Dans cet essai remarquable, il est question d'une analyse de nombreuses thématiques abordées par le féminisme à travers le prisme de la phénoménologie. Par une relecture de Beauvoir (qui me semble tout à fait dans l'air du temps) et une utilisation abondante de la réflexion de la philosophe américaine Iris Marion Young, l'autrice décline les principaux « nœuds phénoménologiques » du « féminin incarné » tout au long de la vie d'un corps de femme. Loin d'essentialiser la femme en son corps comme le fait le patriarcat, elle constate néanmoins que la troisième vague du féminisme a éclipsé voire occulté toute la dimension corporelle du féminin, alors qu'une nouvelle vague, depuis les années 2010 notamment, essaie d'en refaire un sujet politique – cf. les multiples publications récentes par ex. sur le clitoris, les menstruations, l'endométriose, la PMA (pour toutes), et même la sexualité sénile, dernier tabou de la sexualité féminine réservée à des fins procréatifs. Ainsi, certains événements corporels qui scandent la vie d'une femme, de la découverte du sexe du bébé féminin lors de la première échographie de la grossesse de sa mère jusqu'à la ménopause, ont tout intérêt à être analysés à la fois dans les contraintes patriarcales qui lui font violence (aliénation) que dans les opportunités de réappropriation et d'agentivité qu'elles lui offrent (liberté).
L'ouvrage se structure donc en deux parties, théorique pour la première et empirique pour la seconde qui parcourt presque chronologiquement les principaux événements corporels féminins. Outre l'apport philosophique principal dans l'ensemble de l'étude, l'autrice se vaut parfois de témoignages de femmes (rencontrées dans le cadre d'autres recherches) ainsi que de sa propre expérience relatés à la première personne. Dans chaque thématique-étape, un soin particulier est mis à ne pas se contenter de dénoncer la situation présente, c'est-à-dire de déconstruire la domination patriarcale en présence, mais de mettre en évidence les évolutions en cours grâce aux luttes féministes récentes ainsi que les perspectives d'amélioration que l'autrice préconise.
Pour ma part, je me reconnais dans toutes les conclusions présentées et me réjouis surtout de la critique, récurrente dans ce texte, des théories queer qui, en s'attaquant à l'hétéronormativité comme principal ennemi – jusqu'à délégitimer les féministes hétérosexuelles et à réfuter la binarité des sexes – négligent et rejettent le corporel en faveur de l'imaginaire et du performatif, au lieu de combattre l'objectivation du corps féminin, sa disponibilité supposée-imposée, l'exploitation privée et la minoration publique des femmes, l'assignation non pas au genre mais à la maternité, les violences sexuelles et les féminicides, bref, méprennent le véritable ennemi qui est le patriarcat, contre lequel les hommes aussi peuvent et doivent être les alliés des femmes – cette conclusion constitue l'excipit du livre. En revenant au féminisme de Beauvoir, tout en l'actualisant par rapport à une « situation » des femmes qui a beaucoup évolué ces soixante-dix dernières années, et avec une sensibilité particulière à l'inclusion des femmes trans dans la condition féminine tout entière, l'autrice me semble accomplir ici ni plus ni moins qu'une refonte du féminisme, qui aurait retrouvé une voie rationnelle et « incarnée » après des dévoiements confondant l'abstraction (pour ne pas dire la provocation) transgressive avec la radicalité subversive...
Table [avec appel des cit.]
Introduction. Quand les femmes n'étaient que des corps [cit. 1, 2]
Première partie : Penser le corps féminin en philosophie féministe
1. Le corps des femmes et le féminisme, une histoire à éclipses :
- S'affranchir du "destin" maternel
- Le nouveau sujet politique du féminisme
- Disparition du corps féminin
2. Retrouver Simone de Beauvoir :
- L'impossible sexuation du corps des philosophes
- Naissance du féminisme phénoménologique
- Dialectique de l'aliénation et de la libération
3. Découvrir Iris Marion Young :
- Les femmes, un collectif sériel
- Le genre vécu [cit. 3]
- Écrire en première personne
Seconde partie : Déjouer le 'drame' féminin et se réapproprier nos corps
4. Le corps empêtré :
- Des bébés conformes
- Et le genre vint aux enfants
- Bouger comme une fille [cit. 4]
5. Le corps objectivé :
- L'adolescence : quand le corps devient objet
- Les règles, de la honte à la fierté
- "Méditation menstruelle" [cit. 5]
6. Le corps à disposition :
- La "première fois", entrée dans son corps de désir
- Désordres alimentaires, dénis de corporéité
- L'anorexique, un corps-sujet radical
7. Le corps de désir :
- Les violences sexuelles, petite histoire d'une longue occultation
- Le tournant génital du féminisme
- Jouir enfin sans entraves
8. Le corps procréateur :
- De la liberté d'enfanter à l'égalité procréative
- À l'épreuve du réel maternel
- Sortir la grossesse de sa gangue d'aliénation
9. Le corps sous les regards :
- Quête esthétique, coïncidence à soi et diversité corporelle
- Plaisir de se vêtir, joie de prendre soin
- Le temps des femmes, un temps dans l'âge
Conclusion : Vers l'autonomie corporelle
Cit. :
1. « Il faut pour cela commencer par faire la distinction entre ce qui relève de la féminité et ce qui relève du féminin au sens phénoménologique du terme. Dans le premier cas, nous sommes dans le registre des représentations. La féminité renvoie à un ensemble de dispositions considérées comme indissolublement attachées à la condition féminine définie par une triple injonction : disponibilité sexuelle, dévouement maternel et subordination sociale. Le mot de féminité condense en somme le projet patriarcal tel qu'il est imposé aux femmes depuis les origines, à savoir un pseudo-destin corporel placé sous le signe de l'infériorité et de l'asservissement. Il s'articule à la virilité comme à un vis-à-vis nécessaire, celui d'une triple injonction miroir faite aux hommes : conquête sexuelle, accomplissement individuel et domination sociale. […] L'une est l'autre renvoient aux fondements patriarcaux de notre monde commun, ceux que la révolution féministe a commencé d'ébranler et que nous nous efforçons de détruire tout à fait.
