuse de Djem constitue, par la narration qu'en fait Tchamil, un véritable récit dans le récit, tel des poupées gigognes. Par ailleurs, c'est Haïm qui fournit à Pierre le récit de la vie de Tchamil, précisant que la raison de son emprisonnement consiste dans son aveu qu'il s'identifiait au personnage historique, provoquant ainsi chez les autorités les soupçon qu'il puisse vouloir ourdir un complot ou une sédition contre le sultan actuellement sur le trône. La passionnante biographie du Sultan Djem jette une lumière au moins aussi peu flatteuse sur les puissances chrétiennes de l'époque que sur les Ottomans : l'avidité et les intrigues des Chevaliers de Rhodes, des Papes Innocent VIII et Alexandre VI (Borgia), du Roi de France Charles VIII en marche contre le Roi de Naples sortent grandement du stéréotype anti-ottoman de la littérature des Balkans et d'Andrić lui-même. Quant à la question de la culpabilité, étant donné que le Frère Pierre semble être innocent – les circonstances de son incarcération sont inconnues – et que le prétexte de l'inculpation de Tchamil paraît évidemment infondé, elle peut donc se reporter sur la figure de Djem elle-même. Coupable de sédition contre son frère aîné et légitime, ou victime, prisonnier et esclave de tous ? Coupable ou innocent selon la fatalité d'avoir été vaincu plutôt que vainqueur ?
« Le monde entier, le monde habité et connu, divisé en deux camps, Turcs et Chrétiens, n'a pas de refuge pour lui. Car, là-bas ou ici, il ne peut être qu'une chose : le Sultan. Vainqueur ou vaincu, vivant ou mort. […] condamné à être sultan, prisonnier ici, ou vivant à Istanbul ou mort sous la terre, mais toujours et seulement sultan [...] » (pp. 162-163).
Les récits du Frère Pierre en dehors/après sa libération de la geôle d'Istanbul peuvent se ranger dans la vaste production de nouvelles et de contes qui recouvre l'ensemble de la carrière de l'auteur. Naturellement, elles trouvent leur place sous le même titre par l'unicité du protagoniste. Très réussies du point de vue de la technique de la nouvelle, elles me paraissent cependant réduire la force narrative du roman, qui aurait gagné à s'interrompre lorsque Pierre redoute la folie, suite à la disparition de son ami Tchamil (cf. cit. 6) : dans ce cas, le thème principal du roman eût été véritablement l'amitié entre ces deux hommes.
Table [avec appel des cit.]
La « petite histoire » de l'attribution du prix Nobel à Ivo Andritch – par le Dr. Kjell Strömberg
Discours prononcé par Anders Österling lors de la remise du prix Nobel de littérature à Ivo Andritch le 10 décembre 1961
La vie et l’œuvre de Ivo Andritch par Petar Dzadzic :
- Dans _Ex ponto_... [cit. 1]
- Une épopée de son Moi
- Dans la prison de « Ex Ponto »
- L'influence de Kierkegaard
- Sous le signe de Goya
- Le silence est la loi d'Andritch
- Les ponts deviennent des symboles essentiels
- Leurs rapports avec l'Histoire et la vie
- Légendes et paix intérieure
- L'éternel retour...
- Réponses à des questions déjà posées [cit. 2]
- Andritch en exil
- Le message d'Andritch
- La chronique de Travnik
- La malheureuse Bosnie est à la base de son œuvre
- « La Cour maudite » [cit. 3]
- La condition de l'homme
_La Cour maudite_ par Ivo Andritch (Illustrations originales de Robert Antoine)
- I
- II
- III
- IV [cit. 4]
- V
- VI [cit. 5]
- VII
- VIII [cit. 6]
- Le Tronc
- Au moulin
- La Coupe [cit. 7]
- Une Farce à l'auberge de Samsara
Cit. :
1. « […] Au cours de l'année 1935, apparaît, quelque part dans la nuit madrilène, Goya, vieillard sourd, qui vient murmurer à Andritch la vérité transcendante du monde, laquelle constitue le motif de ces lignes : le sens des choses est "dans ces dépôts que laissent les siècles autour de quelques-unes des principales légendes de l'humanité" ; […] Goya vient […] résoudre le problème d'Andritch et donner le coup de sonde aux "patrimoines éternels, inconscients et bénis des ancêtres", où sous "leur dure écorce" vingt ans plus tôt l'écrivain était allé s'abriter des hommes par temps de malheur. […] En descendant dans les tombes des ancêtres pour les peupler de passions qui animent les vivants, l’œuvre d'Andritch attend de ces descentes sous terre la découverte du vrai chemin vers le "fond de l'âme" et la vérité permanente, conquête qui ne sera pas entravée par les "dépôts gris des mots vides et des idées tortueuses", pas plus que par ces "événements sans signification et apparemment si importants qui se déroulent autour de nous". En foi de quoi, non pour fuir les événements qui nous entourent, mais pour en éclairer la nécessité profonde, Andritch s'abandonne aux légendes et aux mythes qui depuis des siècles circulent dans son "patrimoine ancestral", la Bosnie, et, tout en les fécondant de poésie, il se laisse conduire par eux, et pénètre leur signification profonde. » (pp. 30-31)
