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[Réenchanter le monde | Silvia Federici]
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Posté: Mer 21 Aoû 2024 22:16
MessageSujet du message: [Réenchanter le monde | Silvia Federici]
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Depuis un certain temps déjà j'avais l'intention de lire Silvia Federici dans le cadre de mes pérégrinations féministes, et en particulier _Caliban et la Sorcière_, essai ancien et beaucoup plus fréquemment cité qu'il n'est facilement accessible dans les bibliothèques (sans doute la première éd. française a-t-elle été longtemps épuisée). Cet essai relativement récent (2022, 2019 pour l'éd. anglaise d'origine) m'a permis de découvrir la synthèse d'une pensée de philosophie politique qui réussit à opérer une mise à jour ambitieuse du marxisme selon une perspective féministe. Dans _Le Capital_, Marx avait étudié le phénomène de l'enclosure, c-à-d. de la privatisation de pâturages communs des villages anglais au XVIe siècle, comme le dispositif de « l'accumulation primitive » ayant constitué le point de départ du capitalisme. Or Federici, depuis son expérience d'enseignement universitaire en Afrique (Nigeria) dans les années 1980-90, est témoin des circonstances suivantes : que les enclosures se produisent aussi à cette époque-ci en Afrique sous ses propres yeux, à cause des politiques d'ajustement structurel imposées par les institutions financières internationales en contrepartie de l'aménagement de la « crise de la dette » ; que ce sont les femmes qui mènent les luttes quotidiennes contre la spoliation des terres dont elles tirent leurs moyens de subsistance ; que leur combat s'inscrit donc dans une lutte entre l'agriculture vivrière traditionnelle et l'exploitation capitaliste, commerciale, financiarisée, éventuellement orientée vers l'exportation qui se pourvoira d'une main d’œuvre salariée masculine. Depuis ces années de « recolonisation » des pays endettés du Tiers Monde, les combats et les théorisations altermondialistes autour de la notion des « communs » se multiplient, qui constituent de véritables tentatives de contournement de l'économie capitaliste. Parallèlement, l'autrice soumet la théorie marxienne à deux épreuves : la domination capitaliste ne se fonde pas uniquement sur l'appropriation du surplus de la production, mais aussi, surtout, sur celle du travail de la reproduction de la force de travail, qui est assignée aux femmes ; si l'accumulation primitive n'est pas qu'une phase permettant le surgissement de l'économie capitaliste mais bien une constate de son développement violent, c'est l'ensemble de la conception progressiste et du déterminisme historique de la théorie qui sont remis en cause. À l'instar des théories néo-marxistes qui critiquent le productivisme notamment sur la base de considérations écologiques et du bien-être humain, l'autrice réfute que le capitalisme ait constitué un progrès pour l'humanité. Au contraire, la violence intrinsèque de son développement ininterrompu permet d'expliquer la hiérarchisation du travail laquelle à son tour explique les inégalités de classe, de genre et de race (et notamment le colonialisme). Nous sommes donc en présence d'une théorie politique de grande envergure et de vaste capacité heuristique, qui dépasse le féminisme, aussi matérialiste soit-il.
L'ouvrage se compose d'articles conçus et publiés séparément à l'origine. La première partie, « Les nouvelles enclosures » peut paraître datée, car les articles se fondent surtout sur les observations de l'Afrique et l'Amérique latine des années 1990. J'y ai cependant beaucoup appris, puisque à cette époque je subissais un lavage de cerveau particulièrement efficace par le truchement de mes études universitaires qui me portait à adhérer inconditionnellement aux politiques de la Banque mondiale et du Fond monétaire international que j'étudiais dans le détail... Même successivement, j'ai gardé un certain a priori positif (cependant plus modéré) vis-à-vis de l'introduction du microcrédit dans les sociétés « en développement », microcrédit dont j'ignorais les aspects pervers.
La seconde partie, sur les « communs » est par contre plus théorique, donc moins susceptible de péremption, d'autant plus que les terrains de lutte, encore l'Afrique et l'Amérique latine, ont connu des vicissitudes dans la durée, qui sont même toujours d'actualité. Dans cette partie se développe la dialectique avec le marxisme et le féminisme, et certains points de la critique anticapitaliste abordés ici sont tout à fait contemporains : notamment la problématique des nouvelles technologies, et de ce que l'autrice appelle « la crise de la reproduction », qui recouvre absolument certaines questions posées par le féminisme relatives à la rémunération du travail domestique et au « care ».




Table [avec appel des cit.]

