Les hommes et femmes qui ne ressentent d'attraction sexuelle ni pour les personnes du sexe opposé ni pour celles du même sexe, dont l'orientation sexuelle les classe donc comme « asexuels », commencent à se reconnaître et à se définir comme tels, à partager leurs expériences – dans leurs similitudes et leurs singularités – et surtout à accepter leur condition autrement que comme une pathologie. D'après d'autres lectures miennes, il semblerait qu'ils représentent peut-être jusqu'à 10% de la population. Anna Mangeot, jeune autrice « qui partage son quotidien et ses réflexions sur son compte TikTok », livre ici une sorte d'autobiographie de sa sexualité, depuis son enfance et le traumatisme de la séparation de ses parents, jusqu'à un certain nombre de relations amoureuses avec des garçons, dont le prénom donne le titre à chaque chapitre.
D'emblée, j'ai été frappé par la circonstance d'une entrée dans une sexualité très violente dès un âge assez précoce, 14 ans, qui pourrait déjà en soi décevoir quiconque et compromettre des relations sexuelles saines et épanouies chez l'adulte. De plus, le récit fait état d'une certaine frénésie dans la recherche de partenaires, surtout dans les années de l'adolescence, comme si, en parallèle avec l'aggravation de l’intolérance physique envers le sexe – sentiment de dégoût, maltraitances diverses envers son propre corps, etc. – se développait une sorte de défi à chercher à nier l'évidence du malaise que le sexe lui provoquait. Peut-être, comme elle le suggère à demi mots, la jeune fille, ignorant l'existence de l'asexualité et s'efforçant de se conformer à une certaine idée de la « normalité », multipliait-elle les expériences dans l'espoir de trouver un garçon qui sache susciter son désir, conformément au sentiment amoureux qu'elle affirme avoir éprouvé pour chacun. Les tentatives homosexuelles, dont il est également question à un âge encore plus prématuré (cf. cit. 1), et qui sont brièvement évoquées en introduction, ne sont quant à elles pas du tout abordées dans le récit. Par contre, il est question d'une kyrielle d'« amants ou amoureux » (plus nombreux que les chap. du livre), aimés parfois en même temps ou en succession immédiate, dont les profils psychologiques semblent tous assez éloignés de la « norme », profils qui ne sont pas non plus explorés sinon en fonction de la description de la déception ou de la douleur ressentie par l'autrice dès lors que le sexe intervenait par la force ou la résignation. Outre la piste – peu probable donc – de la recherche de la « normalité » en elle-même, elle émet l'hypothèse que sa propre incapacité de concevoir le désir pour autrui provoquait inconsciemment l'émission de signaux de séduction erronés et sans doute disproportionnés. Toute son adolescence paraît être caractérisée par des injures la représentant comme une fille hyper-sexualisée, et cette représentation auprès de ses camarades culmine par un événement traumatisant survenu à l'âge de 17 ans. Cette hypothèse me paraît très plausible, surtout après la lecture de l'essai intitulé _Allumeuse_ par Christine Van Geen ; il est regrettable qu'elle n'ait pas été analysée plus en profondeur.
La relation avec son partenaire actuel, Anthony, qui dure depuis cinq ans à la rédaction de l'ouvrage, est la seule qui fait état d'un apaisement, d'une acceptation de soi, surtout depuis la prise de conscience de son asexualité ; là encore, nous n'apprenons rien sur la personnalité d'Anthony, hormis l'accent mis sur la circonstance qu'il accepte sans aucune difficulté une quasi absence de relations sexuelles avec sa compagne : serait-il lui aussi asexuel ? Mystère... On pourrait penser que c'est par effet de la maturité – très relative vu les âges des personnages – qu'un tel apaisement apparaît, peut-être déjà avec Guilhem, le partenaire précédent Anthony. Cependant la carence de l'analyse caractérielles de chacun, la faiblesse même de l'introspection, ne permet pas de dépasser le niveau anecdotique de ce récit qui est donc marqué, outre que par un profonde tristesse d'une orientation sexuelle qui s'avère être terriblement invalidante, par de nombreux et insolubles points d'interrogation.
