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[Quand les lumières s'éteignent | Erika Mann]
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apo



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Posté: Mer 28 Aoû 2024 17:10
MessageSujet du message: [Quand les lumières s'éteignent | Erika Mann]
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Un jeune touriste américain germanophone se promène, fin octobre 1938, dans une petite ville universitaire de la Bavière catholique. Il essaie de comprendre la société qui l'entoure, à partir d'une perspective globalement germanophile et dépourvue de tout a priori négatif contre le nazisme – à l'instar sans doute de la majorité de ses compatriotes : l'apparence de ce qu'il observe le conforte dans son opinion, car tout semble paisible et normal dans la bourgade. Le roman-documentaire, que l'autrice voulait intituler _Faits_ à l'origine, se compose de dix chapitres dont chacun s'ouvre par un paragraphe en italiques témoignant d'une telle « pacifique normalité », mais qui ensuite montrent, à travers des histoires quotidiennes de personnages emblématiques qui se croisent et s'emboîtent réciproquement dans une continuité de lieu et un déroulement de temps qui se prolonge jusqu'à la veille de l'entrée en guerre, le 1er septembre 1939, que ces apparences sont absolument trompeuses, et qu'il règne une terreur, un désespoir, une grogne muette dans toutes les couches de la société représentées dans cette ville. En somme, à l'inverse de la théorie de la « banalité du mal » de Hannah Arendt, Erika Mann promeut ici la vision d'une désaffiliation généralisée des Allemands vis-à-vis du nazisme, mais d'une paralysie globale à se révolter causée par un verrouillage provoqué par l'arbitraire, la délation et la corruption universels ; par ailleurs, un camps de concentration a été installé à la lisière de l'agglomération, au vu et au su de tous les habitants. Parmi les personnages décrits, certains ont été nazi auparavant par conviction ou par inertie, et ont été progressivement déçus, d'autres étaient indifférents à la politique, ou poltrons, ou platement opportunistes, bénéficiaires de passe-droits, mais tous sont désormais obligés de feindre, de tricher, d'accepter des compromissions, par peur de la violence et des rétorsions d'une machinerie qui broie sans aucune pitié, ou bien obligés de se sacrifier. Certains actes de résistance active (cf. le chef de la Gestapo du chap. 5) ou passive (cf. le Prof. Habermann au chap. 4, et le pasteur Gebhardt au chap. 7) et certains sacrifices de soi (cf. le jeune couple du chap. 1er, Frau Murks au chap. 8) sont presque héroïques, tous sont d'ailleurs sanctionnés, ne serait-ce que par l'exil.
Lorsqu'Erika Mann, fille de Thomas Mann et sœur de Klaus, écrit cet ouvrage, elle est déjà exilée aux États-Unis, après être passée par la Suisse. Suite à sa carrière d'actrice-impresario de théâtre de variétés, alors qu'elle a embrassé une activité de conférencière et de journaliste qui ont tout d'une mission destinée à conscientiser les Américains sur la situation de l'Allemagne nazie et donc à les persuader de sortir de leur isolationnisme, elle s'apprête à inventer véritablement un nouveau style littéraire, celui que l'on nomme aujourd'hui la « docu-fiction » : elle se fait un point d'honneur à affirmer que l'ensemble de ses personnages et des épisodes narrés sont véridiques, quitte à faire l'effort d'en fournir des sources documentaires. En même temps, dans cet ouvrage s'inscrivant dans un cycle qui se développe, elle s'approprie un genre littéraire bien connu et populaire aux États-Unis depuis longtemps, celui de la « littérature des petites villes » (cf. cit. 6), et sans doute supervise-t-elle la traduction en anglais effectuée par l'ami de famille Maurice Samuel, laquelle ampute cependant l'ouvrage des subtilités de « l'allemand nazi » c'est-à-dire de la fameuse Lingua Tertii Imperii dénoncée et étudiée par Victor Klemperer (cf. cit. 1). Dans les intentions de l'autrice comme dans cette synthèse qu'elle opère avant même d'écrire directement en anglais, on peut donc affirmer avoir affaire à une œuvre de littérature migrante.
Au sujet de la traduction, puisque le texte allemand d'origine (fin 1939) est perdu, et qu'il ne reste de l'époque qu'une version française partielle et sans indication du traducteur parue à Lahore (entre 1939 et 1943), les versions modernes, dont celle allemande parue en 2005, sont principalement tirées de l'édition anglo-américaine de 1940, portant le titre : _The Lights Go Down_.



