Ce volume de 1927, jauni et abîmé, trouvé par hasard dans une « ruche à livres », et qui n'avait certainement jamais été lu puisqu'il n'était pas entièrement massicoté, a été pour moi, en ce moment-ci de mon cheminement de lectures sur l'anthropologie de la paternité et de la famille, un véritable trésor.
J'ai découvert chez l'auteur, psychologue et directeur d'études à l'École pratique des hautes études, un fervent durkheimien, positiviste et franc-maçon (avec l'anti-christianisme qui allait avec), très en avance sur son temps pour certains aspects – en particulier l'aspiration à l'égalité entre époux au sein de la famille et à la centralité de l'éducation « morale et sociale » des enfants dans les rôles parentaux – mais horriblement dépassé sur la hiérarchisation des civilisations et sur une présumée périodisation chronologique de leur développement concernant l'organisation familiale.
J'ai également appris que ce livre a paru dans une éphémère mais foisonnante collection intitulée « Les Cahiers de la Femme », qui compta non moins de six titre publiés et sept autres en perspective pour l'année 1927, laquelle était dirigée par Marie Lahy-Hollebecque, l'épouse de l'auteur, une féministe, universitaire, autrice de nombreux ouvrages sur l'éducation, dramaturge, traductrice de plusieurs langues, engagée à la Libération, rappelée surtout pour avoir dirigé la publication d'un ambitieux _L'Évolution humaine des origines à nos jours – étude biologique, psychologique et sociologique de l'homme_ (1951), épouse à laquelle l'auteur rend un timide mais opportun hommage...
En partant de la définition que Durkheim donna de la famille – sans doute dans un cours dispensé vers 1903 dont il ne reste pas d'ouvrage publié - :
« La famille est un groupe d'individus qui, de façon réelle ou supposée, se considèrent comme consanguins et qui ont entre eux des droits et des devoirs réciproques sanctionnés par la société » (cit. p. 25),
Jean-Maurice Lahy établit une classification de six types de famille, « sortant les uns des autres par voie d'évolution » :
1° la famille totémique ; 2° la famille utérine ; 3° la famille agnatique indivise ; 4° la famille patriarcale ; 5° la famille germanique ; 6° la famille moderne.
Notons d'abord la circonstance qui a encore vocation à faire débat aujourd'hui : que cette typologie contredit la dichotomie absolue entre famille matriarcale et patriarcale. Dans un court exposé dans l'introduction qui renvoie à l'essai d'un certain Jean Pain, _Le duel des sexes_, paru dans la même collection juste avant cet ouvrage-ci, Lahy conteste en effet la pertinence de la notion de matriarcat ou de « gynécocratie », c'est-à-dire l'existence de « la suprématie de la femme dans un grand nombre de sociétés anciennes et primitives » (p. 12), mais de fait sa description des types 1 et 2 (famille totémique et famille utérine) correspond parfaitement à ce que, de nos jours, Heide Goettner-Abendroth recense comme sociétés matriarcales dans son grand volume de référence de 2019, et il utilise dans le fond le même argumentaire : il s'agit de sociétés matrilocales et à la filiation reconnue comme unilatérale maternelle, mais non caractérisées par une répartition du pouvoir inversée par rapport au patriarcat, où les femmes domineraient les hommes. La catégorisation en six types, outre qu'elle démystifie le caractère « naturel » de la famille et qu'elle complexifie la réalité en cassant la dichotomie, évite de penser à une direction univoque de l'évolution – ou pire du progrès – qui se serait produite entre le matriarcat et le patriarcat, stade ultime et le plus développé de l'organisation familiale et sociale.
Pourtant la notion de développement, voire la métaphore de l'évolution que nous avons vue, avec toutes les lacunes voire les contradictions qu'elle présente, n'est pas réfutée, avec pour seule précaution : « Ces six types, [...] ne se suivent pas tous en ligne continue, mais bifurquent ou se rejoignent selon les cas » (p. 25).
