La référence à Axel Honneth et à ce livre en particulier m'est parvenue de différentes lectures récentes ; l'attrait pour le titre a achevé de me convaincre de m'y approcher d'abord : et ç'a été une erreur. En effet, au lieu d'être une synthèse ou une introduction à la pensée certes très riche, inspirante et articulée de ce philosophe, cet essai se compose d'une série d'articles ponctuels destinés à un lectorat déjà accoutumé à cette pensée (il eût fallu lire : La Lutte pour la reconnaissance en premier !), et en particulièrement à la filiation de sa « théorie de la reconnaissance » par rapport à la Théorie critique (de l'École de Francfort), notamment par rapport à Jürgen Habermas, qui ne m'est que très peu connu. La longue, nécessaire et complète Préface par Olivier Voirol n'est hélas pas suffisante à introduire cette théorie aux profanes. De plus, le chap. Ier situe la critique sociale et la discipline sociologique tout entière dans la tradition que l'auteur appelle la « philosophie sociale » et qu'il fait remonter à Rousseau, ce qui confère à sa conception de la sociologie un aspect très théorique et conceptuel au détriment de l'empirisme, sous lequel (aspect) je ne la reconnais guère – sauf peut-être ses pères fondateurs... Les trois chap. suivants (2 à 4), par cercles concentriques, situent sa théorie de la reconnaissance par rapport à la Théorie critique, mais ne l'introduisent toujours pas. Ensuite (chap. 5-8) certains aspects ponctuels en sont traités, toujours en utilisant une argumentation exclusivement conceptuelle-abstraite qui se rattache volontiers à des philosophes singuliers et non à une démonstration empirique (que je m'obstine néanmoins à rechercher dans mes cit. ! Elles font donc figure d'exception par rapport au style global de l'essai.). Les chap. 9 et 10 explorent deux points spécifiques relatifs au capitalisme actuel (néo-libéral succédant aux décennies « de la social-démocratie » selon la perspective allemande) : le remplacement de ses contradictions par des paradoxes (9) et en particulier « les paradoxes de l'individuation ». Enfin le chap. 11 change encore de perspective, puisqu'il s'attelle, en défense de la psychanalyse, à une lecture politique de Winnicott actualisé par tel Loewald.
La lecture a été ardue, ponctuée par des moments de fulguration, et je ne saurais en vouloir uniquement à mon emploi du temps très chargé des deux dernières semaines...
Table [avec réf. aux cit.]
Préface [par Olivier Voirol]
1. Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale. [cit. n° 1 et 2]
2. Une pathologie sociale de la raison. Sur l'héritage intellectuel de la Théorie critique. [cit. 3]
3. La critique comme « mise à jour ». La Dialectique de la raison et les controverses actuelles sur la critique sociale.
4. La Théorie critique de l'École de Francfort et la théorie de la reconnaissance.
5. La dynamique du mépris. D'où parle une théorie critique de la société ? [cit. 4]
6. Conscience morale et domination de classe. De quelques difficultés dans l'analyse des potentiels normatifs d'action. [cit. 5]
7. Invisibilité : sur l'épistémologie de la « reconnaissance ».
8. La reconnaissance comme idéologie. [cit. 6, 7a et 7b]
9. Les paradoxes du capitalisme : un programme de recherche. [cit. 8a et 8b]
10. Capitalisme et réalisation de soi : les paradoxes d'individuation. [cit. 9]
11. Théorie de la relation d'objet [Winnicott] et identité post-moderne. À propos d'un prétendu vieillissement de la psychanalyse.
