Les critiques contre la psychiatrie, insérées ou non dans des mouvements antipsychiatriques intérieurs ou extérieurs à la profession, ne sont pas nouveaux. Ce récit autobiographique, pour sa part, possède toutes les caractéristiques – et les mérites – de l'actualité. Les ressources de la psychiatrie contemporaine ne s'avèrent donc qu'en apparence supérieures à ce qu'elles étaient jadis, peut-être sont-elles même inférieures, la déontologie de l'écoute et la subjectivité du patient paraissent n'être encore qu'un horizon imperscrutable et la violence intrinsèque aux rôles respectifs du soignant et du patient apparaît dans cet ouvrage dans toute son atrocité.
En douze chapitres avec cinq poèmes intercalés, l'autrice revient sur son parcours de « psychiatrisée » ayant subi des traitements médicamenteux très lourds ainsi que plusieurs hospitalisations durant huit ans, conformément à des diagnostics flous ou carrément erronés ; elle fait état de ses symptômes ainsi que des effets secondaires provoqués par les substances prescrites ; elle se remémore certaines rencontres avec d'autres patients mais surtout les vexations et les violences qu'elle a endurées dans le milieu psychiatrique, jusqu'à ce qu'elle ne parvienne à prendre conscience qu'elle pourra et devra s'en sortir par elle-même, en se sevrant de la chimie et en s'éloignant des médecins. Cette prise de conscience, qui est aussi une reconnaissance de sa propre force intérieure, elle souhaite la partager avec autrui, dans le double but d'atteindre les malades psychiatriques (à qui elle s'adresse singulièrement à la deuxième personne) et de dénoncer à généralité des lecteurs les abus qui règnent de manière systémique dans une psychiatrie qui ne semble pas avoir pour mission première la guérison des patients, mais plutôt la perpétuation de mécanismes d'emprise.
Les caractéristiques stylistiques du texte ne passent pas inaperçues, en particulier le recours abondant à la technique de la répétition (cf. les listes) et à une prosodie rythmée, même en dehors de la poésie, que l'autrice tient sans doute de ses activités de slameuse, de rappeuse et d'artiste de la scène ouverte. L'« écriture pulsionnelle » et l'« écriture intuitive » sont nommément évoquées en début d'ouvrage, là où l'on ressent les entraves médicamenteuses à la pensée et à l'expression, alors que celle-ci se délie graduellement, se complexifie et se charge de revendications au fil des pages, d'une manière qui suggère très efficacement le processus d'amélioration de l'état de santé de la narratrice.
Cit. :
1. « Il y a eu trop de docteurs, trop de molécules. Il y a eu trop de docteurs, trop de molécules. Il y a eu trop de docteurs, trop de molécules.
Mon fantasme dans le corps, je sens la fin de la camisole. Ça y est, j'ai été remplie, j'arrive au bout, je déborde de consultations, je déborde d'ordonnances, je vais recracher la prochaine prise. Je vais me sevrer et personne ne prendra plus jamais de notes sur moi. C'est le stylo qui pousse ma peine en écriture intuitive. J'ai eu trop de docteurs, et trop de molécules. J'ai eu trop de docteurs, et trop de molécules. Si je suis un coquillage, alors je crois que ma coquille est fêlée. Si j'étais un coquillage j'en serais un fêlé ; si j'étais un animal j'en serais un blessé ; si j'étais une couleur j'en serais une passée ; si j'étais un mot j'en serais un qu'on a du mal à prononcer ; si j'étais un lieu j'en serais un qu'on ne sait pas situer ; si j'étais un vers j'en serais un qui ne rime pas ; si j'étais un fruit j'en serais un qui ne se mange pas ; si j'étais un chiffre j'en serais un qu'on a des difficultés à diviser ; si j'étais une partie du corps j'en serais une qu'on ne peut pas opérer ; si j'étais une chanson j'en serais une qu'on a du mal à retenir ; si j'étais un fantôme j'en serais un qui a du mal à revenir ; si j'étais quelqu'un d'autre je serais morte. » (p. 26)
2. « Mes garde-fous personnels sont solides, je prends quelques respirations, je visualise le doux bouche-à-bouche du bercement apaisant des va-et-vient de l'existence. Il part. En refermant la porte sur le désir de violence, je me souviens, glacée d'effroi, que l'immense gode, il "s'entraîne pour".
