On s'attend naïvement des études ethnographiques qu'elles nous plongent dans le passé immémorial de sociétés immuables, surtout s'il s'agit des peuples nomades et chamaniques du Grand Nord. Ici, c'est le contraire. Deux terrains sont explorés comparativement : les Gwich'in d'Alaska et surtout les Even du Kamtchatka. Victimes de manières différentes de la colonisation, de la sédentarisation, de la folklorisation de leur culture, spoliées et ghettoïsées, les deux communautés autochtones ont subi de plein fouet l'assaut de la grande Histoire, surtout les Orientaux. Après que l'Union soviétique a collectivisé leurs élevages de rennes, les a sédentarisés dans les kolkhozes, sa chute a nouvellement privés les Even de leurs troupeaux passés aux mains d'entreprises privées, et la disparition de l’État social a considérablement aggravé leur quotidien. S'y ajoutent à présent les fléaux de l'extractivisme, du braconnage et surtout du réchauffement climatique avec dérèglements des écosystèmes conséquents. La modernité dans toute sa fureur. Comment réagissent ces peuplades qui se trouvent au seuil de l'extinction ? Eh bien, par un retour à la forêt et, dans la mesure du possible, à leur mode de vie ancestral fondé sur la chasse, la pêche et la cueillette. Pour s'orienter dans leur milieu aux conditions extrêmes, ils ont tenté de renouer les fils de leur savoir atavique, fait d'un dialogue esquissé avec les êtres, les animaux et les éléments ; mais les chamanes ont disparu, leurs gestes ont été oubliés, leurs rites ont été vidés de toute substance, et le besoin est là de biens qui ne sont accessibles que par l'économie monétisée : l'essence et les pièces de rechange pour les moteurs, le sucre, la farine, le tabac, l'alcool... De ce fait, en pleine contradiction avec leurs croyances et leurs valeurs, la mort dans l'âme et la culpabilité aux aguets, les jeunes eux-mêmes se livrent au braconnage, à la surexploitation des ressources halieutiques et de la faune sauvage, sans être à l'abri de la fraude des anciens colons, concitoyens plus rusés qu'eux, « businessmen » sans états d'âme. Avec la disparition de la dernière génération des anciens, s'estompent la mémoire collective ainsi que l'abondance des moyens de subsistance dans un milieu de plus en plus dégradés : restent cependant les mythes – qui sont savamment étudiés par l'autrice – l'élan vers l'autonomie et peut-être quelques instruments cognitifs de résistance « pas seulement cosmologiques mais politiques », « par-delà les formes » désormais perdues (p. 275). De plus, ces collectivités en sursis sont peut-être là pour témoigner à l'anthropologue et à nous tous un système sémantique des rapports au cosmos, fondé sur les rêves performatifs, sur une « pragmatique animiste » très peu dogmatique, et sur un mode d'interactions avec les écosystèmes qui sont assurément plus durables et moins délirants que les nôtres (qui mêlent de façon variable la collapsologie à l'entêtement techno-positiviste)...
Cit. :
1. « Les danses, les chants, les performances masquées, c'est-à-dire tous les éléments composant les pratiques rituelles destinées aux autres qu'humains, avec lesquels on se mettait en devoir d'ouvrir la possibilité d'un dialogue, doivent être vidés de leurs relations – qui leur conféraient une raison d'être – pour se convertir en formes pures, dès lors assignables au domaine de la représentation "artistique" desdits rituels. En somme, le fond des pratiques (les relations interspécifiques nouées dans et par les rituels) doit être hypothéqué au profit de la forme (donner à voir un rituel dissocié des effets qu'il devait produire sur le monde). » (p. 57)
2. « Ces exemples montrent qu'en situation de crise, telle que celle impliquée par le réchauffement climatique et par l'exploitation à outrance des ressources naturelles dans le cas de l'Alaska, les modalités d'être dans lesquelles on a tenté d'ordonner les habitants d'un territoire particulier implosent. Ce que j'appelle provisoirement, sur les traces de Philippe Descola, une pragmatique animiste, resurgit au moment où l'on s'y attendait le moins, parce qu'elle se trouve plus à même de répondre à la destruction des formes stabilisées par et dans le processus colonial. Le renouveau des pratiques de chasse et pêche, doublé des histoires mythiques qui refont surface, s'avérant plus pertinent pour comprendre l'hybridation des êtres et leur fuite hors des cadres d'espèces les confinant dans certaines habitudes et dispositions, en sont les signes majeurs. » (pp. 73-74)
3. « En Alaska, les Gwich'in éclataient de rire lorsque je leur demandais si le corbeau, dont ils narraient régulièrement les histoires, était un animal sacré : "Pourquoi est-ce qu'on l'adorerait ou le prierait ? C'est un bougre sournois et rusé, un vrai tricheur ! Il est impossible de lui faire confiance."
Au Kamtchatka, lorsque je posais le même type de question aux Even, on me répondait laconiquement : "Le corbeau n'a rien d'un dieu, mais il est aussi intelligent que toi ou moi, il faut donc faire attention à lui !" » (p. 114)
4. « Il n'est pas nouveau ni exotique qu'une société souhaitant violer ses propres lois ne puisse le faire qu'à travers l'action d'un grand magicien, d'un être liminaire, ou bien qu'elle s'autorise à déléguer ça aux animaux, l'important étant que les violateurs de la loi soient séparés du collectif. […] Que fait-on d'autre aujourd'hui en Occident, peut-on se demander face à notre actualité écologique et sanitaire, que de déléguer aux autres qu'humains la cause du renversement de notre monde ? » (p. 131)
5. « Mon père était inquiet et très fatigué ? C'est pour ça qu'ils ont décidé de faire quelque chose. […] Je me souviens de l'année d'avant, du drame que la pluie puis le regel avait représenté pour tous les animaux qui nous entouraient. Pourquoi n'as-tu pas fait la même chose que tes parents, l'hiver dernier ? Daria se renfrogne. Parce que je ne sais plus ce qu'il faut faire. J'ai oublié les gestes appropriés. Tu vois, je ne sais même plus pourquoi, les aiguilles. Et personne ici ne le sait. Notre mémoire s'est perdue avec toute cette histoire, les hommes baptisés, le kolkhoze et le reste. Je n'ai plus que les mots. Allez, reviens beau temps, calme-toi ! Je lui parle encore, au ciel, quand il faut, mais je n'ai plus les gestes, et je n'ai plus de rennes non plus, alors... » (p. 243)
6. « Qu'est-ce que tu fais ici à la fin ? Pourquoi tu ne vis pas à Manach', à Drakoon ou à Tvaïan avec les autres, plutôt que de rester tout seul ici ? Appa a détourné le regard de la rivière, ce beau regard enfoui derrière des rides millénaires, et l'a posé sur moi. J'attends, a-t-il dit. Tu attends quoi ? J'attends la fin. La tienne ? La nôtre, à tous. Tu sais ce qu'ils font à la mine ? a-t-il encore dit. Oui, je sais. Eh bien alors tu as déjà compris. J'attends la catastrophe, parce que quand elle viendra, je veux pouvoir la regarder bien en face, droit dans les yeux. Je serai là où tout commencera, et où tout finira. En attendant, je rêve. » (p. 269)
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