Après quelques incursions biographiques sur les femmes guerrières, en vue de me demander si leur existence était en mesure de modifier le virilisme de l'univers guerrier ou a minima leur propre façon de se situer dans le patriarcat, je me suis tourné vers une étude qui pose ces questions selon une perspective sociologique. De plus, j'étais intéressé par son actualité et par les trois terrains que l'autrice a longuement travaillés : le Pérou du lendemain du Sentier lumineux et du Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru, la Colombie du lendemain de la guérilla des FARC, et les armées françaises à l'heure de leur entreprise de féminisation. En effet, si l'Amérique latine n'est plus le théâtre des guérillas marxistes dont les militant.e.s, désarmé.e.s, purgent encore des peines de prison ou ont été « pacifié.e.s » et reconverti.e.s, soit dans la coiffure (!), soit vers d'autres « métiers de la sécurité » - y compris dans les milices privées états-uniennes telles que Blackwater –, de nombreux combats militants féministes et écologistes y sont encore vivaces. Quant à la France qui, à l'instar de la majorité des autres pays occidentaux, pourra de moins en moins se passer de militaires de sexe féminin, l'intérêt est de se demander si l'accession des femmes dans les armées est à même de modifier leur organisation interne de façon moins sexiste, ainsi que de questionner la manière dont les conflits se déroulent, notamment afin de limiter les méconduites des troupes dans les opérations extérieures (de même que pour les Casques bleus de l'ONU).
Dans son premier chapitre, l'essai interroge les stéréotypes concernant la guerre, en posant qu'il existe une analogie entre la division sexuelle du travail dans le civil et dans la sphère combattante. Le chap. 2, après avoir retracé en quelques traits la trajectoire atypique de Marie-Madeleine Fourcade, résistante d'extrême-droite, déconstruit les différences prétendues des formes d'engagement dans la violence armée des femmes, selon qu'elles soient soldates d'une armée régulière, révolutionnaires, résistantes ou terroristes : les circonstances des parcours individuels priment sur ces catégories, de même que sont déterminantes les multiples formes d'appropriation de la violence, qui n'est pas toujours émancipatrice et par rapport à laquelle le statut de victime ne prévaut pas nécessairement sur celui de bourreau, les deux coexistant la plupart du temps.
Si une part spécifique est réservée (chap. 3) à l'engagement armé « à la poursuite d'un idéal politique », il est démontré que même les mouvements qui proclament que la lutte contre le patriarcat figure parmi leurs idéaux ne fonctionnent pas de façon égalitaire dans leur sein, les femmes subissant notamment de plus fortes pressions que les hommes relatives à leur sexualité.
Le chap. 4, consacré à la Colombie, évoque le rôle de la délégation féminine formée in extremis lors des négociations de paix entre les FARC et le gouvernement colombien tenues à La Havane à partir de 2012 : il mentionne une visibilité inédite des ex-combattantes, une prise de conscience tardive des enjeux féministes de la part de la guérilla, et aborde la question du devenir dans le civil des anciennes combattantes, dont l'expérience, sans surprise et contrairement aux hommes, représente un stigmate et non un titre de gloire.
Le chap. 5 concerne l'armée française : les difficultés rencontrées par les femmes en son sein sont abordées sous plusieurs angles, et il y apparaît un refus d'aborder les problématiques du genre afin de préserver les privilèges masculins aussi bien dans l'institution que dans la conduite du combat, en dépit de l'impératif de la mixité. Se profile dans l'essai la thèse que « le genre [se situe] au cœur de la matrice de la guerre », laquelle est développée dans le chap. suivant, « Féminiser la guerre ou militariser les femmes ? [...] » : la réponse à cette question – qui porte hélas vers la seconde option – requiert l'analyse du complexe militaro-industriel dans sa globalité, notamment en cette période de néolibéralisme avancé, car c'est bien l'ensemble de ce complexe qui est systémiquement viriliste et belliqueux. La conclusion reprend donc, en marge, la question des mouvements féministes pacifistes, tel celui des Palestiniennes et Israéliennes encore à ce jour engagées dans le combat pour la paix, qui demeurent absolument invisibilisées.
L'ouvrage, on l'aperçoit, aborde une multitude de sujets tout à fait actuels avec des références intéressantes en bas de page ainsi qu'une bibliographie succincte mais raisonnée. Surtout, il se lit aussi aisément qu'un véritable page-turner : personnellement, je crois que le mérite en revient principalement au choix d'exposer les doutes, les cheminements de pensée, les anecdotes personnelles, voire les propres émotions de la chercheuse durant les quinze années de son travail.