Le petit tribunal dans ma tête se met en place, comme pour Mister bague et Young boy. Je me demande si l'escalade des douleurs anales recherchées reflète l'escalade de la brutalité de son activité professionnelle, je me demande si sa vie sexuelle est une soupape de décharge pour ce qu'il fait dans son travail, je me demande s'il y a un lien entre ses coups de matraque et ses godes, je le juge très négativement. Puis je me demande si la domestication chimique que les psychiatres opèrent sur mon corps ne me conduit pas moi à instrumentaliser ces corps d'hommes, je m'emmêle les pinceaux, je mets des choses qui n'ont rien à voir en balance, je parsème mon analyse d'idées fausse, je confonds les plans moraux. Ma tête peine à voir clair, je me demande si lui et moi, ça n'est pas un peu pareil. Je me juge très négativement. » (pp. 44-45)
3. « Pas besoin de réfléchir très longtemps, mon instinct de survie a pris le relais. J'ai supplié. Je lui ai répondu très vite que je promettais de bien prendre mes traitements, je lui ai dit que je me sentais capable, que j'allais apprendre. Je lui ai juré que j'allais y arriver, je me suis excusée, je lui ai dit que j'étais désolée de n'avoir pas assez pris au sérieux les choses mais que c'était sûr que là c'était bon, que j'allais passer le cap. Je lui ai dit que je ne voulais pas des choses dans mon cerveau, que j'avais peur que ça m'abîme, je l'ai suppliée. Je me souviens parfaitement qu'elle m'a laissé tenir ce discours, je me souviens parfaitement qu'elle n'a pas interrompu mes propos. J'ai supplié, pendant plusieurs phrases j'ai supplié. Ces phrases-là, elle leur a laissé prendre de la place, beaucoup de place. Trop de place. Après ça, seulement, elle a donné son accord. À l'essai.
Ce jour-là, elle m'a terrorisée. Je n'ai presque plus jamais oublié mes médicaments et il m'a fallu attendre huit années pour oser remettre en question frontalement une ordonnance auprès d'un psychiatre. Je venais d'éviter ce qu'ils appellent, entre eux, une 'sismothérapie'. C'est ce jour-là que j'ai compris qu'il y avait deux camps : des personnes à qui l'on pouvait administrer de l'électricité dans la tête, et d'autres qui étaient en charge de décider de les administrer. » (pp. 86-87)
4. « Cette colère me sauve, c'est grâce à elle que je tiens le coup sans médocs durant tous ces mois. Les psychiatres deviennent mes ennemis, je m'en tiens à distance par mesure de protection. Cette fenêtre c'est ma fenêtre. Ils ont créé une fenêtre thérapeutique, je décide d'en faire une fenêtre de tir. Le temps de la confiance est terminé, d'errances médicales en erreurs médicales, la patiente n'a plus le temps de l'être. Je les mets en joue, je les vise, je pose temporairement tout le reste de côté, et je décide de m'occuper de me passer d'eux, quoi qu'il en coûte. Je vais tenir ce choix sur une quinzaine de mois, la douleur psychologique à son apogée. Je mobilise toute ma force mentale, je sais que sortir la chimie dans mon sang n'était que la première étape, il faut passer au comportemental, finalement c'était bien un sevrage, je fais des lectures sur l'addicto, c'est comme ça que je me rends compte que la priorité c'est d'éloigner les ordonnances de ma vie, et donc les ordonneurs. Nous ne sommes pas du même côté, nos intérêts divergent, le fait qu'il y ait un eux et un nous, que chacun soit dans son camp et que ça puisse aller jusqu'à la violence, je l'ai appris très tôt, j'accepte simplement enfin pleinement de le penser et de me protéger. » (pp. 103-104)
5. « Je fêterai cet été mes huit années sans médicaments et, petit à petit, je me retrouve. Ma santé mentale est toujours ma priorité. Je ne peux pas vivre comme les autres, il faut toujours que je me surveille. Je me suis au quotidien pour que ça tienne : j'ai des outils pour faire face aux angoisses, des outils pour quand je sens la présence de parano, j'ai des outils pour accueillir ma haine, pour la nourriture compulsive, pour la baise compulsive, j'ai des savoirs contre l'emprise, j'ai des techniques contre les pensées suicidaires et d'autres pour faire face aux accès de violence et aux sensations de vide, j'ai aussi tout un tas de trucs qui marchent pour les sorties du corps et les sorties du réel, j'en ai pour la peur paralysante, je suis une bricoleuse géniale. Ces outils sont mes garde-fous et c'est moi qui ai la main dessus. […] Ça n'est pas toujours possible d'assurer un salaire ou une alloc', de suivre les codes sociaux en vigueur, d'être comprise, incluse, encore moins respectée, ça n'est pas toujours possible de me protéger des agressions, mais plein de personnes vivent ces difficultés pour d'autres raisons, je ne suis pas seule et comme je n'ai plus aucune attente à cet endroit, ça m'est désormais complètement égal.
Je ne crois aux pathologies psychiatriques telles qu'elles sont pensées, je ne crois pas au concept du soin sans consentement. Je crois aux santés mentales plus que délicates, je crois aux psychés fracturées, je crois aux violences qui laissent des séquelles à vie. Je crois aussi que la psychiatrie cause des blessures qui ne cicatrisent pas, seulement parce que personne ne pense à les soigner. Je crois que mal dire nous rend malades. Je crois qu'écrire mon bouquin me fait respirer des bonnes et belles bouffées d'air simplement parce que je fais circuler une parole empêchée. Je crois qu'on respire mieux quand ça va et que ça vient, quand ça vibre. Je crois aux espaces de luttes intérieures et aux bénéfices inouïs de connaître son propre territoire psychologique. Je crois aux espaces de luttes collectives et aux bénéfices colossaux de la mise en commun, j'y dépose tout le poids de cette narration. All in. » (pp. 120-121)
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