2. « Pendant cette époque sombre de 1914 à 1917, privé de la jouissance de sa liberté et de ses droits, entouré d'ennemis et d'inimitiés, seul avec sa peur "panique, incompréhensible", Andritch a essayé de diriger son regard vers les étendues astrales d'un surréalisme qui aurait pu lui apporter la consolation et la foi en la vie. "… Pourquoi ne regardes-tu pas au-dessus de la terre et par-dessus toi-même ?" Mais au-dessus il y avait seulement un "ciel immobile, haut", en bas une "terre dure et impitoyable" ; le premier était insaisissable, la seconde était inacceptable, et il n'y avait ni parole, ni pensée, ni le moindre signe palpable qui eussent pu soutenir la vie. Plus de vingt-cinq ans plus tard, dans ces jours entre 1941 et 1944, la longue course à la formule de ce surréalisme que, jeune, il avait convoitée, porta ses fruits, et il n'était plus contraint de rattacher sa "paix à la terre dure et aux hommes fragiles" ; il la rattachait alors au pont de Vichegrad qui, dans sa pierre, cachait la force de la vie même, laissant entrevoir la victoire de cette vie sur toutes les menaces de cette sombre époque. Le pont était la pensée sur laquelle Andritch, cette fois, pouvait s'appuyer. Le pathétique d'une jouissance hymnique dans la résistance éternelle du pont et dans son règlement de comptes victorieux avec les moments de l'histoire, revêtait une intensité toute particulière à cette époque de l'occupation où la mort se rencontrait à chaque pas. Le message du pont était le suivant : "Ceci aussi passera !" » (pp. 56-57)
3. « La Cour a ouvert sa porte sévère pour purifier en elle-même l'homme de tout, sauf de son propre malaise, de son malaise dans un monde de violence, de brutalité et d'injustice. Car la "Cour" n'est pas seulement l'incarnation d'une inquiétude originelle, de l'inquiétude humaine du fait de la "situation de l'homme", elle est aussi un moment de la réalité historique du monde. Dans le tourbillon de la Cour, l'innocence disparaît : "Tous sont coupables, car chacun est responsable".
"… Ici il n'y a pas d'innocents. Personne ne se trouve ici par hasard. Du moment qu'il a passé le seuil de cette Cour, on n'est pas innocent. On a commis une faute, ne fût-ce qu'en rêve".
L'obsession de la faute représente, à la manière de Kafka, le tourment contenu dans cette allégorie. On ne la suit pas, elle est une qualité primaire de ce monde, elle est une confirmation que tout est anormal ; tout comme l'innocence est une conception absurde, une confirmation de l'anormal, une cible pour la raillerie. La faute est le destin, une identification confuse avec la conception de la vie, un fardeau originel mais aussi un fardeau d'une violence déterminée qui s'exerce sur le monde.
"Là viennent... tous... accusés d'une faute ou soupçonnés d'une faute, et des fautes, il y en a vraiment beaucoup ici, et de toutes sortes, et le soupçon va loin et s'étend en largeur et en profondeur."
"La Cour courbe rapidement et insensiblement l'homme et se le soumet, si bien qu'il commence à se perdre. Il oublie ce qui a été et pense de moins en moins à ce qui sera, et pour lui le passé et l'avenir se fondent en un présent unique, en la vie terrible et extraordinaire de la Cour maudite". » (pp. 66-67)
4. « L'amitié insolite qui s'était établie entre le jeune Turc de haute naissance, originaire d'Izmir, et le chrétien étranger venu de Bosnie, semblait avoir grandi pendant les quelques jours où ils ne s'étaient pas vus. Elle s'était développée et affermie dans cette étrange prison, d'une façon rapide et inattendue, comme cela n'arrive que dans des circonstances exceptionnelles. Leurs propos n'étaient pas autre chose que la lente narration de ce qu'ils avaient autrefois lu et vu. (De soi, aucun d'eux ne soufflait mot.) Mais ces propos étaient différents de tout ce que l'on pouvait entendre et voir autour d'eux. Et c'était là l'essentiel. Ils passaient à causer toute la journée du matin au soir, jusqu'au moment où les détenus devaient rentrer chacun dans sa cellule et sauf quand Tchamil s'éloignait pour faire ses prières quotidiennes. Comme toujours, c'est Frère Pierre qui parlait le plus, mais le jeune homme participait davantage à la conversation, d'une façon lente et imperceptible, mais continue, bien que sa voix semblât encore l'écho d'une voix plus ferme et plus nette et, après les premiers mots, se terminât toujours en un murmure. » (p. 143)
5. « (Moi – mot grave qui, aux yeux de ceux devant qui il est prononcé, détermine notre place fatale et inchangeable, souvent loin devant ou loin derrière ce que nous savons de nous-mêmes, en dehors de notre volonté et au-dessus de nos forces. Mot redoutable qui, une fois prononcé, nous lie pour toujours et nous identifie à tout ce que nous avons pensé et dit et à quoi nous n'avons jamais pensé à nous identifier et avec quoi en réalité en nous-mêmes, nous ne faisons qu'un.)