Introduction

Première partie : Les nouvelles enclosures

- Introduction à la première partie
- Accumulation primitive, mondialisation et reproduction [cit. 1, 2, 3]
- Introduction aux nouvelles enclosures
- Afrique, crise de la dette et nouvelles enclosures
- Chine : briser le bol de riz en fer
- De la mise en commun à la dette : financiarisation, microcrédit et architecture changeante de l'accumulation du capital [cit. 4]


Seconde partie : Les communs

- Introduction à la seconde partie
- Les communs, à la base des États-Unis
- Les communs contre le capitalisme et au-delà [cit. 5]
- Les universités : patrimoine commun du savoir ?
- Féminisme et politique des communs en période d'accumulation primitive [cit. 6]
- Les luttes des femmes pour la terre en Afrique et la reconstruction des communs
- Les luttes des femmes pour la terre et les biens communs en Amérique latine
- Marxisme, féminisme et communs [cit. 7]
- De la crise aux communs : travail reproductif, travail affectif et technologie, et la transformation de la vie quotidienne [cit. 8, 9]
- Réenchanter le monde : techniques, corps et construction des communs [cit. 10]


Cit. :


1. « […] Nous devrions concevoir la "séparation du producteur d'avec les moyens de production" – qui selon Marx constitue l'essence de l'accumulation primitive – comme quelque chose qui doit être continuellement reconstitué, en particulier en période de crise capitaliste, lorsque les relations de classe sont contestées et qu'il est nécessaire de leur donner de nouveaux fondements. Contrairement à la vision de Marx selon laquelle avec le développement du capitalisme apparaît une classe ouvrière qui verrait les relations capitalistes comme "des lois de la nature allant de soi", la violence – le secret de l'accumulation primitive selon Marx – est toujours nécessaire à l'établissement et au maintien d'une discipline de travail capitaliste. Évidemment, en réaction à l'acmé, au cours des années soixante et soixante-dix, d'un cycle de luttes – anticoloniales, ouvrières, féministes – sans précédent, l'accumulation primitive s'est transformée en processus global apparemment perpétuel. Les crises économiques, les guerres et les expropriations de masse sont alors apparues en tout endroit du monde comme les conditions préalables à l'organisation de la production et de l'accumulation à l'échelon mondial. Les débats politiques que j'ai mentionnés ont notamment eu pour mérite de nous aider à mieux comprendre "la nature des forces d'enclosures auxquelles nous sommes confronté.e.s", la logique qui les guide et les conséquences que cela implique pour nous. En effet, penser l'économie politique mondiale au travers du prisme de l'accumulation primitive, c'est immédiatement nous placer sur un champ de bataille. » (pp. 34-35)

2. « C'est avec ce cadre théorique et ces hypothèses en tête que j'analyse dans cet essai la 'mondialisation' comme un processus d'accumulation primitive, cette fois-ci imposé mondialement. Cette vision des choses contredit indubitablement la théorie néolibérale qui célèbre l'expansion des rapports capitalistes comme signe d'une 'démocratisation' de la vie sociale. Mais elle contraste également avec la vision des marxistes autonomistes de la restructuration de l'économie mondiale qui, en se focalisant sur la révolution informatique et celle de l'information ainsi que sur l'ascension du capitalisme cognitif, interprète cette phase de développement capitaliste comme une étape vers l'automatisation du travail. Au lieu de ça, je suggère que cette restructuration repose essentiellement sur une attaque concentrée contre les moyens de reproduction les plus élémentaires – la terre, le logement, le salaire – dans le but d'accroître la main-d’œuvre mondiale et de réduire considérablement le coût du travail.
Différentes politiques ont été nécessaires au déclenchement de la nouvelle offensive d'accumulation : l'ajustement structurel, le démantèlement de l'État-providence, la financiarisation de la reproduction – qui conduisent à la crise de la dette et de l'emprunt – et la guerre. Mais dans chaque cas, cette offensive a entraîné la destruction de nos "richesses communes" et cela ne fait aucune différence que ses architectes se soient diversifiés au fil du temps avec l'arrivée de nouveaux concurrents comme la Chine et d'autres pouvoirs capitalistes émergents qui ont rejoint la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l'Organisation mondiale du commerce et les gouvernements qui soutiennent ces institutions. » (pp. 37-38)

