« L'ethnopsychanalyse nous enseigne [...] que l'image qu'on se fait de l'enfant est en grande partie d'origine culturelle, ce qui veut dire que, dans l'image de l'enfant, cette part culturelle est du matériel projectif et que donc, en d'autres termes, chaque groupe social définit l'enfant selon des normes qui sont utiles au groupe : commodes aux parents et aux aînés, bien plus que conformes à la réalité objective qu'est l'enfant. » (p. 139)
Cette remarque par Georges Devereux, le père de l'ethnopsychiatrie et maître de Tobie Nathan, me semble devoir être prise comme le postulat de ce livre. Sa suite, dans une perspective éminemment clinique, traite principalement d'une conception culturelle spécifique concernant certains enfants : en Occident, nous les appelons autistes, en Afrique, ils sont considérés comme la réincarnation d'un ancêtre. Nous pensons que leur état, et particulièrement leur incapacité à accéder à la parole, est une psychopathologie ; là-bas, on pense qu'ils refusent intentionnellement d'entrer en relation avec les vivants, car ils ont un grief ou un message à transmettre depuis l'Au-delà. Les fausses-couches répétées d'une femme et les décès réitérés de ses enfants en bas âge font aussi l'objet d'une explication qui rentre dans la même théorie. Souvent, ce grief est lié à un abandon des traditions, des rites, ou simplement de la langue de la lignée, notamment pour cause de migration. Néanmoins, les cas présentés démontrent que la guérison de ces enfants intervient régulièrement dès lors qu'est dévoilé l’écheveau de dysfonctionnements familiaux qui peuvent avoir des formes très complexes, transgénérationnelles. Les interactions entre éléments matérialistes et idéalistes différents des nôtres aussi bien dans l'étiologie que dans la thérapie – les sorts, les objets de la magie, les sacrifices, les initiations et autres rites, la négociation avec les entités surnaturelles – nous rendent incrédules ou sceptiques, bien que les progrès que notre propre médecine est en train d'accomplir sur l'autisme relèvent aussi d'un mélange encore assez peu élucidé d'éléments matérialistes et idéalistes.
Si le dessein principal de cet ouvrage collectif est de s'inscrire dans la thérapeutique ethnopsychiatrique, certaines contributions sont plus théoriques-épistémologiques (cf. Tobie Nathan, Georges Devereux, Eric de Rosny), d'autres se rattachent davantage à l'anthropologie et à l'ethnographie, et enfin celles notamment de Jacqueline Rabain et d'Iréna Talaban sont des études de cas, dans la plus pure forme psychanalytique. La variété des points de vue de tout ouvrage collectif en fait aussi sa faiblesse : dans celui-ci il manque sans doute une postface ou un texte de synthèse qui, symétriquement à l'excellent texte introductif, apporte des conclusions ; le lecteur ayant des attentes sur une approche spécifique (pour moi, c'était l'anthropologie familiale), est forcément déçu par celles qui s'en éloignent.
Table [et appel des cit.]
Tobie NATHAN : « Autistes ou ancêtres ? »
András ZEMPLENI : « L'enfant "nit ku bon". Un tableau psychopathologique traditionnel chez les Wolof et les Lebou du Sénégal »
Jacqueline RABAIN : « L'enfant "nit ku bon" au sevrage : histoire de Thilao » [cit. 1]
Eric de ROSNY : « Le cas de l'enfant qui voulait rester ancêtre »
Georges DEVEREUX : « L'image de l'enfant dans deux tribus : Mohave et Sedang » [cit. d'incipit]
Iréna TALABAN : « Ancêtres, enfants et psychothérapeutes en l'an de grâce 1999 » [cit. 2]
Guenet TEFFERA : « 'Abiku', le bébé des dieux : un étranger en quête d'essence »
Taoufik ADOHANE : « Le nourrisson médusé »
Marième BÂ : « Le dépression du ventre. Réactions dépressives après l'accouchement chez des femmes immigrées originaires d'Afrique de l'Ouest » [cit. 3]
Kouakou KOUASSI : « Naître en pays Baoulé ou les bébés esprits » [cit. 4]
Cit. :
1. « L'enfant incarne des mystères multiples et complexes. À partir du moment où on lui donne le cadeau, s'il vit, il mène une vie isolée : volontairement les yeux collés au sol, jamais dans les yeux de ses interlocuteurs, il mène une vie quand même et malgré tout précaire, chancelante, une vie surveillée, une vie à l'ombre du public, des yeux et des langues, épargnée des injures et des évectations (sic), détaché de ceux de ses camarades qui ne savent de qui il s'agit ; une vie à train normal comme les autres jusqu'au jour où s'accomplit progressivement mais sûrement un miracle, soit de bonheur total pour sa famille (richesse et vie écartée de toutes menaces) ou leur malheur selon la cause du retour de cet enfant, ancien de la famille. » (p. 72)
2. « Qu'est-ce qu'il vient rappeler aux parents, l'enfant dit autiste?
"En quelques mots : dans ces cas […] l'interprétation minimale se relevant active consiste à considérer que l'enfant est un 'vieux' venant rappeler aux jeunes parents leurs devoirs traditionnels. Au fond cela revient à dire que l'enfant, devant une situation d'incohérence culturelle, remonte aux générations précédentes pour trouver une solution englobant les incohérences dans une logique unitaire. (…) Un bébé constatant que ses parents parlent une langue comme s'ils en étaient les 'inventeurs' – c'est-à-dire une langue ne renvoyant pas au constat d'évidence qu'elle constitue un legs des générations précédentes – un tel bébé, disais-je, n'a pour seule solution que de rechercher une cohérence transgénérationnelle."
Comme si cet enfant s'apercevait que le contrat qu'on lui propose – le contrat d'une n'importe quelle langue – est un faux contrat. Du point de vue biologique, il est l'enfant de ses parents. Mais du point de vue de la théorie culturelle – d'une théorie culturelle précise – il est un ancêtre. » (p. 212)
3. « Mais il n'y a pas que l'enfant ; Assa aussi est venue nous révéler une vérité : si une femme porte et met au monde un enfant loin de ses ancêtres, elle subit inévitablement une effraction la mettant face à un vide de signification. Alors, la mère ne trouvant pas d'appui pour porter l'enfant, se colle à lui, ne sachant le distinguer d'elle. C'est cette confusion entre elle et l'enfant qui peut donner l'impression à des cliniciens peu expérimentés qu'elle ne parvient pas à investir son bébé.
Il faudrait en tirer les conclusions qui s'imposent, tant pour la prévention des psychopathologies consécutives à l'accouchement que pour la prise en charge des difficultés psychologiques des nourrissons nés dans la migration. » (p. 288)
4. « Ceci dit, il semble aussi nécessaire de poser la question du côté de l'homme baoulé ; pourquoi les hommes acceptent-ils ces mêmes croyances ? Cette conception ontologique, à dominance paternelle, donne la possibilité aux hommes de nier la paternité. C'est-à-dire, les ancêtres et les génies déjà préexistants les protègent de la situation conflictuelle dans laquelle, en devenant pères ils remplaceraient leurs propres pères. Cette hypothèse me semble soutenable à l'instant où tous les baoulé savent parfaitement que le coït est la cause de la conception. Mais, on peut aussi considérer que l'autre aspect profond de cette croyance est lié à la croyance dans le double esprit comme procréateur. Autrement dit, dans le coït ou la procréation, les hommes deviennent à la fois leur propre double, les représentants du principe de vie et le double des puissances pourvoyeuses de bébé (ancêtre, génie et autre). » (pp. 299-300)
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