La première incohérence qu'elle présente, c'est la chronologie. La famille totémique même à « l'état pur » persistait à l'époque de la rédaction chez les aborigènes d'Australie et certaines population d'Amérique. La famille utérine aussi. Par contre l'exemple le plus pur de la famille patriarcale, et le seul traité dans le détail, c'est la famille romaine, qui a disparu. De surcroît, entre la famille patriarcale et la famille moderne, il y aurait eu un gros apport de la famille germanique, qui représenterait, du point de vue du « perfectionnement » du patriarcat, une régression vers le matriarcat. En réalité, chaque fois que l'auteur introduit son glissement entre évolution et progrès, il est forcé de hiérarchiser les sociétés entre plus ou moins « primitives », antiques et « à demi-civilisées », ce qui le met dans le plus grand embarras, par exemple, lorsqu'il s'attarde sur la société chinoise qui ne saurait rentrer dans la catégorie du primitivisme ou de la « demi-civilisation », avec toute son extrême complexité à travers les siècles... Naturellement, le ton condescendant vis-à-vis de l'ignorance ou du désintérêt de certaines cultures pour la physiologie dans la fécondation semble tout aussi suranné et inacceptable aujourd'hui, devant la cohérence de systèmes de pensée qui se fondent sur des croyances et des rites incommensurables avec notre pensée et nos croyances scientifiques positivistes occidentales (cf. la métaphore du « sang »...). Un dépassement de cette condescendance est esquissé chaque fois que l'auteur parle de « principes » de la famille, y compris pour la famille moderne.
Par conséquent, une fois supprimée en profondeur l'idée d'une « ligne continue », d'une évolution « progressiste », une fois acceptée celle de cycles de variation, des « bifurcations », des influences et des persistances et des métamorphoses pluri-directionnelles, jusque dans l'analyse de la famille moderne, cette typologie éveille un intérêt certain. Les types idéaux sont illustrés par l'étude ethnographique, et la question de l'époque devient carrément insignifiante.
En particulier, tout ce qui a trait à la famille moderne des années 1920 révèle que la pensée sociologique, ou au moins les aspirations égalitaires de l'auteur, étaient très en avance sur la réalité juridique et sur les pratiques sociales d'infériorisation de la femme ainsi que sur l'autoritarisme paternel envers l'enfant.
Cit. :
1. « Nous ne pouvons songer à énumérer la variété des interprétations par lesquelles les demi-civilisés expliquent la naissance. Ignorant tout des organes féminins, ils pensent le plus généralement que la conception a lieu dans la poitrine, et que la force de l'homme – ici localisée dans les mollets et là dans les reins excités par les yeux – sert seulement à préparer la femme en vue de sa fécondation par les germes spirituels.
Dans bien des cas, on admet même qu'une femme puisse être rendue mère sans le concours de l'homme. Les légendes primitives et les récits du folklore abondent en faits de ce genre, où une vierge est fécondée par un contact fortuit. Il suffit à l'une d'avaler un fruit ou une graine, à l'autre de fouler une certaine herbe ou d'aspirer le parfum d'une certaine fleur, et à celles-ci de toucher les cendres d'un mort ou de se baigner dans une eau consacrée.
