Le mythe de l'allumeuse, que l'autrice déconstruit ici, est un archétype qui remonte à l'Antiquité : Ève et Salomé bibliques, Cassandre (et Apollon), Galatée (et Pygmalion), les Sirènes (et Ulysse)... Il s'agit du procédé misogyne d'imputer à la femme la responsabilité du désir masculin et de l'en culpabiliser le cas échéant. Ce n'est pas la femme qui est allumeuse, affirme en extrême synthèse van Geen, c'est un certain regard masculin qui est « allumé » et qui peut devenir dangereux. Cette confusion possède de nombreux avatars chaque fois que le virilisme pose problème : dans les romans de Huysmans comme autour du malentendu concernant la Lolita de Nabokov, de l’icône que fut Marilyn Monroe aux stéréotypes qui émergent de la culture populaire : chansons de variété, cinéma hollywoodien, rap, etc.
De nos jours, à l'époque de #MeToo, la problématique prend la tournure dramatique mais hélas banale de prêter un désir de séduction qui impliquerait le consentement aux victimes des violences et des agressions sexuelles. De l'insulte « pute » ou « salope » à la justification des viols, la notion d'allumeuse provoque à la fois une dissociation, comme le dénonce Virginie Despentes, ici inscrite dans le contexte d'un « détournement du corps d'une jeune fille par le regard et la parole d'un patriarche » (p. 109), et un déni du désir féminin, qui est minoré et considéré comme subsidiaire par rapport au désir masculin. Comme toujours dans le virilisme, les femmes – en particulier les mères – sont également responsables de l'inoculation de la culpabilité chez d'autres femmes – en particulier leurs filles.
Le chapitre conclusif prône, notamment par une interprétation extensive et intransigeante de la notion de consentement, « la déprise : oser allumer » : il est question en particulier du choix de certaines femmes de se soustraire à la logique de la séduction, ou bien de la tourner en dérision comme le font les 'drag' dans leurs performances, et enfin de l'éducation des jeunes filles à identifier et assumer leur désir, en le distinguant de celui des autres lorsqu'il n'est pas voulu et n'a pas à l'être.
Cet essai se fonde donc sur un double corpus avec une double méthode : sur l'analyse sémiologique de textes anciens, modernes et contemporains, afin d'identifier et de déconstruire le mythe de l'allumeuse, et sur l'analyse de cas et de controverses contemporains, notamment selon une perspective judiciaire et engagée, afin d'en témoigner la survivance, la perniciosité et la dangerosité. J'apprécie particulièrement cette démarche et y trouve au passage un certain nombre de mises au point théoriques et empiriques sur des questions féministes pas toujours suffisamment élucidées, telle l'éducation des jeunes.
Cit. :
1. « […] Croquer une pomme est un acte évidemment symbolique qui n'a rien de "mal" en soi. Il s'agit du fait même de répondre de ses actes, et non de cet acte particulier : manger tel ou tel fruit. Le mal, c'est le déni, l'évitement de cette expérience pénible de la honte, que nous connaissons tous bien, en principe – sauf les psychopathes, dont le fonctionnement psychique repose sur l'absence d'expérience de la honte.
Adam est un lâche : il ne tient pas le coup devant la douleur de la honte et s'en décharge sur Ève. Ève aussi est lâche, de la même manière : elle accuse le serpent. Mais le caractère déjà patriarcal du texte biblique et de la culture dont il est issu fait que c'est elle qui va payer de son infériorisation une faute humaine identique. Le privilège, c'est de pouvoir ignorer ses fautes en reportant la responsabilité sur des êtres déclarés inférieurs. C'est en ce sens que la tentation du serpent entraîne la domination des femmes et leur éternelle culpabilisation. En somme, le mal, c'est la misogynie. » (p. 36)
2. « Cassandre eût-elle été déesse aussi, dotée des mêmes pouvoirs qu'Apollon, nul ne l'aurait accusée d'avoir séduit et trompé le dieu pour obtenir un bien, s'attirant la pire des malédictions. La différence de pouvoir n'est pourtant pas ce qui explique que Cassandre ou les filles des bars allument les dieux ou les hommes. C'est l'inverse. Le besoin de dominer le corps des femmes et de le réclamer en contrepartie "légitime" de leurs dons explique pourquoi l'égalité financière entre hommes et femmes est un point de résistance absolu du progrès social, empêchée par des discours qui essentialisent les femmes en les complimentant sur leurs capacités généreuses à prendre soin des autres (pour trois fois rien), tout en maintenant leur éloignement des métiers lucratifs et gratifiants : ceux liés aux sciences, à l'ingénierie, au business.
