Herculine Alexina / Abel Barbin (1838-1868), élevée en fille au sein d'institutions religieuses jusqu'à l'âge de vingt et un ans, devenue institutrice puis directrice déléguée d'un pensionnat féminin en Charente, fut une intersexe réassignée homme, qui laissa le manuscrit de ces Souvenirs ainsi qu'une lettre d'adieu à sa mère lors de son suicide, à l'âge de trente ans. Publié une première fois par un certain docteur Ambroise Tardieu en 1874 en annexe d'une étude sur l'identité des personnes présentant « des vices de conformation des organes sexuels », il doit sa fortune à sa redécouverte par Michel Foucault, qui en livra une analyse célèbre environ un siècle plus tard.
Hormis le style portant les marques de son époque, et quelques éléments de la personnalité de son auteur(e) – en particulier son choix de à se genrer alternativement au masculin ou au féminin, toujours avec beaucoup de finesse et de justesse, je retiens plusieurs éléments tout à fait surprenants et inattendus pour moi, dont j'ignore s'ils ont aussi attiré l'attention du grand philosophe.
D'abord, je note que l'éducation religieuse particulièrement stricte et prolongée reçue par Herculine, qui a irréversiblement forgé sa personnalité, loin de l'avoir bridée, frustrée ou rendue malheureuse, fut pour elle un facteur d'émancipation intellectuelle, personnelle et même professionnelle fortement épanouissant et rassurant. Cette éducation, était certes totalement « féminisante » et inadaptée à l'insertion sociale d'Abel suite à sa réassignation, mais très positive pour la jeune fille de milieu défavorisé qu'elle était dans la première partie de sa vie.
D'autre part, je constate que ce milieu religieux, puritain à maints égards, était extrêmement permissif, ou aveugle, vis-à-vis de l'homosexualité féminine : les caresses, baisers, attouchements, jusques et y compris le partage à peine clandestin du lit étaient complètement admissibles entre jeunes filles. Herculine/Abel, qui n'eut jamais le moindre doute sur son orientation sexuelle, montre bien une évolution entre sa propre timidité d'adolescente, due principalement à un malaise lié au développement atypique (et douloureux) de son corps, et ensuite un complet épanouissement sentimental et sexuel, lorsqu'elle se découvrit amoureuse de Sara. À l'évidence, la répression sexuelle pré-matrimoniale devait être plus prononcée pour les garçons... à moins que ce qui était considéré comme relevant de la sexualité chez les filles ne concernât que les rapports avec ces derniers.
Troisièmement, je me suis interrogé sur le profond désarroi, rapidement transformé en amertume-colère et enfin en désespoir de l'auteur(e) après sa réassignation. Autour de cette réassignation, j'ai trouvé une passionnante ambivalence d'Herculine. Si les circonstances environnementales l'ont certainement poussée à se dévoiler, il n'en reste pas moins qu'elle fut maîtresse de la décision d'enclencher le processus, une décision qu'elle prit seule, sans consulter Sara, parmi d'autres options possibles. Il faut croire qu'elle croyait ne pas avoir qu'à y perdre, car théoriquement elle lui aurait permis d'épouser son amoureuse, éventualité qu'elle avait envisagée aussi bien avant qu'après sa réassignation. Le fait que ce mariage ne se soit pas réalisé reste assez mystérieux, et relève aussi d'un choix personnel, sans doute dicté par son propre mal-être et par une maladresse comportementale en tant qu'homme. Néanmoins, la réassignation en soi ne fut pas un acte violent ni un abus de pouvoir injustifié : au contraire, j'ai été surpris par la prise en considération, de la part du médecin ayant livré son avis (Dr. Chesnet), de facteurs psychologiques et d'orientation sexuelle concluant l'examen simplement anatomique (cf. cit. 8) : une démarche très moderne, allant à l'encontre du « carcan idéologique de la recherche du "sexe vrai" » dénoncé dans la Conclusion, et très souvent dans le discours actuellement communément tenu à l'encontre de l'assignation de genre.
Il n'empêche qu'indirectement cette réassignation provoqua la descente aux enfers de l'intéressé. Avec beaucoup de lucidité, ce dernier admet que ni son physique ni surtout son éducation ne l'avaient armé pour se faire une nouvelle place dans l'univers des hommes. Si les cancans sur son identité sexuelle lui nuisirent d'abord dans sa région d'origine, il est évident que c'est surtout sa déchéance professionnelle, le chômage, la misère, qui causèrent son isolement et son désespoir à Paris. Il s'estimait personnellement inadapté au mariage (cf. cit. 7), mais cette inadaptation semble plutôt avoir concerné la norme hétérosexuelle en tant qu'homme, c'est-à-dire le virilisme, lors qu'elle était au contraire invisible dans son ancien amour lesbien. En somme, son désespoir serait un effet imprévu de son choix de rentrer dans la norme, choix symbolisé par le fait de s'en être remis à la décision de l'autorité épiscopale, et non un effet de la violence de la réassignation...
