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[Toxicomanies | Claude Macquet]
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Posté: Mer 11 Sep 2024 15:50
MessageSujet du message: [Toxicomanies | Claude Macquet]
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Dans ma recherche d'une « théorie de la toxicomanie », j'ai été dans un premier temps totalement enchanté de découvrir cette perspective de sociologie théorétique fondée sur les représentations collectives des consommations de psychotropes, dans tout ce que ces représentation ont de contextuel, d'historique, en deux mots d'arbitraire et de conventionnel (comme le signe saussurien...). En particulier, j'ai découvert que la matrice conceptuelle de ces représentations remonte aux années 1830, et au contexte des analyses que Engels avait menées sur la consommation d'alcool dans le monde ouvrier anglais, aboutissant à la notion très marxienne d'aliénation. Aliénation-aliéné-aliéniste... tout un programme ! S'ensuivirent, au gré des événements historiques, et de façon assez différenciée entre l'Europe et l'Amérique du Nord, des approches plutôt médicalisées ou bien moralisantes, plutôt psychiatriques ou bien épidémiologiques, plutôt juridico-judicaires répressives, toujours reconductibles, néanmoins, à l'étude sociologique matérialiste du passage aux sociétés industrielles – et corrélativement aux valeurs des « nouvelles classes moyennes » - d'abord, et aux sociétés postindustrielles ensuite. Une analogie toujours valide entre la consommation d'alcool et des autres drogues est la problématique du passage entre la consommation ordinaire – a priori ne comportant pas de désocialisation ni de remise en question des valeurs sociales dominantes, et l'alcoolisme-toxicomanie addictive – constituant une déviance sociale. En effet, la responsabilité-sanction ou à l'inverse la médicalisation-dépénalisation sous certaines conditions et plus généralement la « recherche de catégories pathologiques » a constitué l'essentiel de la réflexion savante sur les drogues. Il s'avère que cette réflexion s'est longtemps focalisée sur la recherche d'un seuil quantitatif entre la consommation et l'addiction, seuil mis en relation tout à tour avec chaque substance ou avec la personnalité du consommateur. Ce n'est que très progressivement, à partir des années 1970, que les sociologues commencent à renoncer à l'idée d'un seuil quantitatif et privilégient le seuil qualitatif, en plaçant en exergue la subjectivité du consommateur et la fonction de la culture dans laquelle celui-ci est socialisé. L'ouvrage de référence en la matière, notoirement, est _Outsiders_ (1985) par S. H. Becker qui néanmoins ne renonce pas à une modélisation synchronique de type linéaire et de nature positiviste pour expliquer le passage (présumé irréversible) entre la consommation et la toxicomanie. La thèse culturelle la plus avancée paraît être celle développée par Martine Xiberras dans son doctorat de 1988.
Mais à partir de ce point là, mes attentes ont été déçues. L'auteur nous conduit jusqu'au seuil de la conception de la consommation et de la toxicomanie comme « styles de vie », il esquisse le rapport logique – et l'analyse matérialiste – entre cette dernière conception et la post-modernité, avec la nouvelle intelligence que nous possédons de l'individu désormais aliéné parce que mouvant et mobile dans une société postorganique (« liquide » dirait S. Baumann), l'individu sommé d'être « acteur individuel » créateur de sa propre identité. Et dans une annexe intitulée « Formes de sociation et production des identités – une proposition de recherche », sont effectivement convoquées la théorie de l'identité de Ricoeur et la notion de « forme de sociation » théorisée par Georg Simmel ; mais le dernier passage de la démonstration est totalement esquivé : qu'est-ce que les « styles de vie » ? quelle application empirique de ces deux apports théoriques à la problématique des drogues ? La dichotomie entre consommation et addiction, après l'ère des théories des « seuils » est-elle désuète ? ou bien faut-il la garder en dépassant les modèles linéaires et positivistes (par exemple par une analyse multifactorielle, ou « vectorielle » - le mot est évoqué uniquement au détour d'une seule phrase) ?