Cit. :


1. [Danielle Risterucci-Roudnicky (trad. et préfacière de la nouvelle éd. française)] : « Or les histoires d'Erika Mann mettent en scène la langue décrite dans _LTI_ [de Victor Klemperer]. Cette langue qui n'est qu'aboiement, suite d'éructations, "hurlement", "gueulement [de] carnassier", et fait penser au "style obligatoire […] de l'agitateur charlatanesque". Langue de bois traversée de formules parodiques à force de contre-emploi, décentrée de son code, dénaturée, et don Klemperer démasque les excès de falsification […]
En pratiquant la citation avec un volume et une fréquence qui en soulignent la valeur critique, Erika Mann crée une écriture engagée qui exploite les possibles de l'ironie plus que la violence du réquisitoire.
[…]
Le rapport ironique entre le nom propre et le propos tenu est à l'image de l'utilisation du langage dans _Quand les lumières s'éteignent_. En effet, les paroles sont contredites par l'attitude des personnages qui dissimulent leurs véritables pensées. Il semble que le langage soit entré dans une "ère du soupçon" et dysfonctionne sur trois modes : les noms propres signifient ; les mots signifient autre chose que ce qu'ils semblent dire ; enfin la fréquence des citations souligne l'émergence d'une autre langue. Dans un État totalitaire, les frontières de l'interdit sont telles qu'aucun mot n'est "sûr", et tous les personnages se heurtent à la contamination ambiante du langage. » (pp. 22, 24)

2. « Herr Alfred Huber, l'industriel, était un citoyen typique de notre ville. Les autres étaient comme lui : déprimés et désorientés, "victimes des circonstances extérieures". C'est le destin, pensaient-ils, notre destin, le destin de l'Allemagne. Ce n'est qu'en de rares moments de lucidité effrayante qu'ils se posaient des questions, et de leurs réponses, tout dépendait. Pourquoi, se demandaient-ils alors, pourquoi suivons-nous avec une obéissance aveugle un destin nommé Adolf Hitler ? Pourquoi obéissons-nous ?
Mais comme aucune réponse ne venait, ils continuaient – pour l'instant – d'obéir. » (p. 121)

3. « "Nous étions en train de parler – dit-il, et il regarda les étudiants avec calme, pendant qu'un frisson parcourait l'amphithéâtre –, si je me rappelle bien, nous étions en train de parler des difficultés que peuvent créer, à notre nouvel État autoritaire, des actes de sabotage commis, non pas par des individus mais par des groupes organisés."
Une fois encore, un silence de mort régna dans l'amphithéâtre. Le jeune homme du premier rang fixait l'enseignant droit dans les yeux. Ses yeux bruns brillaient d'admiration et d'amour. Mais, même ses amis, les jeunes gens qui étaient à côté de lui ou derrière lui, sur les gradins de l'amphithéâtre, écoutaient avec une dévotion quasi religieuse. Ils savaient tous que le professeur "ne se rappelait pas bien" ; qu'en fait, "il se rappelait mal". Le sujet abordé n'avait rien à voir avec les actes de sabotage organisé. Mais ils avaient été témoins et acteurs d'un tel acte, et il y avait quelque chose de magnifique dans le fait que cet homme, leur chef, osait maintenant le définir, le nommer par son vrai nom, et le décrire dans la langue sobre de l'amphithéâtre.
"Pour nous, juristes de droit criminel du Troisième Reich, dit Habermann, rien n'est plus dangereux pour l’État que la résistance passive des masses ou même de petits groupes bien déterminés."
Il s'interrompit, regarda l'heure et conclut avec désinvolture, par ces mots : "Suivant les instructions, je prie ceux qui, parmi vous, comptent s'enrôler de leur plein gré pour les moissons en Prusse orientale, de se lever."
Il n'y eut ni bruit, ni mouvement dans l'amphithéâtre. Le jeune homme du premier rang se retourna vers le reste des étudiants, comme si, soudain, il était pris de panique. Mais personne ne bougea. » (pp. 144-145)