La sujétion matérielle et financière des femmes par l'inégalité des salaires – les plafonds de verre empêchant leur promotion –, les trappes à pauvreté comme le maintien des filles dans des filières altruistes, de soin, souvent très peu rémunérées, les retraites de misère qui en découlent sont le soubassement d'une soumission physique, avant tout sexuelle, sur laquelle s'appuie l'éternel argument de l'allumeuse. Les allumeuses n'existent que dans un monde inégalitaire. Les inégalités alimentent la perpétuation de ce mythe donnant pouvoir aux hommes sur le corps des femmes. » (pp. 52-53)
3. « Cette pensée "sirénique" pourrait bien en effet être tentante à entendre, à explorer. Elle concerne l'ordre du désir, de la vie, de la procréation, de la mort naturelle. Mais elle serait fatale à l'ordre viril et guerrier. Elle dénote une sagesse aux antipodes de celle des chefs et des batailles, laquelle commande d'écraser le camp adverse en encourageant la torture, le viol et le pillage. Il ne faudrait surtout pas se voir comme des êtres vivants égaux, Égéens ou Troyens, sur une même Terre et sous un même soleil. Dans une société où la virilité est la valeur suprême, c'est aux femmes, ou à des figures "féminines" comme les Sirènes, que les hommes prêtent cette effrayante "connaissance", cette sagesse soupçonnée, cette vérité d'un autre ordre possible. Les femmes réelles ne possédaient – et ne possèdent – pas nécessairement davantage que leurs pères, fils et maris cette sagesse, mais elles n'avaient pas pour rôle d'aller à la guerre. C'est une vérité qui doit demeurer refoulée pour que les épées, celle de la guerre de Troie et celle de la grande circumnavigation d'Ulysse, continuent à avoir du sens. En même temps, l'histoire des Sirènes et du danger qu'elles représentent pour Ulysse et ses compagnons raconte dans ces vers l'existence d'une telle vérité et son refoulement. C'est la grandeur du poème homérique. » (pp. 93-94)
4. « Les femmes sont perdantes sur tous les tableaux lorsqu'elles croient à la fable de leur pouvoir censément "magique" de séduction : elles perdent l'accès aux moyens de production en voulant être perçues essentiellement comme féminines et désirables. Il ne faut pas être plus puissante que le partenaire, dans le schéma patriarcal. "Le marché à la bonne meuf", comme l'appelle Virginie Despentes dans _King Kong Théorie_, est bien le seul champ qu'on laisse à l'exercice d'un pouvoir féminin, si on définit cette "féminité" comme une capacité magique d'allumer le désir. Dans ce marché, seules les belles et les jeunes sont en lice. Les autres, les "moches", les "mal baisées", les "imbaisables", sont déféminisées parce que non conformes aux canons de la beauté en vigueur. Ceux-ci entretiennent la concurrence entre les femmes et les divisent, empêchant notamment qu'elles voient clair et se défocalisent de l'obsession narcissique permanente sur leur corps, pour renverser toutes ensemble le patriarcat. Tout imbaisables soient-elles, les "moches" sont également éloignées de l'accès au pouvoir, parce que femmes. Le regard "allumé", qui fait porter aux femmes la responsabilité entière du désir sexuel masculin, n'est une affaire pour aucune femme, en somme. Sacrée mystique féminine ! Ou plutôt : sacrée mystification patriarcale. » (p. 104)
5. « La notion d'allumeuse […] permet de montrer que se vivre comme femmes-objets, c'est être perpétuellement accusées d'être femmes-sujets, mais sujets de séduction. Ce renversement est un déni de la réalité du désir des femmes. Dans cette confusion volontaire, comment faire reconnaître le consentement ou l'absence de ce consentement ?
Maître Marie Blandin, avocate spécialisée dans les violences sexistes et sexuelles, expose son point de vue lors d'un entretien : "Il y a toujours un élément pour servir d'amorce à l'idée que la femme a 'initié la séduction', comme on dit au tribunal. Il y a une 'culture de l'allumeuse'. C'est le postulat transmis depuis des générations. Si une femme se promène seule ou porte une jupe ou du rouge à lèvres, ça y est, elle est d'accord pour un gang bang."
L'impunité des agresseurs prend sa source dans l'équation "femme = allumeuse". Elle vit ses meilleurs jours. Le mouvement de libération de la parole induit par MeToo donne le sentiment d'une prise de conscience de la réalité des violences sexistes et sexuelles. Mais en réalité, le nombre des condamnations recule : en 2020, 0,6% des viols ou tentatives de viol déclarés par des majeurs font l'objet d'une condamnation, contre 0,9% en 2016.
[…]
"C'est ce qui m'a fait le plus mal." Il ne faut pas sous-estimer la douleur causée par l'argument de "l'allumeuse". Le viol est un crime, fût-il "ordinaire". Mais du moins peut-on espérer obtenir justice quand on se relève. Retourner le blâme est une manipulation mentale hautement déstructurante pour l'esprit. L'argument de "l'allumeuse" opère ce que le viol lui-même ne peut pas faire : après l'injustice subie, il constitue le déni d'une justice possible. Pas d'"après", pas de consolation réparatrice au sein d'une société qui reconnaît les faits. Une Cassandre inaudible, encore et toujours. » (pp. 128, 130)
6. « L'étude canadienne "Not in the Mood" permet de réfléchir à la réalité de ce désir de Guillaume pour Claire, au fait que lui a "toujours envie". Il est probable qu'il s'aveugle sur les fluctuations de son propre désir et sur les pics de celui de sa partenaire. Ce que l'on comprend, c'est que le corps de la jeune femme est présenté comme corps perpétuellement désiré, et celui de son amant comme perpétuellement désirant. Retour du vieux topos de la femme-objet sous un discours d'attention à l'autre.