C'est au regard de cette dynamique de renversement qu'il convient de poser cet axiome : le féminin n'est pas la féminité. Il n'est pas assimilable au corps tel que présentant des caractéristiques sexuées féminines (seins, vulve, clitoris, vagin) et éprouvant les mécanismes physiologiques qui y sont associés (ovulation, règles, gestation, allaitement). Il n'est pas réductible non plus aux processus de socialisation genrés qui enferment les femmes dans des fonctions et des dispositions impératives. Ni condition culturelle ni réalité naturelle, le féminin conjugue en quelque sorte ces deux aspects sans s'y réduire. » (p. 21)
2. « Si les hommes n'échappent pas aux injonctions qui sont celles de nos sociétés néolibérales en termes d'accomplissement de soi et de performance, si eux aussi doivent souscrire aux impératifs du beau, du jeune et du dynamique, ils n'ont pas à pâtir du fait qu'ils ont un corps sexué. Que leur voix change, leurs poils poussent et leur pénis éjacule, ils ne sont pour autant pas transformés d'un coup en objets sexuels. Qu'ils deviennent père, une fois, deux fois, trois fois, ne nuit pas à leur parcours professionnel ni ne limite leurs projets. Qu'ils boivent beaucoup, déambulent dans les rues la nuit, restent seuls au petit matin, ne les met pas en danger d'une agression sexuelle. Qu'ils soient chauves, ventripotents ou ridés, ne les discrédite pas aux yeux des femmes ni ne les discrimine quand il s'agit d'obtenir un poste ou une promotion. […]
[…] il n'y a aucune mesure ni comparaison possible entre ce qu'éprouvent les femmes du fait de l'incarnation de leur existence et ce que peuvent éprouver les hommes de ce même point de vue. La grande différence tient dans le caractère systémique des injonctions qui pèsent sur le corps féminin et dans le caractère inéluctable des violences corporelles subies. […] Alors, les hommes sont-ils eux aussi leur corps ? Non, car ils ne connaissent ni les angoisses ni les souffrances résultant des menaces et des atteintes intrinsèquement associées au corps féminin. » (pp. 23-24)
3. « [Iris Marion Young] propose donc de revenir à la phénoménologie existentialiste de Simone de Beauvoir dont le cœur théorique est le concept de 'corps vécu' défini comme "l'idée unifiée d'un corps physique agissant et s'éprouvant dans un contexte socio-culturel spécifique ; c'est un corps-en-situation". […]
Empruntant les termes de la philosophe norvégienne Toril Moi, Young précise : "Affirmer que le corps est une situation, c'est reconnaître que le sens que revêt le corps féminin est étroitement lié à la façon dont une femme fait usage de sa liberté." Le concept de corps vécu implique de reconnaître que la subjectivité individuelle est conditionnée par des faits socio-culturels tout autant que par les interactions entre les êtres. Mais il implique aussi d'admettre que chaque personne agit et réagit à ces données non choisies à sa manière propre. Si la subjectivité est socialement construite, elle s'exprime toujours à travers le prisme de la liberté individuelle. » (p. 97)
4. « Il s'agit d'observer comment les femmes se meuvent lorsqu'elles visent l'accomplissement d'un projet ou d'une tâche et de comprendre pourquoi se dessine alors un style corporel "typiquement féminin". Young commence par décrire la façon différenciée dont les filles et les garçons lancent une balle : alors que ces derniers engagent la totalité de leur corps et utilisent toutes les potentialités spatiales (recul, élan, course), les filles ne mobilisent que leur bras et restent figées sur place. La philosophe extrapole cette différence dans la manière et l'étendue des gestes à d'autres activités physiques (courir, grimper, frapper) et à tous les mouvements du quotidien (se tenir debout, marcher ou s'asseoir). À chaque fois, remarque-t-elle, les femmes adoptent des postures moins amples et plus rigides que les hommes, manifestant souvent de l'indécision ou de l'hésitation. Young en déduit alors les trois modalités du mouvement féminin qu'elle analyse en regard de la définition du corps donnée par Merleau-Ponty.