3. « Ainsi, après des années à avoir encouragé la régulation démographique par la vente de contraceptifs en nombre important, la Banque mondiale obtient maintenant les mêmes résultats en empêchant les femmes de cultiver la terre pour joindre les deux bouts, ce qui (contrairement à ce qu'elle affirme) fait pourtant la différence entre la vie et la mort pour des millions de personnes. Il me semble important d'ajouter que la violence institutionnelle à l'encontre des femmes et la dévalorisation des activités autour desquelles leurs vies se sont construites ont eu pour corollaire une augmentation attestée des violences commises à leur encontre par les hommes de leurs communautés. En effet, face à la diminution des salaires et à la restriction de l'accès à la terre, beaucoup d'entre eux voient le travail et le corps des femmes, et souvent aussi leur vie et leurs activités, comme une passerelle vers le marché mondial, par exemple dans le cas des trafics et des meurtres liés à la dot. La chasse aux sorcières a également fait son retour avec la mondialisation. Dans de nombreuses régions du monde – en particulier en Inde et en Afrique – elle est généralement menée par de jeunes hommes sans emploi désireux d'acquérir les terres des femmes qu'ils accusent d'être des sorcières. » (p. 42)

4. « […] Une nouvelle "économie de la dette" a vu le jour au tournant néolibéral du développement capitaliste, modifiant non seulement l'architecture de l'accumulation capitaliste mais également la forme des rapports de classe et de la dette en elle-même. La dette est maintenant omniprésente, affectant des millions de personnes sur la planète qui, pour la première fois, sont redevables aux banques, ce qui est aujourd'hui instrumentalisé par les gouvernements et la finance, aussi bien pour accumuler de la richesse que pour saper la solidarité sociale et les efforts des différents mouvement du monde qui œuvrent à créer des communs sociaux et des alternatives au capitalisme.
[…] Dans de nombreux pays, la "crise de la dette" a eu pour effet d'annuler les victoires des luttes anticoloniales et d'imposer un nouvel ordre économique, condamnant des populations entières à une pauvreté qu'elles n'avaient jusqu'ici jamais connue. Sur cette base a été amorcée une restructuration de l'économie politique mondiale qui a systématiquement acheminé les ressources de l'Afrique, de l'Amérique latine et de tous les pays en prise avec la "crise de la dette" vers l'Europe, les États-Unis et, depuis peu, la Chine.
La "crise de la dette" a si bien réussi à recoloniser une grande part du Tiers Monde que ses mécanismes ont depuis été étendus à la disciplinarisation du prolétariat nord-américain et (plus récemment) européen, comme le démontrent les mesures d'austérité draconiennes imposées entre autres aux populations de Grèce, d'Espagne, d'Italie et du Royaume Uni, et le fait que la dette publique ronge même les plus petites municipalités et que, à travers elle, la société entière est endettée. » (pp. 96-97)

5. « Plus important encore pour notre sujet est le fait que de nouveaux communs soient constamment créés. Du mouvement pour les logiciels libres à celui de l'économie solidaire, c'est tout un monde de nouvelles relations sociales qui voit le jour, fondé sur le principe du partage communautaire et nourri par la prise de conscience du fait que le capitalisme ne peut nous apporter que plus de travail, de guerres, de misère et de divisions. En cette époque de crise permanente et d'attaques constantes sur nos emplois, nos salaires et nos espaces sociaux, la construction de communs devient en effet nécessaire à notre survie. […]
Nous devons toutefois souligner que les initiatives de mise en commun que nous voyons proliférer autour de nous – les "banques du temps", les potagers urbains, les AMAP, l'agriculture contractuelle, les coopératives alimentaires, les monnaies locales, les licences Creative Commons, le troc, le partage d'information – représentent davantage que de simples barrages destinés à contenir l'offensive libérale sur nos moyens de subsistance. Ce sont également des expériences d'autosuffisance et les graines d'un mode de production alternatif en devenir. C'est aussi de cette manière que nous devons regarder le mouvement des squats qui s'est constitué depuis les années quatre-vingts en périphérie de nombreuses villes dans le monde – conséquence des expropriations foncières et signe d'une population grandissante de citadin.e.s "coupé.e.s" du monde de l'économie formelle, qui organisent désormais leur reproduction en dehors du contrôle de l’État et du marché. » (pp. 132-133)