L'"ethos égalitaire", lorsqu'il rencontre cette notion de suprématie du désir sexuel masculin, produit le "consentement" qui ne vaudrait que pour les femmes. On ne parle pas du consentement des hommes, mais de leur désir, de leur envie. L'initiative réelle vient d'eux, même s'il apparaît que "c'est elle qui décide". Consentir n'est pas synonyme de désirer. C'est céder à une forme de pression permanente, celle du (pseudo-)impérieux désir masculin. » (p. 146)
7. « Une femme qui cesse volontairement de séduire sort du règne des jugements qui s'approprient son être en commentant tenues, bijoux, coiffure, variations de poids, apparition des rides et des cheveux blancs. Elle vole un corps, le sien, au patriarcat. Perspective de vide abyssal pour les dominateurs, qui se retrouvent sans rien à assujettir. Il faut s'attendre à les voir réagir à cette angoissante absence d'objet dominé par des tentatives parfois ridicules, parfois réellement dangereuses, de remise au pas.
Adèle Haenel s'est soustraite au rôle de belle femme séduisante que son corps et son métier lui assignaient. Mais il n'y a pas que les femmes déclarées "belles" qui doivent refuser les diktats de la séduction. Paradoxalement, on demande plus encore aux femmes réputées moches de rendre des comptes quant à leur apparence. On n'attend pas d'elles qu'elles "allument". La violence envers celles que les canons de l'époque déclarent "pas belles" est la pire : son caractère humiliant a pour but de rappeler les autres à l'ordre d'être jolies, allumeuses comme il faut, pour ne pas subir le sort réservé aux "moches". Les grosses, en particulier, doivent payer. Montrer qu'elles comprennent leur non-conformité à la norme et qu'elles s'en repentent. En faisant des blagues, en se montrant contrites, en prenant peu de place, en mangeant peu en public, en étant particulièrement soignées. Tout cela pour ne pas déchaîner piques, remarques et conseils non sollicités. » (pp. 157-158)
8. « "Pick me" est le hashtag opposé à celui de BDH. Il est "méta" BDH. Une fille qui accuse les autres d'être des BDH s'adresse aux hommes, leur disant "pick me", "choisis-moi" : je ne suis pas une BDH, moi. Je suis une fille bien, propre. Pas une salope. Pour ma source, c'est mal d'être une pick me : c'est trahir les autres filles en les traitant de BDH.
Mais en traitant celles qui dénoncent les BDH de pick me, les filles "féministes" qui s'opposent au 'slut-shaming' le reproduisent à une échelle supérieure. Elles reprochent à celles qui font ces vidéos de "dénonciation" des BDH de vouloir paraître plus désirables que les autres auprès des hommes, en se démarquant des autres filles.
L'usage du hashtag 'pick me' est révélateur de ce renvoi infini de la culpabilité de femmes à femmes, qui reconduit et ancre encore plus profondément l'archétype de l'allumeuse. Une pick me allume en accusant les autres d'allumer. Celles qui la condamnent utilisent une étiquette qui n'existe qu'au féminin, en jugeant une femmes qui agit dans un cadre hétéronormé. Sous un vernis féministe, elles la jugent mauvaise camarade, et finalement bien une salope. C'est une version faussement féministe du 'slut-shaming'. » (p. 166)
9. « C'est pourquoi une éducation à l'affirmation de son désir propre, distinct de celui de l'autre, est nécessaire. Pour ce faire, il ne s'agit pas de culpabiliser une fille en l'exhortant à ne surtout pas allumer. Cela reviendrait à l'enfermer dans la possibilité de glisser, au moindre faux pas, dans la figure de l'allumeuse. Sur le mode : "ne sors pas en tenue trop repérable et séduisante, tu ne pourras pas te plaindre s'il t'arrive quelque chose". Ce discours, qui se veut bienveillant et protecteur, redouble en réalité l'efficacité du chantage à l'allumeuse. Il participe à la capacité d'un agresseur à sidérer une victime potentielle, si cette dernière se pense déjà en faute d'avoir provoqué d'une manière ou d'une autre. Cette manière de présenter les choses désarme la capacité à dire : "non, je n'ai rien à voir dans ce désir, je n'en veux pas".
[…]
Morgane, mère d'Axelle, 15 ans, a élaboré une manière réfléchie de procéder.
"Si ma fille sort dans une tenue comme elle aime parfois en porter, bien mignonne, courte, je ne lui dis surtout pas : "Tu ne viendras pas te plaindre de te faire agresser." Mais je soulève le sujet. Je lui dis : "Est-ce que là où tu vas, et avec les gens que tu vas voir, tu te sens à l'aise en mini ? C'est OK ? Si on t'embête, tu te sens de répondre ?" Il faut échanger pour dédramatiser et qu'elle se sente bien, sûre d'elle." » (pp. 169-170)
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