Cit. :
1. Incipit : « J'ai vingt-cinq ans et, quoique jeune encore, j'approche à n'en pas douter du terme fatal de mon existence.
J'ai beaucoup souffert, et j'ai souffert seul ! seul ! abandonné de tous ! Ma place n'était pas marquée dans ce monde qui me fuyait, qui m'avait maudit. Pas un être vivant ne devait s'associer à cette immense douleur qui me prit au sortir de l'enfance, à cet âge où tout est beau parce que tout est jeune et brillant d'avenir.
Cet âge n'a pas existé pour moi. J'avais dès cet âge un éloignement instinctif du monde, comme si j'avais pu comprendre déjà que je devais y vivre étranger. Soucieux et rêveur, mon front semblait s'affaisser sous le poids de sombres mélancolies. J'étais froide, timide et en quelque sorte insensible à toutes les joies bruyantes et ingénues qui font épanouir un visage d'enfant. J'aimais la solitude, cette compagne du malheur et, lorsqu'un sourire bienveillant se levait sur moi, j'en étais heureuse comme d'une faveur inespérée. »
2. « À cet âge où se développent toutes les grâces de la femme, je n'avais ni cette allure pleine d'abandon ni cette rondeur de membres qui révèlent la jeunesse dans toute sa fleur. Mon teint, d'une pâleur maladive, dénotait un état de souffrance habituelle. Mes traits avaient une certaine dureté qu'on ne pouvait s'empêcher de remarquer. Un léger duvet qui s'accroissait tous les jours couvrait ma lèvre supérieure et une partie de mes joues. On le comprend, cette particularité m'attirait souvent des plaisanteries que je voulus éviter en faisant un fréquent usage de ciseaux en guise de rasoirs. Je ne réussis, comme cela devait être, qu'à l'épaissir davantage et à le rendre plus visible encore. […]
Tout cela frappait l’œil, je m'en apercevais tous les jours. Je dois le dire pourtant, j'étais généralement aimée de mes maîtresses et de mes compagnes, et cette affection, je la leur rendais bien, mais d'une façon presque craintive. J'étais née pour aimer. Toutes les facultés de mon âme m'y poussaient ; sous une apparence de froideur et presque d'indifférence, j'avais un cœur de feu. » (pp. 27-28)
3. « Un sentiment de pudeur, auquel j'obéissais presque malgré moi, me contraignait à m'abstenir [de participer à la baignade à la plage], comme si j'eusse craint, en me mêlant à ce divertissement, de blesser les regards de celles qui m'appelaient leur amie, leur sœur !
Certes, elles étaient loin de soupçonner de quels sentiments tumultueux j'étais agitée en présence de ce laisser-aller, si naturel pourtant entre jeunes filles du même âge ! » (p. 38)
4. « Nous étions seules alors. Je la laçais, je lissais avec un bonheur indicible les boucles gracieuses de ses cheveux naturellement ondulés, appuyant mes lèvres tantôt sur son cou, tantôt sur sa belle poitrine nue !
Pauvre et chère enfant ! Que de fois je fis monter à son front la rougeur de l'étonnement et de la honte ! Tandis que sa main écartait la mienne, son œil clair et limpide s'attachait sur moi comme pour pénétrer la cause d'une conduite qui lui paraissait le comble de l'égarement, et cela devait être. Par moments, elle restait frappée de stupeur. Il était difficile, en effet, qu'il en fût autrement.