Cit. :
1. « Alors que la philosophie sociale du XIXe siècle devait beaucoup à la critique de la civilisation entreprise par Rousseau, elle est, au tournant du XXe siècle, entièrement sous l'influence de la constellation intellectuelle définie par Nietzsche et Marx. Il n'est guère de problèmes, de thèmes dont elle traite, qui ne soient la réélaboration d'une tension entre les deux penseurs. Certes, le centre de gravité de cette confrontation intellectuelle a entre-temps délaissé son lieu de naissance et s'est déplacé sur un autre terrain : ce n'est plus au sein de la philosophie ou de l'un de ses domaines extra-universitaires que sont traitées les pathologies du monde moderne, mais au sein d'une nouvelle discipline : la sociologie. Comme cela est fréquent au cours de son développement, la philosophie sociale donne une nouvelle fois, ponctuellement, l'impulsion décisive à l'émergence d'une science empirique. » (p. 62)
2. « Là où, chez Rousseau, on trouvait au terme du processus de décadence une lutte sans frein de tous contre tous pour acquérir des positions de prestige, ce même processus débouche finalement, chez Horkheimer et Adorno sur une domination totalitaire du présent ; la spirale historique de la réification atteint ici son paroxysme parce qu'elle crée au sein de la société une nouvelle forme de relation avec la nature dans laquelle les individus entièrement vidés psychiquement sont livrés sans défense à des grandes organisations qui opèrent selon une rationalité par rapport à une fin, comme ils étaient livrés dans la préhistoire à des forces naturelles irrésistibles. » (p. 80)
3. « La Théorie critique, dont l'horizon théorique s'est largement construit en s'appropriant l'histoire intellectuelle européenne de Hegel à Freud, compte encore sur la possibilité d'une conception de l'Histoire gouvernée par la raison. Mais, pour la génération actuelle qui a grandi en ayant à l'esprit la pluralité des cultures et la fin des "grands récits", la fondation de sa critique de la société dans une philosophie de l'histoire a sans doute pour elle un aspect des plus étranges. L'idée d'une raison historiquement effective, à laquelle tous les représentants de l'École de Francfort sont restés attachés, de Horkheimer jusqu'à Habermas, doit susciter une incompréhension là où l'unité d'une seule rationalité n'est plus guère reconnaissable parmi la diversité des convictions légitimes. Et l'idée selon laquelle le progrès de cette raison est entravé ou interrompu par l'organisation capitaliste de la société ne suscitera guère plus qu'un simple étonnement, car le capitalisme ne peut désormais plus être vu comme un système unifié de rationalité sociale. Alors qu'il y a seulement trente-cinq ans Habermas fondait l'idée d'une émancipation de la domination et de l'oppression dans l'histoire de l'espèce en partant de l'idée d'un "intérêt émancipatoire", il admet lui-même aujourd'hui qu'"une telle forme d'argumentation appartient incontestablement au passé". » (p. 102)
4. « M'inspirant du jeune Hegel, j'ai distingué […] trois formes de reconnaissance sociale que l'on peut considérer comme des présuppositions communicationnelles d'une formation réussie d'identité, à savoir l'affection manifestée dans les relations intimes du type de l'amour ou de l'amitié, la reconnaissance morale de l'individu en tant que membre responsable d'une société, et enfin l'appréciation sociale des prestations et capacités sociales de l'individu. […] Or, […] on peut non seulement supposer, mais encore affirmer sans risque de se tromper que l'estime sociale d'une personne se mesure très largement à la contribution qu'elle apporte à la société en tant que travail fortement organisé. Concernant l'estime sociale, les rapports de reconnaissance sont très étroitement liés à la répartition et à l'organisation du travail [par la société]. » (p. 197)
5. « Je voudrais maintenant me limiter […] au contrôle social du sentiment d'injustice ; il s'agit de montrer que les modes de représentation des sentiments d'injustice sociale ne sont pas, comme on le suppose trop souvent, à la libre disposition des sujets concernés, mais qu'ils sont influencés et déterminés par de multiples mécanismes de domination de classe. Ces processus de contrôle de la conscience morale ont pour tâche de réprimer assez tôt l'expression des sentiments d'injustice, pour que le consensus de la domination ne se trouve pas remis en cause. Aussi faut-il voir dans ces techniques de contrôle des stratégies qui assurent l'hégémonie culturelle de la classe dominante en limitant implicitement les possibilités de formuler l'expérience d'injustice.
Je voudrais tenter de décrire le mécanisme de la domination normative de classe en essayant de distinguer entre les processus d'exclusion culturelle et les processus d'individualisation institutionnelle. Les mécanismes de contrôle social, en effet, remplissent leur fonction en limitant soit les possibilités d'expression symboliques et sémantiques, soit les conditions spatiales et socioculturelles de la communication permettant de donner voix aux expériences de privation et d'injustice des classes défavorisées. Le premier type de processus vise à priver de langage les dominés ; le second vise à individualiser le sentiment d'injustice qu'ils partagent en tant que classe. » (p. 213)