Cit. :


1. « En suivant Singer, le déroulement des observations d'Engels isole quatre réalités particulières de l'aliénation et quatre modes d'appréhension du phénomène de l'alcoolisation : 1. - l'aliénation économique, responsable d'un manque de maîtrise sur les conditions matérielles d'existence ; 2. - l'aliénation personnelle, conséquence d'un accès difficile aux sources de gratification et responsable d'une faible estime de soi ; 3. - l'aliénation que nous nommerions groupale et qui se caractérise par une baisse significative du sentiment d'appartenance à un groupe de référence qu'il soit familial et/ou social et 4.- l'aliénation actorielle ou encore sociétale, c'est-à-dire la difficulté de se situer comme acteur social et de se représenter autant que d'être reconnu par d'autres acteurs collectifs comme partie prenante et intégrée au système social global. » (p. 16)

2. « La logique d'action des "nouvelles classes moyennes" se décompose ainsi en deux séquences ou deux problématiques.
1. - La question de l'offre de produits psychotropes est réglée de manière légaliste et le corps médical est appelé à gérer l'offre ; le risque étiologique par contre est individualisé. La pénalisation de l'offre mais plus exactement encore la sortie des produits psychotropes du marché des biens économiques ou encore le retrait de ces substances de la sphère de la société civile (et, à ce titre, la disqualification des minorités faisant un usage traditionnel de tel ou tel psychotrope), voilà une première face de la pièce de monnaie mais à laquelle est intimement reliée une interrogation sur la demande individuelle du psychotrope.
2. - La "pathologisation" de la consommation ou encore la croyance que la consommation est déjà per se pathologique : l'aliénation dans ce cas n'est plus tant externe au consommateur, d'origine sociale par exemple, ni même l'aboutissement de la consommation mais celle de l'individu qui ne partage pas les valeurs. C'est la non participation aux valeurs prônées par les "nouvelles classes moyennes" qui pour chaque individu singulier constitue la nature étiologique de la toxicomanie ; l'item clé du tableau étiologique est la notion de contrôle individuel et, on le notera, cette formulation ou cette problématique laisse entrevoir des possibilités de réhabilitation individuelle. » (p. 27)

3. « C'est cette rationalité globalement incontestée du consommateur américain qui est à l'origine du caractère démocratique de ces modélisations théoriques (et aussi à l'origine du courant de méfiance du côté nord-américain à l'encontre des médecins psychiatres ou même de la psychanalyse lorsqu'il est bien sûr question de toxicomanies ; méfiance que l'on pourrait retrouver à l’œuvre dans le champ de l'intervention) mais qui surtout permet de distinguer le sens de l'expression "pathologie individuelle du consommateur" du côté nord-américain et du côté européen, principalement latin.
Du côté européen, nous verrons que lorsqu'il est question d'une aliénation individuelle du consommateur, les modélisations psychopathologiques sont alors à l'avant plan ; dans ce cas c'est moins le caractère déraisonnable d'un comportement ou d'une croyance qui sera mis en exergue que l'irrationalité de la personne qui pose un acte ou professe une croyance.
Ce serait presque un lieu commun que de rappeler ici que l'entreprise coloniale des Européens a été largement financée pendant le XIXe siècle par l'entremise du commerce des drogues entretenu avec le Sud et le Sud-Est asiatiques. Tout au début du XXe siècle, les recettes financières engrangées de cette façon par la Couronne britannique permettaient d'équilibrer son budget colonial et même de dégager un solde bénéficiaire de cette entreprise. Toujours à cette même époque du tournant du siècle, le budget de la Fédération indochinoise française était alimenté à la hauteur de quelque 20% par ce commerce et l'Allemagne pour sa part détenait un monopole de fait en ce qui regardait le commerce de la cocaïne. Par ailleurs la France, présente en Afrique du Nord, y commercialisera le cannabis local par l'intermédiaire de la très française Régie française des tabacs. » (pp. 42-43)

4. « [Au XIXe s. en Europe] La respectabilité et le caractère prestigieux de cette appartenance sociale [des consommateurs de psychotropes exotiques], autant peut-être que l'homologie sociale et culturelle entre soignants et soignés, pourraient expliquer pour une large part la réserve du corps médical à décrire ces cas comme des anormalités, des perversions ou encore comme des dégénérescences.
[…] Ce qui pose véritablement question au corps médical, ce n'est pas la consommation per se, c'est-à-dire le fait de rechercher des états altérés de conscience (ces altérations de la conscience étant plutôt valorisées), mais bien les raisons de l'appétence du consommateur pour tel ou tel produit spécifique : pourquoi l'opium plutôt que la cocaïne ? Pourquoi l'éther plutôt que la marijuana ?
La problématique majeure à cette époque n'est ni le repérage des risques épidémiologiques (ce tableau n'aura vraiment de pertinence que plus tard, lorsqu'il sera patent que la consommation des produits exotiques est elle aussi un problème de santé publique) ni l'établissement des tableaux étiologiques (l'objectivation d'une maladie) mais bien la confection de nosographies, le classement aussi bien des produits, selon leurs caractéristiques, que des consommateurs.
Le caractère compulsif de la consommation, le souci chez le consommateur de répéter son expérience, est bien sûr attribué aux propriétés du produit incriminé et le constat du caractère habituel et récurrent de la consommation donne lieu à des essais de description de syndromes. » (pp. 46-47)

