Ce beau livre n'est pas un essai, qui défendrait une thèse, comme le fera ensuite Catherine Clément dans _Le Musée des sorcières_ : il est issu du documentaire radiophonique « Sorcières », série de quatre épisodes diffusée sur France Culture du lundi 16 au jeudi 19 avril 2018, pour une durée totale de quatre heures. Il a été enrichi d'une très belle, riche et indispensable iconographie, principalement picturale mais aussi photographique, et il bénéficie d'une mise en page très soignée et attrayante. Ainsi, ne jugera-t-on pas de l'originalité de ses contenus ni de la rigueur d'une quelconque démonstration, mais de la complétude et exhaustivité de la mise à jour sur l'état des lieux des recherches actuelles au sujet des sorcières, phénomène qui, comme on le sait, est actuellement réinvesti par une foison de publications, de travaux artistiques et d'actions militantes féministes. De ce point de vue, les tous derniers développements jusqu'à la parution en octobre 2019 y apparaissent, avec la précision du meilleur journalisme. Comme l'indique la Table (infra), les contenus s'étendent bien au-delà du phénomène historique de la chasse aux sorcières, qui est étudié sous un prisme d'Histoire intellectuelle – la concordance des intérêts du pouvoir religieux (une nouvelle lutte contre l'hérésie et le paganisme sur fond d'un christianisme affaibli par la Réforme), du pouvoir politique (centralisation de l'administration royale), de l'humanisme rationaliste (masculinisation de la profession médicale et retour à la conception antique du corps humain) sur fond d'une immortelle, incommensurable misogynie. La découverte anthropologique récente de la filiation de la sorcellerie européenne du chamanisme euro-asiatique (cf. Carlo Ginzburg), notamment à travers certaines réminiscences païennes comme le culte de Diane, et celle de la survivance de la magie en plein XXe siècle rural (cf. Jeanne Favret-Saada) et XXIe siècle urbain en France est abordée dans le chap. II aboutissant au constat de la nature évolutive de la sorcellerie (cf. Roald Dahl). Le Chap. III, partant de la naissance du personnage de fiction de la sorcière à la fin du XVIIIe siècle et de la « révolution » opérée par Jules Michelet, « farouche anticlérical, grand défenseur de la démocratie et des luttes sociales » qui crée une sorcière « romantique et rebelle », se penche donc sur la représentation de la sorcière dans les lettres et les arts, y compris le cinéma et la danse (Mary Wigman, Latifa Laâbissi). Enfin le chap. IV met en regard la sorcière politique des mouvements féministes des années 1970 en Europe (cf. Xavière Gauthier) avec celle des États-Unis (cf. Starhawk, Silvia Federici), qui convergent peut-être ces dernières années dans l’œuvre de l'autrice, réalisatrice et plasticienne Camille Ducellier, en particulier à partir de son documentaire intitulé _Sorcière wicca_ de 2016.
Table :
Introduction
Chap. Ier : La chasse aux sorcières :
- Des siècles de violences
- La haine des femmes, de la théorie à la pratique
- Le sabbat et la marque du diable
- Le corps humain et ses humeurs
- Les sages-femmes
- La sorcière : un corps anormal et monstrueux
- La torture et l'aveu
- Prouver l'autorité de l’Église... et la puissance de l’État
- En finir avec la chasse aux sorcières
- La théorie du complot
Chap. II : La sorcellerie :
- La sorcière, une femme de la nuit
- Les « batailles nocturnes »
- La sorcière, le sorcier et le chamanisme
- Et aujourd'hui ?