6. « Aujourd'hui, face au nouveau processus d'accumulation primitive auquel on assiste, les femmes constituent la principale force sociale qui entrave encore la commercialisation intégrale de la nature et qui encourage une utilisation non capitaliste des terres ainsi qu'une agriculture orientée vers l'autoconsommation. Les femmes sont les agricultrices vivrières de la planète. En Afrique, elles produisent 80% de la nourriture consommée par la population, malgré les tentatives de la Banque mondiale et d'autres organismes pour les persuader de réorienter leur activité vers l'agriculture commerciale. Dans de nombreuses villes africaines, face à la flambée du prix des produits alimentaires des années quatre-vingt-dix, les femmes ont réquisitionné des parcelles de terrains publics et ont planté du maïs, des haricots et du manioc "le long des routes […] dans les parcs et au bord des voies de chemin de fer", modifiant le paysage urbain africain et faisant éclater au passage la séparation entre ville et campagne. En Inde, aux Philippines et dans toute l'Amérique latine, les femmes ont replanté des arbres dans des forêts dégradées, ont uni leurs forces pour chasser les bûcherons, ont bloqué des opérations minières, ont empêché des constructions de barrages et ont mené la révolte contre la privatisation de l'eau.
Un autre aspect de la lutte des femmes pour l'accès direct aux moyens de reproduction est la création dans tout le Tiers Monde, du Cambodge au Sénégal, d'associations d'épargne qui remplissent la fonction de communs monétaires. Sous différentes appellations, les tontines (selon le nom qui leur est donné dans certaines régions d'Afrique) constituent des systèmes bancaires autonomes, autogérés et créés par des femmes, fournissant de l'argent à des individus ou des groupes qui n'ont pas accès aux banques et fonctionnant exclusivement sur la base de la confiance. C'est en cela qu'elles diffèrent complètement des systèmes de microcrédit promus par la Banque mondiale, qui fonctionnent pour leur part sur la base du flicage mutuel et de la honte, allant […] jusqu'à l'affichage dans les lieux publics du portrait des femmes qui n'ont pas remboursé leur prêt, conduisant ainsi certaines d'entre elles au suicide.
Les femmes ont également été à l'initiative de la collectivisation du travail reproductif, tant pour économiser le coût de la reproduction que pour se protéger mutuellement de la pauvreté, de la violence d’État et de la violence des hommes. On citera l'exemple frappant des "ollas comunes" (marmites communes) mises en place par des femmes au Chili et au Pérou dans les années quatre-vingts, alors qu'elles ne pouvaient plus se permettre de faire leurs courses seules en raison de la forte inflation.
Tout comme la réquisition des terres ou la création des tontines, ces pratiques sont l'expression d'un monde où les liens communautaires sont encore forts. Mais ce serait une erreur de les considérer comme pré-politiques, 'naturelles', ou juste comme les produits de 'la tradition'. Après des épisodes répétés de colonisation, il n'y a plus ni nature ni coutumes en aucun endroit du monde, hormis là où les gens ont lutté pour les préserver et les réinventer. » (pp. 158-159)

7. « […] En élargissant la théorie de Marx sur le travail productif afin d'y inclure le travail reproductif dans ses différentes dimensions, nous pouvons non seulement élaborer une théorie des rapports sociaux de sexe en régime capitaliste, mais aussi accéder à une nouvelle compréhension de la lutte des classes et des moyens qui permettent au capitalisme de se reproduire en créant différents régimes de travail et différentes formes de développement inégal et de sous-développement.
En plaçant la reproduction de la force de travail au centre de la production capitaliste, nous révélons tout un monde de relations sociales qui demeurent invisibles chez Marx mais qui sont essentielles pour mettre en lumière les mécanismes qui régulent l'exploitation du travail. Nous démontrons ainsi que le volume de travail non rémunéré extrait par le capital à la classe ouvrière est bien plus important que tout ce que Marx avait pu imaginer, puisqu'il s'étend à la fois au travail domestique que l'on a toujours attendu des femmes et à l'exploitation des colonies et des périphéries du monde capitaliste. Il existe en fait une continuité entre la dévalorisation de la reproduction de la force de travail qui s'effectue dans les foyers et la dévalorisation du travail abattu dans les nombreuses plantations construites par la capitalisme dans les régions qu'il a colonisées, de même que dans les centres industriels.
D'une part, les formes de travail et de coercition mobilisées ont été naturalisées dans les deux cas et, d'autre part, les deux sont devenus des rouages d'une chaîne de production mondiale destinée à réduire les coûts de reproduction du prolétariat salarié. Sur cette chaîne, le travail ménager non rémunéré qui est assigné aux femmes en tant que caractéristique naturelle de leur destinée rejoint et relaye le travail de millions de 'campesinas', d'agricultrices vivrières et de travailleuses informelles qui valorisent et produisent pour une misère les biens consommés par les travailleurs salariés ou qui fournissent à moindre coût les services nécessaires à leur reproduction. » (p. 222)