5. « […] Nous noterons pour notre part que l'hypothèse d'une linéarité, celle d'un continuum positiviste entre l'épidémiologie et l'étiologie [i.e. entre la consommation de psychotropes et l'état de toxicomane] est globalement mise en doute.
Globalement donc, si certains items sont explicatifs du recours à la consommation, s'il est possible d'objectiver des phases ou des étapes de la toxicomanie et hiérarchisées selon un principe de gravité par exemple, le devenir est réversible. Nous serions donc amené de proposer ceci : la limite intellectuelle du modèle évolutif, la limite donc de la recherche d'un seuil quantitatif dans le cas de la toxicomanie réside peut-être dans une insuffisance méthodologique mais surtout dans le fait de ne pas dissocier la toxicomanie comme objet et le toxicomane qui reste sujet à part entière.
La toxicomanie peut en effet être pensée comme une réalité ou un ensemble de manifestations conditionnées par une série de facteurs, mais le toxicomane quant à lui gagne à être pensé comme un sujet c'est-à-dire comme un individu capable de composer avec sa détermination à consommer ou à devenir toxicomane. L'hypothèse de travail qui se fait jour dès lors et que nous pensons être tout autant complémentaire que concurrente de la précédente, pourrait porter sur ceci : l'action conjointe ou croisée des déterminations à consommer ou à devenir toxicomane n'est pas indépendante de la place prise par ces facteurs dans le style de vie du consommateur. À côté des éléments factuels ou des modes de vie donc, il convient de s'interroger sur la façon avec laquelle le consommateur valorise et confère un sens à ces faits. » (pp. 64-65)

6. « Pour Martine Xiberras (1988), la thèse culturelle devrait s'organiser autour de quatre questionnements : 1. quelle est la nature du lien social unissant les consommateurs comme groupe spécifique ? 2. Y a-t-il un consensus du groupe portant sur la qualité de toxicomane ? Et les éléments de ce consensus sont-ils aptes à produire une conscience collective de ce qu'est cet état de toxicomane de telle manière donc que le débat contradictoire sur cet état n'ait plus lieu mais que cet état s'impose aux consciences individuelles ? 3. Quelles sont les formes de solidarité qui se dégagent de l'acceptation de ce consensus ? 4. Quel est le degré d'adhésion d'ego au groupe ?
Pour ce chercheur, la force explicative du modèle culturel ou de la drogue considérée comme une sous-culture autonome consisterait en cette possibilité d'objectiver plus finement la notion de "contrôle du consommateur sur son produit". Somme toute, ce qui est attendu ici comme résultat ou comme espoir de l'investigation sociologique, c'est d'en savoir plus sur les capacités qu'a le consommateur socialisé par le milieu de la drogue de gérer sa situation seul ou en groupe. C'est donc une attente d'informations qui se situe à contre-pied pourrait-on dire de l'attente formulée plus classiquement par les sciences sociales appliquées. » (p. 69)

7. « Si la médecine soigne la maladie, l'institutionnalisation de la médecine soigne quant à elle la déviance sociale du malade. La définition d'un statut social pour le malade restaure une sorte de contrat social entre l'individu malade et la société globale : l'un et l'autre de ces partenaires sont reliés par un ensemble de droits et devoirs dont l'existence permet de garder intégrés à la collectivité ceux et celles qui se dégagent de leurs responsabilités. Le statut de malade devient donc une possibilité de réintégrer le cadre de la vie en collectivité. Le rôle de malade, de son côté, est une possibilité de resocialiser l'individu déviant : les interactions entre le malade et les soignants convergent vers une reconnaissance des valeurs collectives ; vers une réaffirmation et une recélébration de ces valeurs. L'exercice correct du rôle de malade permet à l'individu concerné de bénéficier de l'octroi du statut de malade et la médecine institutionnalisée est donc un garant de l'ordre social.
[…]
La définition du rôle de malade n'est pas que fonctionnelle – c'est le versant de la resocialisation du malade par l'exercice du rôle – mais aussi structurelle : la stabilité de la société globale repose entre autres sur cette possibilité que les individus socialement déviants endossent le rôle de malade. L'individu déviant et détenant un statut de malade est resocialisé lorsqu'il remplit son rôle de malade ; il entérine les valeurs collectives. La déviance médicalisée est dès lors une déviance positive pour la société globale. » (pp. 84-85)

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