[…]
J'étais violemment émue ! Sara s'en aperçut. "De grâce, Camille, me dit-elle, qu'avez-vous ? N'avez-vous donc plus confiance en votre amie ? N'êtes-vous pas ce que j'aime le plus au monde ?" - "Sara, lui criai-je, du fond de l'âme je t'aime comme je n'ai jamais aimé. Mais je ne sais pas ce qui se passe en moi. Je sens que cette affection ne peut pas me suffire désormais ! Il me faudrait toute ta vie ! J'envie parfois le sort de celui qui sera ton époux." » (pp. 46-47)
5. « Heureuse de ce prétexte, qui n'était que trop vrai, je priai un soir mon amie de partager mon lit. Elle accepta avec plaisir. Dire le bonheur que je ressentis de sa présence à mes côtés serait chose impossible ! J'étais folle de joie ! Nous causâmes longuement avant de nous endormir, moi, les deux bras passés autour de sa taille, elle, reposant, le visage près du mien ! Mon Dieu ! Ai-je été coupable ? Et dois-je donc ici m'accuser d'un crime ? Non, non ! Cette faute ne fut pas la mienne, mais celle d'une fatalité sans exemple, à laquelle je ne pouvais résister ! Sara m'appartenait désormais ! Elle était à moi ! Ce qui, dans l'ordre naturel des choses, devait nous séparer dans le monde, nous avait unis ! Qu'on se fasse, s'il est possible, une idée de notre situation à tous deux ! Destinés à vivre dans la perpétuelle intimité de deux sœurs, il nous fallait maintenant dérober à tous le secret foudroyant qui nous liait l'un à l'autre ! C'est là une existence qui ne saurait être comprise ! Le bonheur que nous allions goûter ne pouvait-il pas, par quelque circonstance imprévue, éclater au grand jour, et nous marquer au front de la réprobation publique ! Pauvre Sara ! Quelles terribles angoisses je lui ai causées !
Le lendemain de cette nuit la trouva anéantie ! […] Assurément, j'étais moins troublé, mais je n'avais pas la force de lever les yeux sur madame P., pauvre femme qui ne voyait en moi que l'amie de sa fille, tandis que j'étais son amant ! » (p. 48)
6. « C'en était donc fait. L'état civil m'appelait à faire partie désormais de cette moitié du genre humain appelé le sexe fort. Moi, élevée jusqu'à l'âge de vingt et un ans dans les maisons religieuses, au milieu de compagnes timides, j'allais comme Achille laisser loin derrière moi tout un passé délicieux et entrer dans la lice, armé de ma seule faiblesse et de ma profonde inexpérience des hommes et des choses !
Il ne fallait plus songer à dissimuler. Déjà on en parlait tout bas. La petite ville de S. retentissait de ce singulier événement, bien fait d'ailleurs pour exciter la critique et la calomnie. Comme toujours, on ajoutait considérablement à la chose. Les uns allaient jusqu'à accuser ma mère d'avoir caché mon véritable sexe pour me sauver de la conscription. D'autres me posaient en vrai Don Juan, ayant porté partout la honte et le déshonneur, et profité effrontément de ma situation pour entretenir secrètement des intrigues amoureuses avec des femmes consacrées au Seigneur. » (p. 81)
7. « Par une exception dont je ne me glorifie pas, il m'a été donné, avec le titre d'homme, la connaissance intime, profonde de toutes les aptitudes, de tous les secrets du caractère de la femme. Je lis dans ce cœur à livre ouvert. Je pourrais en compter toutes les pulsations. J'ai, en un mot, le secret de sa force et la mesure de sa faiblesse ; aussi est-ce pour cela que je ferais un détestable mari ; aussi je le sens, toutes mes joies seraient empoisonnées dans le mariage, et j'abuserais cruellement, peut-être, de l'immense avantage qui serait le mien, avantage qui tournerait contre moi. » (p. 95)
8. Extrait du Rapport du docteur Chesnet suite à l'examen médical d'Herculine Barbin, 1860. « Des faits ci-dessus que concluons-nous ? Alexina est-elle une femme ? Elle a une vulve, des grandes lèvres, un urètre féminin indépendant d'une sorte de pénis imperforé ; ne serait-ce pas un clitoris monstrueusement développé ? Il existe un vagin bien court, à la vérité, bien étroit, mais enfin qu'est-ce, si ce n'est un vagin ? Ce sont là des attributs tout féminins. Oui, mais Alexina n'a pas de mamelles, elle n'a jamais été réglée, tout l'extérieur de son corps est celui d'un homme, mes explorations n'ont pu me faire trouver la matrice. Ses goûts, ses penchants l'attirent vers les femmes. La nuit, des sensations voluptueuses sont suivies d'un écoulement spermatique, son linge en est taché et empesé. Pour tout dire enfin, des corps ovoïdes, un cordon des vaisseaux spermatiques se trouvent, au toucher, dans un scrotum divisé. […] Nous pouvons à présent conclure et dire : Alexina est un homme, hermaphrodite sans doute, mais avec prédominance évidente du sexe masculin. » (p. 127)
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