Dix ans après avoir lu Marc-Aurèle (comme le temps passe quand on s'amuse !), me voilà en train de considérer les notes prises par Arrien pendant les cours de son maître Épictète qui, comme Socrate, n'a rien écrit lui-même.
La différence saute aux yeux : nous avons ici affaire aux propos d'un homme que la philosophie a élevé à tous points de vue, dans sa pensée elle-même et dans l'estime des hommes. On sent une position contraire à celle de Marc-Aurèle qui, lui, parle de sa responsabilité d'homme de pouvoir entre les lignes, dans la responsabilité qu'un ancien esclave (son nom le dit) phrygien a dans sa destinée. C'est la première chose qu'Épictète s'avise de délimiter, afin d'écarter une bonne fois et de bonne foi toutes les "raisons" qu'un humain malmené par la vie a de se plaindre. La thèse principale me paraît être qu'il ne faut pas s'investir ni s'engager dans des "choses qui ne dépendent pas de nous. Ainsi, par une opération qui, pour moi, tient de l'excès de confiance en soi, voire du sophisme, aucun échec ne serait jamais à craindre, on serait toujours libre...
Épictète veut que nous combattions la tentation de comparer, de jalouser en proposant de nous recentrer sur ce que l'on a déjà, ne serait-ce que l'observance de nos principes, notre propre ascèse stoïcienne - à l'origine parfois du fait qu'on n'ait pas obtenu ce qui nous faisait envie...
J'ai eu la surprise de voir qu'Épictète rejoint la posture épicurienne de l'éloignement du trouble (Mario Meunier traduit "l'impassibilité, la liberté, le calme"), en s'éloignant des engagements, notamment publics. Ce n'est évidemment pas le choix d'un Sénèque, d'un Cicéron ou même d'un Marc-Aurèle qui intègrent leurs charges et leurs combats dans cette ascèse.
J'ai trouvé très moderne la façon dont il pose des principes qu'on retrouve dans la Communication Non-Violente (ou la CNV s'inspire du stoïcisme !), comme dissocier la souffrance de l'idée qu'on souffre, qu'on doit souffrir : "Ainsi donc, à toute idée pénible, prends soin de dire : "Tu es idée, et tu n'es pas du tout ce que tu représentes" (I-5) ; "Souviens-toi que ce n'est pas celui qui t'injurie ou celui qui te frappe, qui t'outrage, mais le jugement que ces hommes t'outragent. Lorsque donc quelqu'un te met en colère, sache que c'est ton jugement qui te met en colère". L'attitude non-judgmental de ces nouvelles pratiques est déjà dans la recommandation du Manuel de ne pas juger bonne ou mauvaise l'action d'autrui mais toujours s'en tenir à son constat objectif.
Ainsi, suivant la même doctrine, il refuse (paradoxalement, finalement, quand on admet qu'il existe une nécessité) une lecture tragique de la vie dans la section XXXIII, dédiée à la divination. Arrien rapporte : "Quelque chose [qui te soit prédite], il te sera possible d'en tirer bon parti, sans que personne puisse t'en empêcher". L'acceptation de la fatalité et la capacité à y discerner un événement neutre, à gérer, "désactive" toute l'horreur et le pathos d'un oracle. La citation du Criton qui clôt le Manuel, qui faire dire à Socrate qu'Anytos et Mélétos pouvaient bien le tuer, mais pas lui nuire, ne peut pas mieux illustrer une telle alchimie.
J'ai mesuré plusieurs fois la parenté morale du stoïcisme et du christianisme et leur contemporanéité avec Épictète et Arrien accentue peut-être celles que j'ai vues dans ce Manuel. Que Paul de Tarse ait été qualifié de "plus cultivé des Apôtres" par ethnocentrisme (c'était certainement le plus hellénisé) me fait penser que ses mots venaient bien des moralistes de son temps, n'en déplaise aux tenants de l'écriture inspirée par la divinité.
Parfois, les conseils donnés relèvent de l'élémentaire savoir-vivre, et la dignité, mais je ne dirais pas qu'être Stoïcien rendrait particulièrement urbain : d'autres conseils sur le comportement feront de vous des ours patibulaires et pleins d'affectation sous prétexte de retenue philosophique.
Mon sourcil s'est parfois soulevé : il m'a semblé que ce qui rendait son écriture bien plus agréable que son comparse était ce qui lui faisait perdre à la comparaison. Comme meilleur pédagogue, il s'essaie à des comparaisons, qui éclairent le texte mais un petit nombre ne m'ont pas paru rigoureuses. L'aphorisme du XXVI m'a également laissée dubitative : "Comme un but n'est pas placé pour n'être pas atteint, le mal, de même n'existe pas dans le monde." Je pense qu'il y a un rapport avec le fait que le mal existe sous notre responsabilité (d'accord), mais je ne vois pas le lien avec la citation. Si quelqu'un peut m'expliquer en quoi c'est correct...?
Citations (traduction de Mario Meunier) :
- Ce qui trouble des hommes, ce n'est point les choses mais les jugements qu'ils portent sur ces choses. (...[Exemple des jugements sur la mort]) Lorsque nous sommes traversés, troublés, chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes, c'est-à-dire à nos jugements propres.
Accuser les autres de ses malheurs est le fait d'un ignorant, s'en prendre à soi-même est d'un homme qui commence à s'instruire ; n'en accuser ni un autre ni soi-même est d'un homme parfaitement instruit. (V)
Si quelqu'un livrait ton corps au premier venu, tu en serais indigné. Et, quand tu livres ton âme au premier rencontré pour qu'il la trouble et la bouleverse, s'il t'injurie, tu n'as pas honte pour cela ? (XXVII)
Quand, ayant reconnu que tu dois agir, tu agis, ne crains pas d'être vu agissant, même si la goule devait défavorablement en juger. Si, en effet, cette action est mauvaise, évite de la faire ; si elle est bonne, pourquoi crains-tu ceux qui ont tort de te blâmer ? (XXXV)
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