8. « D'un point de vue féministe, il est alors devenu possible de reconnaître que "la vie quotidienne" n'était pas un ensemble générique d'événements, d'attitudes et d'expériences en recherche d'ordre. Il s'agit en effet d'une réalité structurée, organisée autour d'un processus de production spécifique, la production d'êtres humains, qui, comme l'ont souligné Marx et Engels, constitue "le premier fait historique [et] une condition fondamentale de toute histoire". Cette découverte a provoqué une révolution théorique et pratique qui a transformé notre conception du travail, du politique, de la 'féminité' et de la méthodologie des sciences sociales, nous permettant de dépasser l'angle psychologique traditionnel qui individualise nos expériences et sépare le psychologique du social.
Au cœur de la révolution féministe se trouve la reconnaissance du fait que nous ne pouvons pas examiner la vie sociale depuis le point de vue d'un sujet social abstrait, universel, asexué, parce que les hiérarchies sexuelles et raciales, qui caractérisent la division sociale du travail en régime capitaliste, et plus particulièrement le fossé entre les salarié.e.s et les non-salarié.e.s, produisent non seulement des rapports de pouvoir inégaux, mais aussi des expériences du monde et des perspectives sur celui-ci qualitativement différentes. Ensuite, bien que tous les vécus soient socialement construits, il est particulièrement significatif qu'en société capitaliste la reproduction de la vie quotidienne ait été construite comme un travail non rémunéré et comme une tâche "de femme". » (p. 244)

9. « […] L'un des faits les plus remarquables au sujet de la vie quotidienne à l'heure actuelle est la "crise de la reproduction" dans le sens d'une baisse spectaculaire des ressources qui lui sont allouées, d'un déclin de la prise en charge des soins aux autres, notamment au sein de la famille, et d'une nouvelle dévalorisation de la vie quotidienne à laquelle contribuent les techniques de pointe, bien qu'elles n'en soient pas la cause première. Là aussi, les statistiques sont révélatrices. Comme nous l'avons vu, l'espérance de vie diminue en même temps que la qualité de vie, parce que l'expérience du quotidien se caractérise par un sens profond de l'aliénation, de l'anxiété et de la peur. Les troubles mentaux se répandent à mesure que de plus en plus de gens craignent à tout moment de finir à la rue, dépossédés de tous leurs biens, et qu'ils se retrouvent très déstabilisés par leur impossibilité à se projeter. Vraisemblablement en raison de la disparition du travail de 'care' autrefois fourni par la famille et l'école, ces troubles affectent maintenant même les enfants, ce qui est un fait particulièrement préoccupant. Il est difficile de dire dans quelle mesure ces troubles mentaux sont réels ou fabriqués – par la médecine et les compagnies pharmaceutiques, avec l'accord tacite des parents et de l'école – dans le but de médicaliser le mal de vivre d'une génération d'enfants privé.e.s de temps, d'espace et d'activités créatives, aussi bien à la maison qu'à l'école. Mais ce qui est sûr, c'est que jamais autant de maladies mentales n'avaient été diagnostiquées chez autant d'enfants ni chez des enfants si jeunes. » (p. 253)

10. « Il s'agit d'une perte engendrée par la longue histoire de l'offensive capitaliste sur nos pouvoirs autonomes. Je fais ici référence à cet ensemble de besoins, d'envies et d'aptitudes que plusieurs millions d'années d'évolution en proche relation avec la nature ont sédimentées en nous et qui constitue l'une des principales sources de notre résistance à l'exploitation. Je veux parler de notre besoin de soleil, de vent, de ciel, de notre besoin de toucher, sentir, dormir, faire l'amour et d'être au grand air, plutôt que d'être entouré.e.s de murs clos (garder les enfants enclos.e.s entre quatre murs reste l'un des principaux défis des enseignant.e.s partout dans le monde). L'insistance sur la construction discursive du corps nous a fait perdre de vue cette réalité. Pourtant, cette structure de besoins et d'envies agglomérées qui est à la base de notre reproduction sociale a puissamment limité l'exploitation du travail. C'est pourquoi, dès la première phase de son développement, le capitalisme a dû faire la guerre à notre corps, faisant de lui le signifiant de tout ce qui est limité, matériel et opposé à la raison.
[…]
En effet, parallèlement à l'histoire de l'innovation technique capitaliste, nous pourrions écrire une histoire de la désaccumulation de nos savoirs et compétences précapitalistes, qui est au fondement de l'exploitation capitaliste de notre travail. Interpréter les éléments, découvrir les propriétés médicinales des plantes et des fleurs, tirer notre subsistance de la terre, vivre dans les bois et les forêts, se diriger sur les routes et les mers grâce aux étoiles et aux vents sont autant de compétences qui, aujourd'hui comme hier, constituent des sources d'autonomie qui doivent être détruites. Le développement des techniques industrielles capitalistes s'est fondé sur cette perte et l'a amplifiée. » (pp. 264-265)

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