4. « Sa situation était la suivante : Scherbach était doué, intelligent et très cultivé. Il était un maître dans son domaine – peut-être même sans concurrence en Allemagne – mais, d'une façon générale, il n'était pas non plus un imbécile, et il était très bien informé sur des questions qui, en principe, dépassaient les compétences d'un chirurgien. […]
Et que diable, en quoi la nouvelle philosophie de la vie prônée par le gouvernement me concerne-t-elle ? Je vais de toute manière m'en tenir à la mienne. Je n'ai pas l'intention de gêner le gouvernement et, de son côté, le gouvernement ne va pas me gêner. Un certain temps s'écoula avant que le professeur ne s'avoue en secret qu'en Allemagne, la vie dans sa totalité était pourrie depuis que l’État "totalitaire" était idolâtré.
Il est vrai que le professeur n'était pas le moins du monde intéressé à "la vie dans sa totalité", aussi longtemps que cela ne concernait que la vie des autres. La persécution des Juifs, des catholiques et de l'opposition politique, la corruption de la jeunesse, la politique étrangère criminelle pratiquée par le chef de l’État – rien de tout cela ne pouvait troubler la paix de l'âme du chirurgien travailleur et brillant. […] Mais, à partir du moment où ses intérêts et ses projets personnels furent attaqués et réduits de la manière la plus infâme par l’État, alors il connut des heures malheureuses au cours desquelles il regretta amèrement de ne pas avoir, à temps, agi comme il le fallait. Nous aurions dû faire quelque chose dès le début, pensait-il, si nous, les savants allemands, nous étions unis pour protester. » (pp. 249-250)

5. « Dans l'ensemble, les habitants de notre ville ne voyaient pas la situation de la même façon que les Eberhardt. À la veille de la guerre, ils furent pris d'une véritable panique. Celle-ci était d'autant plus terrible que personne ne savait qui prendre comme bouc émissaire. Les Anglais ou les Français ? Bien sûr, ils avaient encerclé l'Allemagne et ils l'affameraient comme ils l'avaient fait pendant la Grande Guerre. Ils étaient avides et rancuniers, riches et sans conscience – l'Angleterre et la France étaient nos ennemis héréditaires. Mais est-ce que ces ennemis nous attaquaient ? » (p. 301)

6. [Irmela von der Lühe, in Postface] : « Presque 65 ans après sa publication aux États-Unis, le cycle d'histoires de vie quotidienne sous le "Troisième Reich" d'Erika Mann est, pour la première fois, disponible en allemand. Il se distingue des autres romans de la littérature de l'exil à la fois par la date de sa conception et par son mode de narration. Dans leur majorité, les auteurs de l'exil se sont tournés vers d'autres thèmes et motifs, au plus tard à partir de 1938 : l'expérience même de l'exil, le roman historique, la biographie littéraire.
[…]
L'unité thématique et la composition du cycle renvoient à un certain genre littéraire qui – depuis le XVIIIe siècle et, avec un déplacement d'accent, jusqu'au début du XXe – jouissait d'une grande popularité aux États-Unis, la 'small town literature' ("la littérature des petites villes") : par des scènes empreintes de nostalgie et de tableaux satiriques, la vie dans le middlewest et les petits centres urbains disséminés sont devenus des thèmes littéraires et scéniques. […]
Ces textes se situent entre l'expérience littéraire et l'étude sociologique […]
Avec le sous-titre de l'édition américaine de son livre _Middletown – Nazi Version_, Erika Mann semble avoir établi un lien – sinon avec la sociologie – du moins avec un sujet très populaire en son temps. Le livre, qui s'adressait à un public américain et non pas […] aux émigrants allemands, ne pouvait qu'en bénéficier. Dans un souci d'actualité et d'enseignement, Erika Mann exploitait un genre connu en Amérique. Elle évoluait en quelque sorte dans un modèle importé et expliquait, à l'aide d'un matériau vérifiable, le passage insidieux de la banalité du quotidien à la réalité de la vie dans un État totalitaire. » (pp. 350-351)

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