6. « […] Nous vivons dans une culture affirmative dans laquelle la reconnaissance manifestée publiquement présente bien souvent des traits purement rhétoriques et ne possède qu'un caractère succédané. Le fait d'être officiellement couvert d'éloges pour certaines qualités ou certaines compétences semble être devenu un instrument de politique symbolique, dont la fonction sous-jacente est d'intégrer des individus ou des groupes sociaux dans l'ordre social dominant en leur offrant une image positive d'eux-mêmes. Bien loin de contribuer à l'amélioration durable de l'autonomie des membres de notre société, la reconnaissance sociale semble apparemment servir à la production de représentations conformes au système. Par conséquent, les doutes que se sont entre-temps manifestés quant à cette nouvelle approche débouchent sur l'idée selon laquelle les pratiques de la reconnaissance n'entraînent pas un accroissement du pouvoir des sujets sociaux mais au contraire leur assujettissement. […] Les individus sont poussés à adopter, au travers de processus de reconnaissance mutuelle, un rapport à soi spécifique qui les incite à assumer de leur plein gré des tâches et des devoirs servant la société. » (pp. 245-246)
7a. « Aujourd'hui, les contenus publicitaires semblent être les premiers exemples de telles idéologies, car leur schéma de la reconnaissance est conçu iconographiquement en vue d'inciter positivement un groupe précis de personnes à conformer ses modes de comportement aux normes représentées. L'objectif visé est atteint lorsque les pratiques relatives à ces comportements sont devenues impossibles sans consommer le produit pour lequel le spot publicitaire a enrôlé le sujet de manière plus ou moins cachée. […] Mais lorsque certaines publicités […] agissent effectivement en modelant notre comportement, elles exercent bel et bien ce pouvoir qui incombe aux idéologies de la reconnaissance […]. Le pouvoir qu'exercent les idéologies de la reconnaissance est à la fois producteur et exempt de tout caractère répressif, exactement au sens où Foucault l'entendait. » (pp. 267-268)
7b. « L'idée de requalifier les salariés comme entrepreneurs d'eux-mêmes nous incite à voir tout changement d'emploi ou tout nouveau contrat de travail comme le produit d'une décision propre orientée par la seule valeur intrinsèque des travaux respectifs. Sur ce point, la transformation des manières de s'adresser aux salariés semble également imposer une nouvelle accentuation de l'ancien principe de la performance ("Leistung") [je me demande s'il ne serait pas plus opportun de traduire le mot par : "le mérite"], puisqu'on présuppose dès à présent chez les salariés des capacités d'être autonomes, créatifs et flexibles qui étaient jusqu'ici réservées à l'entrepreneur classique. Cette nouvelle forme de reconnaissance entend signifier que toute main-d’œuvre qualifiée est en mesure de planifier son propre parcours professionnel comme une entreprise risquée de mobilisation autonome de ses compétences.
Il est évidemment facile de retrouver dans cette nouvelle manière de s'adresser aux employés les contours des formes de reconnaissance décrites auparavant comme "idéologiques" et dotées d'un pouvoir régulateur. » (pp. 269-270)
8a. « […] Le capitalisme contemporain est parvenu à mobiliser de nouvelles ressources motivationnelles, et ce tant sur la base de critiques formulées envers les instances de l'État-social lui-même qu'en réponse à des critiques formulées à l'encontre des structures de travail tayloriennes et fordistes. […]
Un des paradoxes centraux de l'époque présente tient sans doute au fait que ces contradictions ne sont plus perçues comme étant liées au capitalisme, puisque les sujets ont "appris", en tant qu'entrepreneurs d'eux-mêmes, à assumer la responsabilité de leur destin. » (pp. 285-286)
8b. « Avec la transformation des services de l'État-social, les droits sociaux sont, dans certains cas, massivement supprimés et, dans d'autres, détournés au profit de services sociaux organisés sur une base économique et dont l'existence dépend à nouveau des ressources matérielles d'une clientèle nécessiteuse. Cette transformation voit également apparaître des phénomènes de re-moralisation des exigences pour accéder aux prestations et de montée d'un paternalisme d'assistance guidé par l'État-social. Quiconque entend bénéficier des prestations sociales doit fournir en retour des contre-prestations, en étant par exemple disposé à accepter n'importe quelle offre de travail, sans lesquelles un droit n'est plus même considéré comme légitime. Le paternalisme menace partout où la justification de principe quant à l'exigence de services sociaux, et donc le caractère exigible de prestations assistancielles, est systématiquement noyée dans un discours de la responsabilité individuelle. Plus se réduit la possibilité d'appréhender les prestations de l'État-social comme des droits et plus grand est le danger de voir ces prestations abandonnées à l'arbitraire d'une bureaucratie délestée d'une partie de ses tâches, ou de les voir confiées à des associations de la société civile dont la capacité à obtenir suffisamment d'attention publique et de donations reste imprévisible.
Le discours sur la responsabilité personnelle tend en tout cas à détourner complètement le regard des instances de l'État-social. » (pp. 294-295)
9. « Il se peut qu'un tel renversement, transformant l'idéal de la réalisation de soi en une pure contrainte, signale le seuil historique où l'expérience de cette vacuité est désormais partagée par une partie croissante de la population : sommés de toutes parts de s'ouvrir aux impulsions psychiques d'une authentique découverte de soi, les sujets doivent choisir entre une authenticité feinte et la fuite dans la maladie, entre une originalité mise en scène pour des raisons stratégiques et un mutisme pathologique. Compte tenu de la clairvoyance avec laquelle Georg Simmel a observé les changements socioculturels de son temps, on ne s'étonne pas de trouver dans la Philosophie de l'argent le pressentiment de cette évolution […]. » (p. 323)
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