Si le corps est transcendance en tant qu'action rayonnant vers le monde et ouverture à ses possibilités, alors il s'agit pour les femmes d'une 'transcendance ambiguë', c'est-à-dire d'une transcendance "alourdie par l'immanence". Les femmes doutant de leur corps, elles l'éprouvent "comme un fardeau qu'il faudrait à l fois traîner, pousser et protéger", comme une charge simultanément lourde et fragile. Si le corps est le lieu même de l'intentionnalité par laquelle les sujets se projettent et agissent dans le monde, alors il s'agit pour les femmes d'une intentionnalité entravée. » (pp. 130-131)
5. « Elle [l'ethnologue Yvonne Verdier (1979)] écrit : "les rythmes biologiques dont les femmes sont le siège font découvrir les rapports privilégiés à la durée. Des points de repère temporels sont ancrés dans leur corps ; par pulsations mensuelles régulières, le temps s'écoule des femmes". Cette belle formule dit parfaitement selon moi un rapport au temps qui, tout à l'inverse de la représentation commune en termes de cyclicité, se place sous le signe tragique du linéaire et du fini.
Le temps des femmes est marqué par ces moments décisifs que sont la puberté et la ménopause qui signalent l'entrée et la sortie de la potentialité maternelle, l'une et l'autre tout aussi indécidables qu'irrémédiables. Il est rythmé par ces événements corporels qui viennent, périodiquement ou soudainement, en infléchir le déroulement. Les règles donc, mais également l'apparition des seins, les grossesses, les fausses couches ou les avortements, l'accouchement, l'allaitement, la vie sexuelle sur le versant positif de la quête de plaisir comme sur le versant négatif du harcèlement et des violences. Le temps des femmes est scandé par une succession de péripéties qui, en introduisant de la discontinuité et en produisant des coups de théâtre, entretiennent une intensité existentielle à laquelle il est quasiment impossible d'échapper.
J'ajoute ici que l'expérience vécue des femmes trans me semble s'inscrire tout aussi bien dans cette perspective. » (pp. 171-172)
6. « La déconsidération féministe du corps féminin dans la lutte contre l'hétéronormativité dominante a eu pour effet de jeter un discrédit durable sur les aspects de l'existence incarnée des femmes, et notamment sur cette question de la "quête de la beauté" immédiatement rangée du côté de la soumission aux diktats patriarcaux. Le reflux des années 2000 n'est pas selon moi sans rapport avec cette nouvelle normativité féministe qui stigmatise les femmes pour le temps qu'elles passent devant leur miroir.
Mais nous sommes aujourd'hui dans une phase de réinvestissement de notre corporité jusqu'au plus intime de nous-mêmes, le temps est donc venu de reconsidérer cette question de notre corps physique autrement qu'en termes d'aliénation. Outre la détection et la déconstruction des normes dominantes, cela implique de réfléchir sur les conditions d'une expérience vécue du souci esthétique qui soit à la fois choisie, assumée et positive. En faisant aux femmes le crédit de la réflexivité et de l'agentivité, je propose de repenser le soin que nous prenons de notre apparence à travers le double prisme féministe de la réappropriation corporelle et de la liberté subjective. » (pp. 313-314)
7. « Il y a d'abord la neutralité blanche de la toile sur laquelle toutes les formes sont possibles. Le moment de la sexuation ne serait pas celui d'une assignation mais celui d'une autodétermination : chaque personne devrait pouvoir choisir librement les caractéristiques sexuées et genrées par lesquelles elle se présente aux autres et au monde. Non pas que cette liberté soit imposée, en un retournement ironique de la normativité dominante, mais dans la mesure où chacun.e disposerait du temps nécessaire à une entrée sereine dans son genre et où les phases d'exploration des possibilités genrées seraient acceptées et même encouragées.
Il y a ensuite les couleurs froides de l'indifférence à la question des dimensions incarnées de l'existence. Dans tous les aspects de la vie sociale, les caractéristiques physiques et sexuées seraient aussi anodines les unes que les autres. Chercher un emploi, faire du sport, fonder une famille, quel que soit le domaine concerné, les individus auraient droit à l'indifférence corporelle. L'apparence ne serait pas plus importante que la météo du jour. Les traces laissées par le temps sur les visages, pas plus déterminantes que la couleur des vêtements. La masse du corps ou la couleur de la peau, pas plus cruciales que la forme du sourire ou la longueur des cheveux.
Il y a enfin les couleurs chaudes de l'indétermination et du changement, qui nous indiquent que tous les corps sont éminemment fluides et changeants. Les expressions genrées de soi pourraient varier en fonction de l'humeur et des projets. Les manifestations esthétiques de la représentation de soi seraient conçues dans leur indépassable variété et débarrassées du poids des prescriptions patriarcalo-libérales. Nous serions tou.te.s laissé.e.s libres d'exprimer notre singularité sexuée, et valorisé.e.s dans la diversité des expériences de soi.
L'objectif visé me semble pouvoir être ramassé dans la formule de 'l'autonomie corporelle'. » (p. 376)
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