- Témoignage de Katell, sorcière
- Jeter un sort, désorceler
- L'agression magique
- Des plantes pour soigner
- Christelle Ernault, l'Art et la magie
- La sorcellerie, un monde évolutif
Chap. III : Figures de sorcières :
- Création d'un personnage de fiction : la sorcière
- Naissance d'une sorcière romantique et rebelle
- Représenter la sorcière
- Dessiner des sorcières
- La sorcière au cinéma
- La sorcière dansante
Chap. IV : Sorcières politiques et féministes :
- Les sorcières manifestent
- Une figure militante des années 1970
- Une sorcière politique et magique
- La sorcière trait d'union
Conclusion
Cit. :
1. « Car cet imaginaire du complot est ancien. Il apparaît dès le début du XIVe siècle, avec la dénonciation de différents groupes : les Templiers, accusés de former une société secrète, les lépreux, prétendument empoisonneurs de puits, les juifs, soupçonnés de conspirer contre la chrétienté avec l'appui des souverains musulmans d'Espagne, les hérétiques vaudois qui menacent l'unité de l’Église, puis, au XVIe siècle, les sorcières et les sorciers désignés comme agents d'une nouvelle conjuration. "Cette fois-ci, explique Jacob Rogozinski, le complot est devenu diabolique, visant à tout détruire, à subvertir le pouvoir, à remplacer l’Église par le culte de Satan..." Et de citer le cas de Jean Bodin (1530-1596) très grand intellectuel français, brillant juriste, auteur de _La Démonomanie des sorciers_ (1581).
Bodin y dévoile que les sorciers et sorcières sont infiltrés partout : dans la magistrature, à la Cour, dans l’Église... Pire, il suggère même que le roi de France, l'empereur d'Allemagne et certains papes sont membres du complot. "Ils sont aussi nombreux que l'armée du grand Xerxès", écrit-il dans _La Démonomanie des sorciers_, l'image choisie évoquant un nombre incalculable de personnes impliquées... Un Français sur dix serait sorcier, selon ses dires ! » (p. 63)
2. « Pour écrire son livre, Michelet s'est plongé dans les archives, mais s'est également appuyé sur _l'Histoire de l'Inquisition en France_, un ouvrage rédigé par Étienne-Léon de Lamothe-Langon (1786-1864), un auteur a priori au-dessus de tout soupçon – n'était-il pas baron d'Empire puis sous-préfet à Toulouse durant la Restauration ? Publié en 1829, ce livre étudie des archives du diocèse de Toulouse jusqu'alors inexploitées, auxquelles Lamothe-Langon a pu accéder grâce à une autorisation spéciale accordée par l'évêque de Toulouse. Dans ce livre, il annonce avoir découvert la première mention du sabbat dans un texte de 1330. Or, il faudra attendre les années 1970 pour que la supercherie soit révélée par deux chercheurs, le Britannique Norman Cohn et le médiéviste américain Richard Kieckhefer : preuves à l'appui, ils démontrent que les supposés textes inédits ont été fabriqués de toutes pièces par Lamothe-Langon, faisant de lui l'un des plus grands faussaires de l'Histoire ! Les conséquences de cette mystification sont de taille puisque, attirés par la 'précision' de ce texte, de nombreux historiens se serviront de _L'Histoire de l'Inquisition en France_, ancrant l'idée que le sabbat était né au XIVe siècle [et par conséquent que, comme le soutenait Michelet, la chasse aux sorcières avait commencé dès le Moyen-Âge]. » (p. 121)
3. « Personne ne les avait vu venir. Et soudain les sorcières se multiplient, prennent différentes formes et réinvestissent l'espace public. Battant le pavé, elles sont apparues vêtues et coiffées de noir, le visage masqué d'un voile. Le 12 septembre 2017, les Parisiens découvraient des sorcières qui défilaient contre la loi Travail et les ordonnances du gouvernement. "Macron au chaudron !", "Macron au bûcher !" étaient quelques-unes de leurs slogans mélangeant politique et formules sorcières. Le Witch bloc de Paris est officiellement né ce jour-là : "Sorcières féministes, radicales et en colère, basées en région parisienne, anonymes, en non-mixité meufs et queer", selon leurs propres mots. Dans la foulée, plusieurs Witch blocs voient le jour dans d'autres villes de France. À l'occasion de la semaine de la magie, festival pluridisciplinaire consacré aux "pratiques magiques et occultures contemporaines", qui se tient à Marseille depuis 2017, je rencontre une sorcière du Witch bloc Aix-Marseille, groupe composé d'une dizaine de personnes et créé dans la foulée du Witch bloc de Paris.