Cit. :
1. « J'ai gardé un pan de ma vie dans l'irréel jusqu'à la moitié du collège, jouant en ligne avec des inconnus et me faisant appeler Mickaël. Je l'avais imaginé comme l'archétype fantasmé du garçon beau et populaire. Il avait le visage des héros de mes romans et le tempérament doux que moi-même j'aurais aimé avoir. Il était celui que l'on avait envie de suivre.
Avec Mickaël, dès la sixième, je draguais des filles en ligne. Souvent plus âgées que moi par ailleurs. Et puis un soir, en rentrant du collège, il est tombé amoureux d'une de mes meilleures amies. Elle s'appelait Violette et ses parents s'aimaient si fort que cela me faisait mal au cœur. » (p. 41)
2. « Le corps et l'esprit ont de traître qu'ils peuvent se convaincre d'aimer quelque chose. Si on s'écarte suffisamment de son corps et que l'on rentre au plus profond de son crâne, on peut façonner un semblant de désir ; un fantasme factice et fragile qui fait l'affaire quelques minutes. Je ne voudrais pas rentrer dans les détails, car je sais que beaucoup sont comme moi et je refuse de livrer un tutoriel facilitant l'auto-abus. Sous la pression et la culpabilité que l'amour entraîne, on est trop souvent tenté de se laisser aller à fermer les yeux. On se dit : "Ça ira vite, et après tout sera plus simple", et on cède, le temps d'une nuit qui en entraîne une infinité d'autres. Les moments se font, le temps passe, et ces fantasmes factices viennent brouiller les certitudes : avait-on envie ou non ? Avec Lorenzo, chaque jour, je lui disais non. Je refusais, il négociait et suppliait, puis je finissais par accepter, les larmes aux yeux et la voix prétendument enjouée. Mon corps et mon visage se tordaient de terreur, je tremblais et je pleurais, tandis que ma bouche souriait et disait que tout allait bien. » (pp. 56-57)
3. « L'autre soir, je suis allée danser. Je suis là, dans l'obscurité des boîtes de nuit, à les observer. J'ai les yeux portés sur leurs gestes langoureux et leurs regards affamés. Je les vois, quand ils se collent les uns aux autres, quand ils se frottent ou quand ils entament leurs parades amoureuses. Sérieusement, tout ça pour pénétrer et être pénétré.e ?
J'observe ce théâtre de loin, et j'essaye de comprendre. Ça m'échappe vraiment, comment un intense plaisir physique de quelques secondes peut les pousser à en faire autant ? J'ai demandé à mon copain, pourquoi, de quelle façon ? Se revoient-ils le lendemain ? Se disent-ils bonne nuit, après avoir baisé et s'être rendu ce service mutuel ? Échangent-ils des gestes tendres, des caresses, des pressions qui signifieraient : "Je suis avec toi ce soir, ensemble nous ne sommes pas seul.e.s" ? » (p. 72)
4. « Chaque fois, avec chacun, avant Anthony, c'était la même chose. Tout se troublait et celui auprès duquel j'étais bien devenait une force inconnue et dangereuse, créant une terreur chez moi au-delà de tout mot. Je me mettais à me débattre furieusement, à sangloter bruyamment. Quelquefois, je me suis même muée en une chose affreuse, vibrant et tremblant avec violence, la bave aux lèvres et le regard perdu. À l'intérieur, plus rien ne répondait, tout prenait la couleur du sang et de la peur, mon cerveau se cognait aux parois de mon crâne en hurlant des choses incompréhensibles. Mon asexualité et les blessures créées par Lorenzo se mélangeaient en une bouillie indicible. Si au départ mon inconscient exprimait seulement le refus de l'acte sexuel, la panique prenait le pas. En quelques secondes, mon monde entier se noircissait pour que ne subsistent plus que les traumatismes créés par ses abus. » (p. 92)
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