Notre société est caractérisée par un « zèle compatissant », qui constitue un emblème de la place des sentiments en politique. La thèse de cet essai est que ce déferlement de la dimension des affects, succédant au paradigme marxien du conflit, provoque une réduction correspondante de l'action politique. La démonstration comporte une interrogation sur trois volets : 1. comment le sentiment (et d'abord celui d'humanité) s'articule-t-il avec la reconnaissance d'autrui ; 2. comment, en démocratie, la condition d'objet de compassion réduit-elle la capacité d'agir de ces personnes ; 3. comment la représentation de l'affect, en particulier de la souffrance influence-t-elle la rationalité et la temporalité de l'action politique. Corrélativement, le livre se répartit en trois chapitres : 1. « La compassion démocratique » où le lien est établi entre démocratie et compassion ; 2. « La politique de la pitié » qui est centré sur la problématique de la reconnaissance ; 3. « Le théâtre de la compassion » comparant le théâtre grec antique et la société du spectacle contemporaine. Rousseau est l'auteur le plus convoqué au fil des pages ; mais logiquement on trouve Tocqueville abondamment cité dans le 1er chap., Hannah Arendt qui répond à Rousseau a la part belle dans le chap. 2, ainsi qu'Axel Honneth sur la question de la reconnaissance vs. du « mépris » ; dans le chap. 3, Rousseau a de nouveau la vedette avec sa Lettre à d'Alembert sur les spectacles.
Cit. :
1. « Ne concevant pas que les "misérables" punis avec tant de dureté participent de la même humanité, elle [Mme de Sévigné] ne pouvait s'identifier à leurs souffrances ni éprouver pour eux de la compassion.
Il en va tout autrement avec le nouvel âge des siècles démocratiques. Car l'imagination démocratique implique la reconnaissance d'un semblable qui n'est pas seulement le membre du groupe ou de la caste, mais le membre de l'espèce humaine. […] Cette sensibilité généralisée, Tocqueville la qualifie d' "instinct" pour bien marquer qu'elle n'est pas un sentiment électif, qu'elle ne relève pas d'un choix. La compassion ne procède ni du raisonnement ni de l'incitation au devoir : elle est issue d'un mécanisme quasi spontané d'identification au semblable comme tel. […]
Mais le regard éloigné a son revers : il perd en intensité ce qu'il gagne en extension. Le lien des affections humaines s'étend et se desserre à la fois. En se diluant, il ne porte pas à agir. » (pp. 20-21)
2. « Or ce constat [de « l'inutilité sociale qui disqualifie sur le plan civique et politique » (Robert Castel)] fait directement écho à la double indignité qui, comme l'a souligné Arendt, frappe la pauvreté : l'absence de reconnaissance publique du fait de l'invisibilité – issue des processus de désappartenance, de déliaison, de désaffiliation – et l'insupportable pression de la nécessité vitale. La pitié se nourrit du malheur, et l'attrait pour les "faibles", ajoute-t-elle, a partie liée avec la soif de pouvoir. À considérer les mutations de la question sociale, cette remarque garde aujourd'hui toute sa pertinence. Car les nouvelles vulnérabilités de masse sont précisément la cible de l'actuel discours compassionnel. » (p. 59)
3. « On voit bien la difficulté : parler de souffrance, de misère, de malheur et non plus d'injustice ou d'inégalités, c'est ouvrir la voie à un traitement compassionnel qui n'instruit pas politiquement la détresse individuelle ou collective. Ceux qui souffrent et éprouvent la "misère de position" [Bourdieu] peuvent ainsi – sous l'emprise des mécanismes de culpabilisation – s'en imputer la responsabilité sans parvenir à se représenter leur situation comme injuste. Ou à l'inverse, lorsqu'ils sont pris pour cible d'une certaine rhétorique politique, rejeter sur d'autres catégories le poids de leurs difficultés propres : les étrangers, les immigrés, les "assistés". Souvent repliés sur eux-mêmes, engagés dans une perception atomisée du monde social, ils voient leur capacité d'intervention et de participation à l'espace démocratique très largement entravée. » (p. 64)
4. « Le traitement cathartique des affects par la tragédie grecque avait pour objet – et pour effet – de faire accéder les citoyens à une prise de conscience de soi politique. L'élaboration des sentiments collectifs – par le prisme de la terreur et de la pitié – tendait à opérer un certain "réglage" du logos et des affects.
L'exposition médiatique procède à l'inverse. Elle donne lieu à une autre forme de décharge : soit qu'elle libère les peurs et les fantasmes des individus soit qu'elle les affranchisse momentanément de leur culpabilité en leur donnant bonne conscience. […]
Mécanisme inverse, donc, de celui qui régissait la catharsis tragique : non plus mise à distance des affects afin que puisse s'y opérer le travail du rationnel, mais hypertrophie de l'émotion saisie uniquement dans l'instantané de l'image. » (pp. 95-96)
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