[…]
Les religions ont spéculé sur ce fait – jusqu'à en faire, comme la religion chrétienne, un de ses dogmes les plus sacrés – et attribué à des Vierges-Mères la naissance des dieux et des héros éponymes. Horus, Jésus, Krishna naissent d'une vierge miraculeusement fécondée ; Bouddha pénètre dans le flanc de sa mère, ignorante de tout contact charnel, sous la forme d'un éléphant blanc ; Héphaïstos, Persée, Gilgamès – en Grèce et en Chaldée – naissent, le premier d'une déesse fécondée par le vent, les deux autres d'une vierge fécondée par l'or ou les rayons solaires émanés d'un dieu. » (pp. 36-37)
2. « De tout ce qui vient d'être dit sur les naissances "miraculeuses", et dont l'origine remonte au totémisme, il ressort nettement que, dans un très grand nombre de sociétés, et durant la majeure partie de l'histoire, le rôle du père a été purement social. Il est associé à l'enfant non parce qu'il apparaît comme indispensable dans l'acte de la procréation, mais parce que la société, par la sanction qu'elle accorde au mariage, le déclare tel. » (p. 39)
3. « Ces sociétés nous fournissent donc le point de passage de la parenté de clan à la parenté par consanguinité – ce qui constitue, au point de vue de l'évolution des sociétés, un fait aussi essentiel que le passage, en biologie, d'une espèce à l'autre par une espèce intermédiaire.
Nous distinguons, en effet, deux zones de parenté : celle de clan, qui subsiste, mais perd sa signification ; celle de sang qui s'affirme et prime l'autre.
Sans doute – et c'est là un progrès – nous sommes en présence d'une famille qui se reconnaît comme telle en raison du fait de la consanguinité, mais qui, ignorant ou repoussant l'hérédité paternelle, commet l'erreur de rester unilatérale. Dans la pensée de tous, l'enfant n'est vraiment que le produit d'un des parents, la mère, et sans lien avec l'autre. Issu d'une seule lignée, il a donc le droit d'attribuer à son grand-père et à son oncle maternels les avantages qu'en fait – mais il l'ignore – il tient de son père. » (p. 68)
4. « Certains peuples à évolution très lente l'ont maintenue [la forme de famille « utérine »] jusqu'à nos jours avec les autres faits sociaux qui la conditionnent. Mais chez la plupart, elle a cédé la place à un type nouveau de parenté où le père, vivant désormais aux côtés de l'enfant, le reconnaît et le revendique pour sien. Séparée de sa famille natale, la mère qui ne reçoit plus du groupe les pouvoirs spirituels dont bénéficiait l'enfant, perd peu à peu ses droits sur lui. C'est elle alors qui sera bientôt considérée comme une "moindre parente" à l'égard de ses enfants.
Il a donc fallu une évolution nouvelle des sociétés pour parvenir à constituer un type de famille où le père, devenu le personnage central, dirige les autres membres du groupe et lègue à ses fils, avec l'héritage de ses biens, son nom, c'est-à-dire une part de lui-même et de la personnalité collective de la famille. » (pp. 81-82)
5. « Quelle que soit la forme que la famille affecte, son unité vient s'exprimer en un principe qui la symbolise. Dans le clan australien, ce principe était le totem ; dans la famille utérine, c'était la Longue-Maison ; chez les Slaves du Sud, comme aussi au Thibet [sic], c'est le patrimoine. En lui, comme, d'ailleurs, dans tous les symboles, vient se concrétiser le cortège des idées religieuses, morales, économiques qui ont fondé la famille.
Ce patrimoine, qui est une propriété commune et indivise entre tous les membres de la zadruga, revêt, en effet, un caractère sacré. Il ne peut être ni vendu, ni aliéné, ni partagé. C'est lui qui confère vraiment la qualité de membre du groupe : les individus ne sont parents que parce qu'ils sont liés à lui – collectivement – en qualité de co-propriétaires. Le jour où ils renoncent à cette parenté, il faut liquider la propriété et les liens familiaux sont rompus. » (pp. 89-90)
6. « De telles croyances, que nous retrouvons chez tous les peuples à demi-civilisés et chez les anciens, ont donné lieu parfois à des pratiques curieuses. Celle de la Couvade [réf. aux paysans du pays basque et à un ouvrage de Crawley intitulé : _The Mystic Rose_], entre autres, où l'homme simule les attitudes de la femme en couches, nous renseigne sur la part qui est attribuée au père dans la naissance.