"Nous sommes des sorcières féministes, exclusives, anarchistes, intersectionnelles, contre les oppressions systémiques. Nous sommes antiracistes, antifascistes, anticapitalistes, antivalidistes, protravailleuses du sexe, militons pour les droits de toutes les femmes, cis ou trans, des personnes LGBTQI+, des personnes racisées, militons pour les droits de toutes, et notre groupe est anonyme et en non-mixité. […] Nous montrons que l'on peut, dans la rue, exposer des revendications sans pour autant appartenir à un syndicat ou un parti politique. Notre mode d'action s'inspire des Black blocs […] mais le virilisme qui y règne n'est pas au goût de toutes. Nous leur avons emprunté l'anonymat, la tenue noire et nous avons ajouté la figure de la sorcière pour jouer avec les clichés. […] La sorcière représente la femme marginalisée et personnifie idéalement l'anarchie. Dans notre groupe, certains membres voient derrière la sorcière un concept essentiellement politique. D'autres, en revanche, y ajoutent une dimension spirituelle, occulte, qu'elle soit païenne, occidentale ou latino-américaine. Pour moi, être sorcière signifie pratiquer la magie et correspond aussi à un affranchissement à l'égard de la société, des sciences et de la religion judéo-chrétienne. […]"
[…]
[Quelques textes de pancartes photographiées et/ou slogans reportés des manifestations concomitantes s'étant déroulées à Paris et à Marseille le 20 janvier 2019 : "Ras les ovaires ! Masculiniste, surveille tes arrières !", "Mon utérus est une ZAD", "Ni Dieu ni père, PMA pour tou.te.s", "Conservatisme du balai", "Angry bitch & mighty witch", "Des embryons pour nos potions", "Ce dont l’Église devrait s'occuper : prêtres pédophiles, détournements de fonds au Vatican ; Ce dont l’Église s'occupe : LGBT+ vivant leur vie, ma chatte", "Gardez vos rosaires loin de nos ovaires", "Plutôt jouir que de se reproduire", "L'IVG c'est sacré"] » (pp. 154-161)
4. « S'il existe une filiation revendiquée entre le revue de Xavière Gauthier et _La Sorcière_ de Michelet, il est en revanche moins certain que les sorcières françaises d'aujourd'hui se sentent dépositaires de cet héritage. Pourtant, la sorcière féministe, païenne et indomptée de l'historien aurait de quoi plaire. Mais lorsqu'on les interroge, elles citent plus volontiers les mouvements féministes américains que la revue _Sorcières_ ou Michelet. Les États-Unis offrent, de plus, une tournure spirituelle que la revue de Xavière Gauthier ne proposait pas. "_Sorcières_ correspondait à une révolte politique et symbolique et n'avait rien à voir avec la magie. En cela, je me distinguais des sorcières américaines avec qui, d'ailleurs, je n'avais pas de contact particulier", précise Xavière Gauthier.
En France, ce sont essentiellement les éditions Cambourakis qui vont populariser la sorcière américaine, avec leur collection 'Sorcières' dirigée par Isabelle Cambourakis. L'éditrice a choisi ce titre pour plusieurs raisons : "J'avais envie de créer une collection qui s'inscrive dans des réappropriations féministes politiques de la figure de la sorcière telles qu'il a pu y en avoir dans le féminisme de la deuxième vague, celui des années 1970. Je souhaitais aussi que ce soit une collection populaire, pas spécialement théorique. La sorcière est une figure qui circule beaucoup dans les séries ou la littérature jeunesse. Et pour finir, dans ces mêmes années, des femmes comme l'artiste Camille Ducellier, l'écrivaine Chloé Delaume ou la curatrice Anna Colin ont renouvelé notre vision de la sorcière." » (p. 166)
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