Cit. :
1. « La plupart des ouvrages sur les femmes combattantes les traitent comme des individus exceptionnels. Le propos est le plus souvent positif, en particulier lorsqu'il s'agit de parler de celles se battant du "bon côté" : les résistantes pendant la Seconde Guerre mondiale, les militaires françaises ou encore les combattantes kurdes luttant contre Daesh. Quant à celles combattant du "mauvais côté", c'est-à-dire au sein d'organisations terroristes et plus généralement pour le compte de l'ennemi, leur engagement est le plus souvent interprété comme l'expression d'un trouble pathologique. On parle alors de "lavage de cerveau" de femmes qu'on aurait forcément trompées ou soumises. Aussi intéressantes soient-elles, ces lectures de la participation des femmes aux combats contribuent à la dépolitisation du phénomène. » (p. 11)
2. « L'exclusion des femmes des fonctions combattantes, qui apparaît comme une constante traversant l'ensemble des sociétés et des époques, traduit avant tout une relation politique entre les sexes. La guerre impose en effet, généralement, une répartition genrée des tâches qui fait écho au principe de division sexuelle du travail observable dans le marché de l'emploi, où les hommes exercent des métiers leur permettant de consolider leur capital économique et symbolique, tandis que les femmes accèdent plus généralement aux emplois peu qualifiés, souvent envisagés comme une prolongation de leurs tâches domestiques. Cette organisation du travail s'appuie sur le double principe de division – il existe des emplois d'hommes et des emplois de femmes – et de hiérarchisation – les professions majoritairement exercées par les hommes sont aussi les plus prestigieuses – ce qui en fait l'un des instruments les plus efficaces du patriarcat. La sociologue Jules Falquet a, la première, montré que le concept de division sexuelle du travail appliqué à la sphère combattante pouvait amener à comprendre comment s'y établissent les distinctions entre les hommes et les femmes. » (pp. 36-37)
3. « Pendant longtemps, […] dans les mondes universitaire et militant, il n'a pas été de bon ton de parler de la violence commise par les femmes, comme si cela risquait de relativiser l'ampleur de celle dont elles sont victimes. À cela s'ajoutent les théories que mobilisent certaines féministes pacifistes sur la féminité, et surtout la maternité, comme argument central de leur opposition à la guerre et, de façon générale, à toute forme de violence. […]
Le combat, on le sait, suppose nécessairement, à un moment ou un autre, de faire usage de la violence. […] Ainsi, j'ai beau avoir passé une quinzaine d'années à étudier le sujet des femmes combattantes sur trois terrains différents et en adoptant chaque fois un nouvel angles d'approche, il m'a toujours été très difficile d'amener les entretiens sur le terrain de la violence du combat. » (p. 80)
4. « Que faire des femmes combattantes qui n'associent pas nécessairement l'exercice de la violence armée à l'émancipation féminine, pour qui combattre n'est pas forcément politique ? […] Mais lorsqu'on réfléchit à ce que "combattre" signifie en termes de réappropriation de la violence comme ressource, le lien apparaît clairement. Attention, il ne s'agit pas de célébrer l'usage de la violence, ni de dire que la violence armée, lorsqu'elle est exercée par les femmes, est nécessairement différente de celle des hommes. Des femmes sont criminelles de guerres, des femmes participent aux viols commis en situation de conflit, des femmes développent un goût véritable pour la violence. Ce qui m'intéresse ici, c'est de partir de l'idée que les femmes combattantes viennent occuper des fonctions qui, d'une façon ou d'une autre, vont amener au réagencement des rapports de genre dans la société concernée, et de me demander si ce réagencement va dans le sens d'une remise en cause réelle du régime patriarcal ou si, au contraire, il participe à une réaffirmation de son pouvoir et de ses structures. » (p. 96)
5. « Si les revendications féministes parviennent à s'inscrire en partie dans les programmes idéologiques des mouvements d'insurrection armée, elles n'en bousculent pas pour autant les structures patriarcales.
Les guérillas latino-américaines des années 1960-1970 ne pouvaient guère se passer des femmes. D'une part, parce qu'elles avaient besoin de cette main-d’œuvre qui, si elle n'était pas forcément en première ligne, assumait des fonctions essentielles à la bonne réalisation du travail révolutionnaire. Mais aussi parce que, par la position qu'elles occupaient dans l'espace domestique, les femmes faisaient preuve d'une incroyable capacité de mobilisation et d'action collective, construisant un lien social dont avaient besoin les guérillas pour installer leur légitimité. Il a donc fallu que ces mouvements révolutionnaires se rendent attractifs, et l'émancipation par les armes était à cet égard une promesse tout à fait convaincante pour une potentielle militance féminine.