À l'analyse, le rite se décompose en deux éléments. Il est à la fois un rite individuel de communion et un rite social de reconnaissance de l'enfant. L'homme, en mimant l'accouchement, d'une part cherche à détourner sur lui les maléfices des esprits acharnés à la perte de la mère et de l'enfant, et de l'autre s'affirme devant le clan comme étant le père. » (pp. 105-106)
7. « De la 'gens' semble sortir, par voies plus ou moins directes, la famille agnatique indivise. Non que l'on aperçoive dans l'histoire de Rome un moment précis où elle s'est instituée, mais parce que le souvenir s'en est conservé dans un grand nombre de coutumes et en particulier dans celles qui fixent le droit successoral.
Suivant la loi des Douze Tables, quand un père de famille meurt, sont appelés à hériter, à défaut des descendants en ligne directe, tous les agnats, c'est-à-dire, ainsi que les définissent les _Instituts de Justinien_ (II, 2), "tous ceux qui, en remontant toujours de mâle en mâle, se trouvent avoir des ancêtres communs". Ce droit pour les agnats d'hériter est une survivance du temps où ils étaient co-propriétaires, où les parents en ligne masculine, à quelque degré que ce fût, étaient en réalité les usufruitiers des mêmes biens, et où régnait le communisme familial. La propriété ne pouvait être partagée qu'en cas de séparation du groupe. » (pp. 118-119)
8. « Le but de toute famille – but utilitaire et mystique à la fois – consiste donc à se continuer dans une lignée masculine susceptible d'accomplir sans défaillance les rites du culte domestique. Aussi, la naissance d'un fils – gage de cette survie de la lignée – rentre-t-elle dans la catégorie des actes religieux.
Ce fils, sur qui repose l'avenir de tous ses ascendants, il faut le consacrer membre du groupe par des rites manuels et des paroles sacramentelles. Il entre dans le monde, entouré d'un cortège d'Esprits, dont la protection lui est acquise. Mais il n'est rien tant que son père ne l'a pas reconnu pour sien et agréé comme héritier.
Par la cérémonie du "tollere liberum", sainte entre toutes, le père le soulève de terre, c'est-à-dire l'élève du lieu où se tiennent les divinités chthoniennes et où il s'est imprégné des forces mystérieuses de la terre, jusqu'au groupe familial représenté par son chef. Par ce geste, il indique que l'enfant, accepté par lui, acquiert ainsi le droit de vivre. » (p. 126)
9. « L'absence de contrainte, la notion des devoirs que se créent volontairement vis-à-vis les uns des autres les membres de la famille, constituent sa moralité nouvelle. L'individu est parvenu à s'affranchir d'une grande partie des influences sociales, mais il a volontairement reconstitué des groupes divers où, en s'associant, les hommes sauvegardent cette liberté que l'isolement de chacun ruinerait.
La différence entre les groupements actuels et ceux du passé vient de ce qu'aujourd'hui on les crée d'après une volonté unanime et que chacun y adhère suivant un choix personnel. Cette notion de choix, si importante pour qui veut comprendre la société moderne, préside à la composition de la famille, dont elle est la condition d'existence et de durée. C'est elle qui décide de l'union de l'homme et de la femme et les incite à vivre comme des égaux, en dépit des restrictions de la loi qui traite la femme mariée comme une mineure. » (pp. 157-158)
10. « La famille moderne semble donc s'unifier sur un principe nouveau : l'effort concerté de tous ses membres vers la réalisation d'un progrès moral, qui devient son symbole. L'idéal poursuivi par le père et la mère, ce n'est plus, comme dans le passé, de s'exprimer par le nom du totem, le patrimoine indivis ou la sauvegarde des dieux du foyer, c'est d'entreprendre et de parfaire l'éducation de l'enfant afin de donner à la société un être conscient du rôle qu'il doit y jouer et capable d'être l'agent du progrès futur. » (p. 161)
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