Dans une perplexité grandissante, avec des frissons de peur, avec affliction et une inquiétude difficilement cachée, Frère Pierre continuait à écouter le récit. Quand, le soir, il se séparait de Tchamil et méditait sur son cas (et il était impossible de ne pas y penser), il se reprochait de ne pas l'avoir arrêté nettement et résolument sur une voie qui, de toute évidence, ne menait à rien de bon, de ne pas l'avoir secoué et arraché à son erreur. Et cependant, quand, le lendemain, ils se rencontraient de nouveau et quand le jeune homme donnait derechef libre cours à ses représentations malsaines, il l'écoutait avec un léger frisson et une profonde compassion, hésitant sans cesse à l'interrompre et à le ramener à lui. Quand, se rappelant sa décision de la veille, qu'il considérait comme son devoir, il essayait d'amener la conversation sur un autre sujet ou, comme par hasard, par une remarque faite en passant, de séparer Tchamil qui parlait, du défunt Djem, il le faisait faiblement et sans conviction. Sa franchise innée et sa sincérité, avec lesquelles, d'habitude, il pouvait dire à chacun ses quatre vérités, étaient comme inhibées et annihilées par le récit obstiné du jeune homme. Et l'affaire se terminait toujours de telle façon que Frère Pierre à la fin cédait et sans rien dire, sans approuver, mais sans résister à haute voix et ouvertement, écoutait le chuchottement passionnée de Tchamil. » (pp. 159-160)
6. [Monologue du Frère Pierre] : « Quelqu'un hurle quelque part et m'arrache à mon rêve. (Ce sont deux détenus qui se battent.) Je me réveille en sursaut. Autour de moi, personne. Mon cigare s'est éteint et mon bras est toujours tendu. C'est avec moi-même que je conversais. J'ai peur de la folie comme d'une maladie contagieuse et de la pensée qu'ici l'homme le plus sain d'esprit voit sa raison s'obscurcir à la longue et devient la proie d'hallucinations. Je veux résister. Je me défends, je m'efforce de me rappeler qui je suis et ce que je suis, d'où je viens et comment je suis arrivé ici. Je me répète à moi-même que, outre cette Cour, il existe un autre monde différent, que celui-ci n'est pas tout et ne doit pas durer toujours. Je tâche de ne pas l'oublier et de maintenir en moi-même cette pensée. Mais je sens que la Cour comme un tourbillon entraîne ses habitants vers des profondeurs ténébreuses. » (pp. 182-183)
7. « Celui qui veut être riche et vivre indépendant ne doit pas naître ici ni entrer dans les ordres. Ici, on paie de son âme quelques grammes de joie. Va maintenant et demande pourquoi il en est ainsi ! Ou plutôt, ne va nulle part et ne demande rien, mais reste assis où tu te trouves et sois ce que tu es, car il est fou d'aller demander à un autre la cause de ton mal et il est beaucoup plus raisonnable de rester assis et de converser seul avec sa propre peine. Tu penses que là-bas dans le monde, on attend des gens comme nous et que, sans nous, on ne commencera pas le pique-nique ? Eh ! mon Iousouf, ce monde, il n'est pas fait pour nous, religieux de Bosnie. Oui, c'est vrai, ce qui t'attend ici, c'est le mauvais sillon bosniaque, la peine des religieux, la portion congrue de l'orphelin et un lourd service, tandis qu'ailleurs tu trouverais peut-être une vie facile et des beautés de toutes sortes. Mais quelle en serait la valeur puisque ce n'est pas ton pays ? Si tu y vas, tu n'en tireras aucun profit. Toute ta vie, tu resterais ce que tu es. Ceux qui ne t'auraient jamais vu auparavant et même ceux qui n'auraient jamais entendu parler de toi diraient : "D'où vient ce gros défroqué ? Renvoyez cette peste à Goutcha Gora d'où il s'est enfui et attachez-le avec la chaîne qu'il a brisée." Et même si tu devenais riche, puissant et redoutable, le premier des premiers, au point que personne n'oserait rien te dire, tu lirais pourtant ce que je te dis dans leurs yeux. Cela reviendrait toujours au même. » (pp. 224-225)
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