Dans la plupart de ces mouvements, les questions relatives à la famille et à la sexualité sont fortement politisées. » (p. 103)
6. « J'ai entendu de nombreuses fois que le genre était avant tout une "invention des Américains" et que la notion n'avait aucun sens dans le contexte militaire français. Les armées lui préfèrent le terme "mixité", qui leur permet d'afficher leur volonté de promouvoir l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, sans toutefois remettre en question la matrice viriliste au cœur des valeurs militaires. Ainsi, des phrases du type "il n'y a pas d'hommes ni de femmes dans les armées, seulement des militaires" reviennent très régulièrement, comme une façon de fermer la porte aux discussions sur les rapports entre masculinité et métiers des armes.
Mal vue à l'IRSEM car j'osais parler de genre plutôt que de mixité, je ne pouvais guère compter sur l'appui de collègues universitaires en poste dans le civil en raison de la méfiance instinctive (et justifiée à bien des égards) des chercheurs et chercheuses sur le genre envers le monde militaire. Ce contexte de recherche particulier m'a valu une certaine solitude, à laquelle faisait écho, quoique pour des motifs différents, celle de nombreuses femmes militaires. En effet, au moment où je commençais mes recherches, plusieurs des femmes officiers que j'ai rencontrées m'ont exprimé leur agacement face au buzz autour de la question de la féminisation des armées. » (p. 196)
7. « Maintenir les femmes éloignées du combat permet donc de ne pas remettre en question l'univers guerrier défini en tant que privilège masculin. Car si ce sont les hommes que l'on envoie mourir au front, ils reçoivent en contrepartie le droit de dominer (voire de s'approprier) les femmes. C'est le prix de leur sacrifice potentiel. Il est donc essentiel que la guerre reste un univers viril et fortement sexualisé. La pression sexuelle qui pèse sur les femmes militaires en OPEX [Opérations extérieures] apparaît comme l'un des dispositifs mis en œuvre au sein des armées pour veiller à ce que cette dialectique ne soit pas remise en cause. Les femmes militaires qui montrent autant de capacités à combattre que leurs comparses masculins sont perçues comme des dangers menaçant l'intégrité de l'institution. » (pp. 225-226)
8. « Du Moyen-Orient à la Colombie en passant par la République démocratique du Congo, les femmes combattent aussi pour la paix. La dimension politique de leur engagement est souvent sous-estimée, parce que l'on considère que celui-ci va de soi : après tout, il se situe dans la prolongation des tâches liées au care et réalisées au quotidien dans l'espace domestique. […]
Moi-même, j'ai mis du temps à m'intéresser à ces féministes pacifistes. Au début de mes recherches, je considérais que les femmes étaient trop souvent présentées comme des actrices secondaires des conflits, comme des victimes ou des pacificatrices, et qu'en tant que telles elles se situaient en marge de la "vraie" guerre. De fait, ce ne sont pas les victimes ni les activistes qui sont invitées aux tables de négociations, qui dessinent les contours politiques de la paix à venir – tout au plus leur propose-t-on magnanimement de venir témoigner devant les délégations ou de jouer un rôle consultatif. […]
À l'époque, j'associais inconsciemment la capacité d'exercer la violence à la notion de "puissance". Et puis, mon regard a évolué. D'une part, parce que je me suis rendu compte que ce n'était pas parce qu'elles étaient armées que les femmes étaient "puissantes", dans la mesure où elles accédaient très rarement aux postes de pouvoir – on ne peut pas dire que l'histoire croule sous les exemples de cheffes de guerre ayant changé la destinée d'une nation. Surtout, j'ai constaté que l'expérience de la lutte armée faisait le plus souvent l'effet d'un stigmate indélébile et que les femmes pouvaient bien être combattantes, cela ne leur épargnait pas le sexisme, les violences sexuelles, le harcèlement. Les femmes combattantes fascinent, mais elles sont le plus souvent réifiées dans une image remodelée pour servir des discours nationalistes et militaristes qui ne soutiennent en définitive pas leur cause. La féminisation des armées contemporaines, si elle apparaît comme un progrès sur le plan de l'égalité des droits entre hommes et femmes, est aussi le signe d'une militarisation de la société et du monde. » (pp. 277-279)
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