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[Arbre de l'oubli | Nancy Huston]
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Posté: Dim 10 Sep 2023 21:10
MessageSujet du message: [Arbre de l'oubli | Nancy Huston]
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Dans ce roman, le narrateur s'adresse à la deuxième personne du singulier à une jeune femme dénommée Shayna, qui se trouve à Ouagadougou en 2016. Bien que ce tutoiement désigne Shayna comme le personnage principal, les deux premiers tiers du livre sont constitués par la narration de la vie de deux autres personnages, Joel Rabenstein et Lili Rose Darrington, que l'on finira par connaître le mieux, depuis leur petite enfance et immergés dans leur environnement familial. Shayna tient un journal du Burkina Faso composé de fragments écrits en capitales d'imprimerie, auxquels s'alternent des chap. intitulés par une indication de lieu et une date, depuis les années 40-50 jusqu'à 2016, qui permettent de suivre l'histoire de ces deux familles installées aux États-Unis, l'une juive tchèque, l'autre protestante et très conservatrice, avec leurs dysfonctionnements névrotiques qui se répercutent douloureusement sur Joel et Lili Rose, dont on devine progressivement qu'ils se rencontreront et seront les parents de Shayna.
Mais cette dernière, à partir de son adolescence, prend conscience qu'elle ne leur ressemble pas par la couleur de sa peau : se découvrir métisse issue d'une gestation pour autrui la conduit à une interrogation tourmentée sur ses origines, sur fond de discriminations racistes persistantes. Émergent ainsi dans son identité inquiète plusieurs problématiques sociales irrésolues dans la conscience collective américaine depuis l'après-guerre : l'héritage de la Shoah avec la question de la laïcité juive y compris dans le genre, le problème du puritanisme protestant dans l'éducation genrée des jeunes filles surtout par rapport à la sexualité, l'héritage de l'esclavage et des inégalités raciales, la problématique de la quête identitaire et des rapports de filiation dans le contexte de la GPA, et même la question du spécisme et du sacrifice animal.
Ces prémisses étant posées, il est clair que cet ouvrage peut être lu principalement de deux façons : comme roman philosophique, et comme narration familiale. Dans la première lecture, les personnages sont les objets des problématiques évoquées mais aussi les sujets de la réflexion théorique proposée par l'autrice, car Joel est anthropologue et Lili Rose chercheuse en études de genre. Dans ce genre littéraire difficile, il est parfois malaisé de garder vif l'intérêt du lecteur, par un dosage compliqué entre la dynamique de l'action narrative et la réflexion qui se développe en dehors de la forme de l'essai ; l'on risque de trouver que le texte est un fourre-tout... Quant à la seconde lecture, on peut probablement reprocher au roman de tarder à décoller, surtout tant que les personnages n'ont pas d'histoire commune et que celui qui est désigné comme le principal n'accède pas à sa propre individualité narrative.
Du point de vue stylistique, nous trouvons une variété de registres et de styles, allant de l'ironie jusqu'au tragique, conformément au canon du roman contemporain.



Cit. :


1. « Dans toute l'Europe, lit-elle un jour, les sourcils froncés, on a fait monter les juifs dans les wagons à bestiaux pour les amener à l'abattage. Mais avant de traiter les juifs comme du bétail, on avait traité les bêtes comme du bétail. De quel droit opprimons-nous les animaux ? Après les avoir capturés et soumis, on a forcé les Africains à travailler du matin au soir. Mais avant de réduire les Africains en esclavage, on avait réduit les vaches en esclavage. De quel droit opprimons-nous les animaux ? Abraham était prêt à sacrifier Isaac. En revanche, il est peu probable que le père du bélier eût été prêt à sacrifier le bélier. » (p. 67)

2. « Le suicide, écrit Lilli Rose, est toujours le meurtre d'un soi par un autre. Bien avant son mariage avec Leonard Woolf, Virginia était torturée par des voix dans sa tête ; ces voix commencèrent à la fustiger peu après que ses deux grands demi-frères l'eussent posée, petite, sur le rebord d'une fenêtre pour glisser leurs mains sous sa jupe et la tripoter. Elle se noya à cinquante-neuf ans lorsque les voix, devenues assourdissantes, l'empêchaient d'entendre le vrai monde, et qu'elle eut peur de ne plus pouvoir s'en libérer. » (pp. 180-181)

3. « Quand ils commencent à s'embrasser, il leur semble que l'interaction enivrante entre nature et culture dans leur cerveau les poussera à arracher leurs vêtements en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, mais ce n'est pas ce qui arrive. Vu qu'elle a une biopsie prévue pour le lendemain, et que ce serait sans doute compliqué de réaliser cet examen sur un col noyé de sperme, Lili Rose doit mettre Joel au courant de son état de santé. Consciente du fait que 'dysplasie cervicale' n'est pas l'expression la plus poétique que l'on puisse murmurer à un amant en puissance, elle opte pour la facétie. Joel l'écoute en hochant gravement la tête. Ensuite, comme ils ne vont pas pouvoir faire l'amour, Lili Rose décide de râler. Assise en tailleur sur le canapé en cuir de Joel, toujours vêtue de sa robe rouge, elle déblatère contre les médecins qui, à l'en croire, ne cherchent qu'à culpabiliser les femmes, à mutiler leur liberté et à les transformer en épouses vertueuses et monogames destinées à la seule maternité. » (pp. 209-210)

4. « CETTE FOIS QUANQ LES PROJECTEURS SE RALLUMENT LEUR LUMIÈRE EST ROUGE, D'UN ROUGE QUI FAIT PENSER AU SANG. ON DIRAIT QUE LA SCÈNE EST INONDÉE DE SANG. IMMERGÉES DANS CETTE LUMINOSITÉ SANGLANTE, LE CORPS ARQUÉ OU TORDU, SOULEVÉ, CONVULSÉ, ÉCARTELÉ, UNE CENTAINE DE FEMMES À PEAU MARRON ACCOUCHENT PAR TERRE, ELLES GÉMISSENT ET GEIGNENT, POUSSENT ET TIRENT, RIENT ET PLEURENT, FONT DE LEUR MIEUX POUR S'ENTRAIDER. ON VOIT GICLER D'ENTRE LEURS CUISSES DES GOUTTES DE SANG, DES BÉBÉS, ENCORE DU SANG, DES PLACENTAS.
NOIR.
LUMIÈRE. SERRANT DANS LEURS BRAS LEURS NOUVEAU-NÉS EMMAILLOTÉS, LES FEMMES LEUR PARLENT À VOIX BASSE, LEUR FREDONNENT DES BERCEUSES, LES EMBRASSENT. LA LUMIÈRE EST TRÈS DOUCE.
NOIR.
DANS LE NOIR, LES ENFANTS SONT ARRACHÉS AUX BRAS DE LEUR MÈRE. » (p. 295)

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